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Ce que le coup d’État fait à la démocratie – à propos du Chili

Philosophe

Le coup d’État de 1973 qui plaça le général Pinochet à la tête d’une dictature militaire jusqu’en 1990 a laissé de grosses cicatrices plus ou moins visibles dans le paysage politique chilien. La révolution pacifique et démocratique du président socialiste élu Salvador Allende est très vite empêchée par la force. Depuis, la démocratie chilienne vit dans la peur de ses fantômes, et, se refusant à toutes formes de polarisation, la réduit à une opération d’accords techniques qui la vide de tout contenu politique.

Un coup d’État est une rupture de l’ordre constitutionnel et juridique. On peut ajouter qu’il est une action perpétrée de l’intérieur de l’appareil d’État, alors qu’une révolution est une action qui émane de l’extérieur et d’en bas, du peuple ou des masses.

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De plus, alors qu’un coup d’État ne va généralement pas au-delà d’un changement de gouvernement, une révolution produit des effets de longue durée qui affectent la structure sociale[1]. Mais cette double distinction est-elle si aisée à mettre en œuvre ? À titre d’exemple, le juriste Miguel Reale a considéré le coup d’État du 31 mars 1964 au Brésil comme une révolution et non un simple coup d’État « latino-américain »[2]. Mais, à l’examen, ce discours relève d’un mythe des origines, celui d’une « révolution démocratique et rédemptrice », qui n’est que l’un des « imaginaires » militaires parmi d’autres[3]. En règle générale, les auteurs d’un coup d’État se défendent de faire un coup d’État. Pour en juger, il faut certes prendre en compte la stratégie et l’idéologie de ses auteurs, à l’encontre de l’idée défendue par Malaparte dans Technique du coup d’État (1931)[4], mais à condition de faire subir à cette idéologie l’épreuve de l’histoire.

De 1964 à 1976, les coups d’État du Cône sud se font au nom de la doctrine de la « sécurité nationale ». Mais derrière cette « idéologie » commune, il y a des situations singulières qui ne peuvent être amalgamées. Ainsi du coup d’État du 11 septembre 1973 : ses auteurs affirment lutter pour la « restauration de l’ordre et de l’institutionnalité », rejetant ainsi la responsabilité de la rupture sur l’Unidad Popular (Arrêté N°1)[5]. Au sens strict, il est une contre-révolution qui entend liquider la révolution sociale en cours depuis 1970. Pour décider de sa portée effective, on doit s’interroger sur sa relation au passé national et sur ses objectifs de transformation de la société.

Une rupture avec près d’un demi-siècle d’histoire nationale

Le coup d’État, minutieusement


[1] Cette double différence entre coup d’État et révolution est soulignée par Roberto Nigro, « Quelques considérations sur la fonction et la théorie du coup d’État », Cairn 2013/1 (N° 77), p. 73.

[2] Diogo Cunha et Antonio Gasparetto, « Circulation et appropriation d’idées : l’utilisation de Carl Schmitt par Miguel Reale dans la légitimation du coup d’État civil-militaire de 1964 », OpenEdition Journals Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Questions du temps présent.

[3] Ibid., p. 78.

[4] Curzio Malaparte, Technique du coup d’État, Grasset, 2022, p. 36 : « Ce qui compte, c’est la tactique insurrectionnelle, c’est la technique du coup d’État », et non l’idéologie ou la stratégie.

[5] Bando N°1, 2°, Golpe 1973-2013, p. 14.

[6] Ricardo Parvex, « Chili, les objectifs du putsch de 1973 pleinement atteints aujourd’hui ? », Recherches internationales, n° 112, janvier-mars 2018, p. 44.

[7] Ibid., p. 51.

[8] Ibid., p. 47.

[9] Christian A. Zamorano-Guzman, « Centralisme portalien, concepts schmittiens et carences de légitimité de la Constitution chilienne de 1980 », 16 I 2008 État et Nation II (20e siècle), p. 9-10.

[10] Marcus Taylor, From Pinochet to the « Third Way » : Neoliberalism and Social Transformation in Chile, Pluto, 2006, p. 31.

[11] Stéphane Boisard et Mariana Heredia, « Laboratoires de la mondialisation économique : regards croisés sur les dictatures argentine et chilienne des années 1970 », Vingtième siècle, n°105, 2010, p. 114-118.

[12] Christian A. Zamorano-Guzman, op. cit., p. 5-6.

[13] Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili de la conquête à nos jours, L’Harmattan, 2020, p.289.

[14] Stéphane Boisard et Mariana Heredia, op. cit., p. 120.

[15] J. Guzman, « El camino politico », Realidad I, num. 7, 1979, cité in Carlos Ruiz Schneider, « La democracia en la transicion chilena y los limites de las politicas de derechos humanos », in Roberto Aceituno et al., Golpe 1973-2013, t. 1, Santiago, El Buen Aire, 2013, p. 104.

[16] Marie-Noëlle Sarget, op. cit., p. 291.

[17] Carlos

Pierre Dardot

Philosophe, Chercheur au Sophiapol, Université Paris Nanterre, Co-animateur du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)

Notes

[1] Cette double différence entre coup d’État et révolution est soulignée par Roberto Nigro, « Quelques considérations sur la fonction et la théorie du coup d’État », Cairn 2013/1 (N° 77), p. 73.

[2] Diogo Cunha et Antonio Gasparetto, « Circulation et appropriation d’idées : l’utilisation de Carl Schmitt par Miguel Reale dans la légitimation du coup d’État civil-militaire de 1964 », OpenEdition Journals Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Questions du temps présent.

[3] Ibid., p. 78.

[4] Curzio Malaparte, Technique du coup d’État, Grasset, 2022, p. 36 : « Ce qui compte, c’est la tactique insurrectionnelle, c’est la technique du coup d’État », et non l’idéologie ou la stratégie.

[5] Bando N°1, 2°, Golpe 1973-2013, p. 14.

[6] Ricardo Parvex, « Chili, les objectifs du putsch de 1973 pleinement atteints aujourd’hui ? », Recherches internationales, n° 112, janvier-mars 2018, p. 44.

[7] Ibid., p. 51.

[8] Ibid., p. 47.

[9] Christian A. Zamorano-Guzman, « Centralisme portalien, concepts schmittiens et carences de légitimité de la Constitution chilienne de 1980 », 16 I 2008 État et Nation II (20e siècle), p. 9-10.

[10] Marcus Taylor, From Pinochet to the « Third Way » : Neoliberalism and Social Transformation in Chile, Pluto, 2006, p. 31.

[11] Stéphane Boisard et Mariana Heredia, « Laboratoires de la mondialisation économique : regards croisés sur les dictatures argentine et chilienne des années 1970 », Vingtième siècle, n°105, 2010, p. 114-118.

[12] Christian A. Zamorano-Guzman, op. cit., p. 5-6.

[13] Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili de la conquête à nos jours, L’Harmattan, 2020, p.289.

[14] Stéphane Boisard et Mariana Heredia, op. cit., p. 120.

[15] J. Guzman, « El camino politico », Realidad I, num. 7, 1979, cité in Carlos Ruiz Schneider, « La democracia en la transicion chilena y los limites de las politicas de derechos humanos », in Roberto Aceituno et al., Golpe 1973-2013, t. 1, Santiago, El Buen Aire, 2013, p. 104.

[16] Marie-Noëlle Sarget, op. cit., p. 291.

[17] Carlos