Les low-tech reconsidérées ou comment sortir du small is beautiful
Dans l’anthologie des low-tech qu’il propose[1], postfacée par l’ingénieur Philippe Bihouix[2], le designer et géographe Clément Gaillard nous prend par la main pour reconnecter la notion de low-tech avec un vocabulaire riche, qui marque les étapes historiques des techniques de basse intensité.
Il rappelle très justement l’importance de les inscrire à chaque fois dans leur contexte précis. Appropriées, intermédiaires, libres, alternatives ou DIY etc., tous ces mots accolés au terme « techniques » forment le socle de ce qui s’intitule aujourd’hui low-tech et correspondent, en fait, à des moments précis marquant l’émergence, le déclin et la réémergence des mouvements qui les accompagnent.
Pour leur part, le designer et ingénieur Quentin Mateus et le designer et chercheur Gautier Roussilhe ont, un peu plus tôt cette année, dressé, dans un autre ouvrage, un état des lieux intéressant de la notion et ses pratiques circonscrit à la France contemporaine[3].
Le choix qui a été fait dans l’anthologie d’insister sur la notion d’approprié, explorée à plusieurs titres dans l’introduction, et évoquée dans le second opus, permet justement de dépasser des pratiques aujourd’hui essentiellement domestiques ou paysannes et inscrit ces techniques dans une histoire importante, de demi-succès ou d’échecs. L’extension des usages low-tech semble avoir toujours été problématique et être, finalement, un petit domaine. Y trouver une ampleur qui pourrait être renouvelée, voire systémique redevient possible à la lumière des deux ouvrages.
Car au-delà de nous reconnecter avec une histoire passionnante, celle d’un décolonialisme historique ou d’un post-colonialisme récent, on peut faire plusieurs remarques à partir de l’expression approprié.
Tout d’abord, les « techniques appropriées » remises dans leurs contextes historiques considèrent la basse intensité comme alternative à l’industrie à haut rendement, elles n’effacent donc pas la question proprement industrielle à un certain niveau de productivité. Il s’agit alors de techniques appropriées à des milieux, des développements historiques. Elles concernent autant le sens d’une attention à « son » environnement, qu’un soin à l’échelle des États-nations en train de se libérer, qu’à l’échelle des peuples premiers, des luttes, voire des guérillas[4].
Les ateliers de « techniques appropriées » dans les années 1960 et 1970, ont, à l’époque des décolonisations, fait l’objet de recherches et de financements institutionnels de laboratoires – en particulier américains – pour tenter d’installer des solutions industrielles respectueuses et appropriées en Amérique du Sud[5] par exemple. Elles ont été des moyens de réappropriation par des groupes, pour la gestion de communs – et de captations révolutionnaires aussi. L’objectif est alors de se dégager d’un modèle occidental prédateur de richesses.
Ensuite, les « techniques appropriées » et l’ensemble d’observations qui en sont issues semblent destinées à des individus décidés à reprendre en main la maîtrise de certains phénomènes (principalement énergétiques ou liés à l’eau) par certains types de production et ont donné lieu historiquement à un ensemble de « recettes » dont l’anthologie rend parfaitement compte. L’objectif est alors le même : se dégager d’un modèle occidental, économique et administratif, devant lequel la confiance vacille.
Ces éléments ont pour conséquence quelques ambiguïtés. Les observations qui nourrissent ces techniques sont souvent liées à des phénomènes décrits par des scientifiques pointus et de haut niveau (physiciens, naturalistes, biologistes etc.) ou des hommes de l’art (les architectes qui se lancent dans les conceptions bioclimatiques autour des mêmes années 1960[6]). Ce sont eux qui pour plus de facilités proposent, à partir de leurs expérimentations et de leurs expériences, des méthodes à appliquer et les conceptions qui les accompagnent (types de fours solaires ou de récupérateurs d’eau par exemple) que je nomme ici recettes. Elles sont facilement réalisables par tout un chacun, et l’objectif est un objectif politique de démocratie technique via la diffusion ouverte des modèles et des données qui les accompagnent.
L’attrait des low-tech contribue à faire des organismes publics des agents gouvernementaux reportant vers le public, les individus, les approches respectueuses.
Les low-tech telles qu’elles sont présentées aujourd’hui en France en subissent les conséquences et un genre de tutorial turn : elles proposent le plus souvent des solutions individuelles qui semblent donc ressortir de la seule initiative – ou conviction – des individus, du ménage ou du foyer. Elles semblent s’inscrire dans une démarche personnelle que l’on peut – ou pas – connecter à un réseau d’individus, ou pour le dire autrement, à des petites communautés d’intérêt.
Aujourd’hui ces démarches tutorielles, festivalières ou associatives[7] permettent un certain nombre de choses dont le partage des recettes à un plus grand nombre de convaincus. Mais cette conception des low-tech réduit aussi parfois leur possibilité à rejoindre un rapport au process à une plus vaste échelle, c’est-à-dire à réellement faire levier sur les politiques publiques et l’impératif pressant de transition écologique. Ce dernier nécessite d’observer d’une façon systémique un problème pour tenter de le guérir sans verser dans le solutionnisme facile des technologies qui renforcent toujours la captation.
En forçant le trait, l’attrait des low-tech contribue à faire des organismes publics s’intéressant à ces questions, comme l’Ademe – l’Agence de la transition écologique – des agents gouvernementaux reportant vers le public, les individus, les approches respectueuses. C’est une démarche trop simple qui permet aux membres des gouvernements et aux administrations du service public de ne pas supporter la responsabilité juridique, politique (et personnelle) d’inaction devant les désastres et les effondrements.
En deux mots, la puissance publique transfère sans cesse les responsabilités que nous avons pourtant déléguées démocratiquement pour avoir la puissance d’agir ensemble, à un certain nombre d’entre nous – ces derniers choisissent librement cette carrière ou cet « investissement » politique : ils ont depuis toujours la mission de veiller à l’habitabilité de la terre par tous, et légitimement nous la considérons comme primordiale par les temps qui courent.
La promotion de « solutions fondées sur la nature », proposée par une agence comme l’Ademe, constitue l’horizon même de ces tâtonnements dont les low-tech ne sont qu’un jalon. La gestion intégrée des eaux pluviales ou la renaturation des cours d’eau par exemple, sur la base de ces solutions qui mobilisent le vivant, sont aujourd’hui largement encouragées afin de concevoir des villes plus résilientes. Après de nombreux détours, on redécouvre que les techniques ne sont que des moyens d’orienter les processus naturels vers des fins qui nous arrangent.
C’est pourquoi le retour sur le mot approprié, dans un autre sens que celui de « respectueusement adapté », nous incite à reconsidérer le pouvoir des low-tech, en dépassant les recettes domestiques. Il serait de l’ordre de l’appropriation de méthodes mises au point par d’autres, c’est-à-dire dans le cadre que je vais rapidement évoquer, par les non-humains. L’appropriation a ses dimensions, elles aussi ambigües, mais, en s’inscrivant dans l’échange entre espèces pour le bien commun, elle peut être une aide puissante au démarrage de la réflexion ou à l’observation que raconte et porte le philosophe Baptiste Morizot.
Elle réouvre instantanément le mot très beau d’approprié que les conditions énoncées au début amoindrissent et permet de renégocier ou de repenser le pouvoir ou la potentielle puissance des low-tech en les sortant de l’ornière des recettes. Morizot en donne un exemple frappant dans les travaux qu’il observe autour des rivières et dont il est allé suivre les développements aux États-Unis où les hydrologues apprennent des castors pour des travaux d’utilité publique afin de « restaurer » les rivières et de sauvegarder l’habitabilité de la terre par un principe que ces scientifiques nomment eux-mêmes Low-Tech Process-Based Restoration[8].
Sans s’étendre dans l’explication de la chose que le philosophe relate dans son dernier ouvrage[9], ce dont il témoigne[10] donne des idées pour le sujet des low-tech.
Je me permets d’en tirer les conclusions personnelles suivantes : il convient de considérer, dans le cadre des low-tech, que l’adresse à des individus doit être dépassée pour en déduire, alors que le discours et la méthode scientifiques ont à voir avec les low-tech – comme ce fut le cas pour les « techniques appropriées », que les hyperspécialisations des sciences peuvent avoir dans cette optique un intérêt. Mais aussi que les disciplines doivent se mêler – et pas seulement s’inter-, se trans-, se multi- ou se pluri-disciplinariser.
Les hommes et femmes de l’art et les hommes et femmes de sciences doivent être les auteurs d’un discours sur les low-tech sans réduire leur collaboration à la recette mais en l’élaborant en gestes d’observations, s’appuyant, entre eux et avec d’Autres, sans doute sur des calculs, l’utilisation des outils perfectionnés de la science pour relever, comparer, etc., mais générant aussi des réactions et des conduites sensibles.
Alors, comme pour cette alliance avec le peuple des castors[11] qu’évoque Morizot, nous pouvons penser des façons de faire qui renouvèlent et élargissent de façon appropriée à la situation le rapport aux low-tech et en fasse autre chose qu’un des symptômes – aussi important soit-il – du tutorial turn ou du small is beautiful… Ces aspects aideront à reconquérir une compréhension des phénomènes, des techniques et des Autres qui habitent autant que nous la Terre. À ce titre, l’anthologie et les textes qui la composent forment, en sus de repères importants, un petit vade-mecum bien utile.
Pour le design, la discipline qui traite originellement des fonctions collectives des sociétés, que j’étudie ou que je regarde, la possibilité au sein des milieux de se frayer un nouveau chemin méthodologique en connexion avec les scientifiques, les ingénieurs et les animaux surgit soudainement et semble passionnante[12]. Cette discipline de la conception – le plus souvent au service de l’idéologie dominante quoiqu’elle en dise – trouvera, dans la quête qui est la sienne, de s’ouvrir aux politiques publiques, à élargir ses terrains d’action pour le bien commun, à s’employer plus utilement encore qu’en proposant des « belles » marmites norvégiennes que nous pouvons réaliser un peu moins belles grâce aux tutoriaux en ligne…
Il se pourrait que nous ayons mal compris – ou pas bien lu l’ouvrage – le slogan Small is Beautiful attaché aux low-tech, par celui qui en a été le chantre et le défenseur[13] : small peut ne pas seulement vouloir dire petit mais aussi modeste. La situation ne nous demande pas de faire petit et beau dans nos maisons – ou pas seulement – mais de voir modestement en grand la beauté de nos actions avec nos cohabitants et d’y trouver les arguments scientifiques et les façons de faire qui « obligent » le politique et guérissent un peu ce que nous avons sans souci et avec méthode si bien détruit… Low tech could be larger than expected ![14]