Vos bébés vous feront aimer l’État
La France connaît une légère panique morale, s’agissant du sort fait aux plus jeunes de ses enfants. Deux enquêtes journalistiques parues à l’automne 2023, très médiatisées et très lues, l’ont suscitée.
Elles éclairent et dénoncent certaines pratiques des « entreprises de crèche », c’est-à-dire de ce secteur marchand, en plein essor, qui entend désormais prendre en charge des enfants âgés de moins de trois ans, en lieu et place des crèches publiques et associatives traditionnelles, ou des autres modes de garde (par les parents eux-mêmes, par une assistante maternelle, etc.)[1]. Ces livres à la tonalité critique ont été écrits sur le modèle d’une autre enquête retentissante, datée de l’année précédente, portant quant à elle sur la prise en charge des personnes âgées dans les établissements privés marchands[2].
Les journalistes à l’origine des deux ouvrages qui nourrissent le scandale ont mené, chacun à leur manière, un travail remarquable, associant mise en perspective historique et juridique, études de cas localisées, attention aux variations entre entreprises et entre contextes d’implantation, prise en compte du point de vue des employeurs, des salariés et des parents – tout cela combiné à un effort constant pour relier les informations et les témoignages recueillis à leur traduction concrète dans la vie des bébés. Si les deux livres prennent soin d’éviter la dénonciation à l’emporte-pièce d’une maltraitance systématique des enfants, le tableau qu’ils dressent est bien sombre.
L’affirmation, politiquement organisée (depuis les années 2000), de logiques de rentabilité financière dans le secteur de la petite enfance a durci (encore plus) les conditions de travail des diverses professionnelles (ce sont presqu’exclusivement des femmes), a diminué la régulation et désarmé les dispositifs de contrôle qui permettent d’assurer la sécurité des enfants, et plus généralement, a fait disparaître les personnes derrière les chiffres. Et tout cela a signifié une dégradation tendancielle des conditions de vie enfantines dans les lieux d’accueil collectif. Quand ils deviennent la cible de profits, quand ils font l’objet d’économies inédites et à tous les étages, ce n’est globalement pas une bonne nouvelle pour les bébés.
La limitation dangereuse des coûts
Mais pourquoi cette panique particulière prend-elle de l’ampleur, socialement ? Il faut dire que plusieurs faits rapportés sont édifiants. Ainsi, lorsqu’on apprend que, pour limiter les coûts comme le veut la direction, des responsables de crèches privées en viennent à acheter moins de repas qu’il n’en faut, ou moins de couches que nécessaire, laissant les enfants accueillis affamés, souillés, ou les deux. Ainsi, lorsqu’on découvre que, faute de personnel suffisant et donc de surveillance (ça coûte cher), des enfants sont retrouvés par leurs parents le visage tuméfié : bien au-delà des « petits bobos » habituels, ils ont été battus ou mordus, à plusieurs reprises, par d’autres enfants, dans l’indifférence des adultes. Ainsi, encore, lorsque sont évoquées par des parents telles situations où des enfants sont retrouvés en dehors de la crèche, sans surveillance adulte – oubliés dans un espace extérieur, ou carrément dans la rue.
Néanmoins, la violence intrinsèque des situations ne fait jamais scandale à elle seule. Importe l’identité des victimes de ces violences. Qu’il s’agisse de jeunes enfants, d’abord. C’est le sort injuste de ces tout-petits qui fait légitimement frémir les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs ou les internautes, découvrant les détails scabreux mis au jour par les deux livres. Les jeunes enfants sont, dans ce cas comme dans d’autres (songeons aux victimes de conflits armés), des « victimes innocentes » pures, en ce qu’elles combinent : 1) une valeur sociale on ne peut plus élevée, « inappréciable» (priceless) comme le dit la sociologue Viviana Zelizer, du fait de tout ce que l’on investit en eux (l’avenir)[3] ; et 2) une impuissance à peu près complète – qui empêche que la violence subie soit, comme dans tant d’autres cas, relativisée, au nom d’une quelconque responsabilité personnelle.
Mais l’identité des parents importe également – et c’est un point sur lequel n’insistent pas assez les enquêtes des journalistes, alors qu’il les éclaire sous un jour intéressant. Le problème des entreprises de crèche ne touche pas tout le monde. En premier lieu, l’accueil collectif en général (public ou privé), bien qu’il constitue d’après les chiffres disponibles le mode de garde nettement préféré de tous les parents de jeunes enfants (y compris lorsqu’ils n’ont pas pu y accéder), ne concerne effectivement que certains d’entre eux[4]. À titre d’illustration, si 35% des enfants âgés de moins de 3 ans dont la mère est cadre fréquentent une crèche (quelle qu’elle soit), c’est seulement le cas de 8% des enfants d’ouvrières du même âge – ces derniers enfants étant quant à eux majoritairement gardés par leurs parents (64% des cas), en général la mère (sachant qu’elle gagne de toute façon peu sur le marché du travail professionnel, passer à un travail domestique exclusif peut être la moins pire des solutions pour elle). La crèche, toujours en général, c’est aussi l’affaire de familles urbaines (20% des enfants des unités urbaines sont en accueil collectif, 26% dans l’agglomération parisienne) plutôt que rurales (9% seulement dans les communes rurales).
L’ancrage social des parents
Lorsqu’on parle plus précisément des seules crèches du privé marchand, il est évident que la sélectivité sociale est encore plus forte.
Les enquêtes journalistiques l’attestent à leur manière. D’abord, lorsque ces enquêtes relèvent un coût plus élevé pour les usagers (en dépit de très fortes subventions publiques), dans le meilleur des cas entre 500 et 1000 euros par mois (en reste à charge), elles dessinent les contours d’une population de parents qui ont forcément de bons, voire de très bons revenus. Et les cas où l’employeur prend en charge ces coûts concernent surtout des cadres employés dans de grosses entreprises.
L’ancrage social des crèches privées marchandes se voit aussi dans les lieux d’implantations que ces dernières privilégient : des quartiers d’affaires, ou des quartiers urbains plutôt bourgeois, situés dans des communes à hauts revenus. Lorsque, par exception, une entreprise de crèche tente de se développer dans une zone plus populaire, ou plus rurale (comme cette commune minière de l’Est de la France évoquée dans un des deux livres[5]), l’exception confirme la règle : ça ne marche pas, personne ou presque ne peut payer les tarifs qui permettent la rentabilité – ni les particuliers, ni les entreprises locales, ni les communes.
Enfin, lorsqu’on met en série la plupart des témoignages sur lesquels sont fondés les deux livres, et qu’on s’intéresse à la position sociale de celles et ceux qui témoignent (lorsqu’elle est disponible, ce qui n’est pas toujours les cas), semble se dessiner un monde social relativement spécifique : celui des cadres d’entreprises, des professions libérales (avocat, médecin, orthophoniste), à la rigueur des petits indépendants (serrurier) – bref, plutôt celui du pôle privé, économique, des classes supérieures ou moyennes, qui sont également les plus utilisatrices de l’école privée.
Cet ancrage social des parents qui subissent les pratiques des entreprises de crèche importe, en aucun cas pour nuancer la gravité du constat d’ensemble, mais pour comprendre la nature exacte des expériences malheureuses, et parfois du désarroi auxquels il correspond.
Il est question de mères et de pères qui, tendanciellement, ont construit leur position sociale relativement favorable à distance de l’État. Ils travaillent rarement pour l’État, et à l’inverse plusieurs d’entre eux sont des indépendants, des libéraux. Ils ont des chances d’avoir connu eux-mêmes une partie de leur scolarité dans le privé, que ce soit dans l’élémentaire, le secondaire et le supérieur. Ils n’ont pas peur du monde de l’entreprise (ses codes, ses Powerpoint, etc.), du langage de l’entreprise (ses anglicismes constants), de l’esprit de l’entreprise (celui du marché, de la concurrence, de la valorisation par les prix), qu’ils retrouvent dans ces crèches singulières, mais qu’ils connaissent et ont appris à apprécier dans leur formation, dans leur métier, dans leur famille parfois.
À l’inverse, ils sont volontiers critiques des « lourdeurs » des administrations et des services publics, de leur manque de « souplesse » et de créativité, voire de leur paresse institutionnalisée. Ces parents, avant d’avoir des enfants, ont rarement eu affaire aux guichets de l’État social. Tout les dispose, finalement, à le penser dispensable, inutile – ou peut-être, uniquement utile aux autres, aux plus pauvres, aux plus faibles, mais pas à toutes celles et ceux qui n’auraient en somme pas besoin de la société, du collectif et des institutions (d’État), pour construire leur vie.
L’État, instrument de la sécurité
Sur ce fond, les manquements soudain évidents des crèches privées constituent un véritable choc. Ils viennent douloureusement démentir une expérience, une croyance socialement ancrée ; ils viennent peut-être aussi souligner une inconsciente incohérence. Il fallait faire garder les petits, et l’on a jugé une fois n’est pas coutume que ce serait préférable sous une forme collective – car toute de même, l’individu isolé (la nounou, l’assistante maternelle), ce n’est pas très sain, ce n’est pas très sécure, et il est bon que les enfants « se socialisent ». On aurait voulu, et cela est bien naturel, avoir affaire à un groupe de professionnelles bien formées et payées, investies dans leur métier, stables sur leur poste, correctement encadrées, pour tout ce que cela permet : chaque matin, laisser son enfant en confiance, à quelqu’un qu’on connaît, qui a peu de chances de faire de grosses erreurs, qui va rester, qui est en mesure d’établir un lien un peu durable avec l’enfant, bon pour la continuité du développement, bon pour l’épanouissement.
Mais tout cela, c’est précisément ce que la marchandisation tend à empêcher – en particulier dans les entreprises de crèche, mais en réalité dans l’ensemble des services publics, dès l’instant où ils connaissent des formes (diverses) de privatisation. Car la marchandisation signifie : moins-disant sur les diplômes et les salaires, respect des normes a minima (sinon on perd de l’argent), turn-over incessant, relations aux clients qui peuvent constamment régresser vers « ce qui est écrit dans le contrat » – où rien n’est dit sur la confiance, sur l’épanouissement, sur la continuité.
Ces parents en viennent donc à désirer, parfois explicitement, parfois confusément, le maintien, ou la construction d’un service orienté vers les besoins, les intérêts, du public dont, en définitive, ils font partie – bref, un service public. Ils imaginent désormais que l’accueil collectif, pour fonctionner comme il faut et non comme il peut, pour ne pas subir les secousses de la profitabilité, mérite d’être financé sérieusement par l’État, plutôt que par des fonds d’investissements (comme c’est le cas pour plusieurs des grosses entreprises de crèches françaises). Ils sentent, devant les déconvenues, les frayeurs, et parfois les drames, que la société doit s’organiser autrement. Service public, État, société : s’agit-il de réalités sociales, et politiques, qu’ils garderont désormais à l’esprit ? Qu’ils tiendront à valoriser, à défendre ? Alors il faudra donner de la valeur à un certain nombre de choses qui n’ont pas de prix, mais qui ont un coût. Alors il faudra consentir à payer davantage d’impôts, pour ces choses qui ne s’achètent pas. Alors il faudra cesser de voter pour les programmes néolibéraux qui les déconstruisent toujours plus au fil du temps.
Peut-être que les bébés feront aimer l’État social aux milieux sociaux qui sont disposés à, et en position de s’en défier, de le mépriser, de l’annuler – en pratiques, en idées, en vote aussi. C’est que l’État, ce qu’il permet d’organiser et de garantir socialement, n’est pas qu’une affaire idéologique, abstraite[6]. Il est l’instrument d’une sécurité matérielle et symbolique minimale, et pas seulement pour les plus démunis. C’est cette vérité que vient aussi rappeler la panique morale autour des crèches privées marchandes. Qu’on ne saurait vouloir complètement vivre sans État, surtout quand il est question de générer massivement (pour une population importante) des relations humaines plus subtiles, et plus grosses d’enjeu aussi, que la relation commerciale, contractuelle.
Au moment où les deux livres ont été publiés, la droite tranquillement capitaliste au pouvoir s’engageait de façon surprenante dans la promotion d’un « service public de la petite enfance ». Les premiers éléments de ce projet suggéraient, certes, qu’il s’agissait seulement d’envisager une réforme de « gouvernance » comme les aime la pensée néolibérale (en l’occurrence, donner un rôle plus fort aux collectivités locales), et non une refondation réelle, structurelle, avec des fonds dédiés, une réglementation rendue plus stricte, etc. Néanmoins, tout se passe comme si, à l’échelle du champ politique, se déroulait un phénomène analogue à celui qui caractérise l’expérience des parents qui ont recours aux crèches privées marchandes. Tout se passe comme si, par-delà les dénégations et les incohérences, les bébés faisaient resurgir l’utilité de l’État, la nécessité des services publics, la réalité indépassable de la société.