La « Constitution de Pinochet » ne meurt jamais ?
Elle semble indéboulonnable. Rien n’y fait. Même au bout de quatre ans de processus constituant, la Constitution née sous la dictature d’Augusto Pinochet est toujours là, au sommet de l’ordre juridique chilien.
Le pire est qu’elle risque d’y être encore au moins pour quelques années, puisque le président de la République, Gabriel Boric, a clairement indiqué qu’il n’y aurait plus de rédaction d’un nouveau projet de Constitution, tout du moins jusqu’à la fin de son mandat (en mars 2026).
Pourtant, tous les éléments pour son remplacement semblaient réunis. En octobre 2019, le Chili fut secoué par un « estallido social » (une explosion sociale), qui a conduit plus d’un million de Chiliennes et de Chiliens à manifester en faveur d’une plus grande protection de leurs droits sociaux. Lors de ces manifestations, des pancartes en faveur d’un changement de Constitution ont commencé à fleurir. Du fait de sa philosophie néolibérale, la « Constitution de Pinochet » se dressait comme un obstacle quasiment insurmontable face à toute réforme sociale d’ampleur en matière éducative, de santé ou de retraites. Il fallait donc en changer. Alors que les partis politiques de droite s’étaient toujours agrippés à ce texte, ils plient face à la volonté de la rue et signent, le 15 novembre 2019, un pacte avec les principaux partis de gauche pour lancer un processus de changement de Constitution. Un référendum, organisé le 25 octobre 2020, confirme cet élan. 78% des électeurs votent en faveur du changement.
Les jours de la « Constitution de Pinochet » semblaient donc comptés, d’autant que le processus constituant mis en place s’est distingué par son originalité, aussi bien sur la forme (avec la première assemblée constituante au monde à être intégralement paritaire et comprenant 17 représentants des peuples autochtones) que sur le fond (le projet rédigé par cette assemblée est présenté comme très progressiste). Mais, le 4 septembre 2022, ce texte est rejeté par 62% des votants. S’ouvre alors un second processus très différent du premier, où les partis politiques reprennent la main. Ils désignent un groupe de 24 experts, chargés de rédiger un avant-projet de Constitution, qui doit ensuite être amendé par un nouvel organe, le Consejo constitucional[1], composé de 51 personnes élues au suffrage universel direct. Les élections, organisées le 7 mai 2023, donnent la victoire à la droite et à l’extrême-droite (34 sièges). Le Parti Républicain (un parti d’extrême-droite né en 2019) domine cette assemblée et lui imprime son tempo et ses thématiques. La copie, très sage et relativement consensuelle fournie par les experts, est complètement revue par ce Consejo constitucional. Comme un mouvement de pendule, le second projet de Constitution apparaît comme diamétralement opposé au premier. Alors que celui de 2022 était très marqué à gauche, aussi bien économiquement que socialement, celui de 2023 est profondément néolibéral du point de vue économique et intrinsèquement conservateur du point de vue social. Mais, lui aussi, est rejeté par les électeurs, le 17 décembre 2023, avec une majorité de 55,76% des voix.
Comment expliquer que le Chili ne soit pas parvenu à sortir de ce processus constituant avec une nouvelle Constitution ? Cette issue apparaît d’autant plus inexplicable lorsque l’on sait que les référendums constituants ont habituellement un taux de réussite particulièrement élevé[2]. Quelques semaines après le rejet du second référendum, est venu le temps des conclusions plus générales. Or, celles-ci restent toujours complexes à tirer. D’une part, il existe plusieurs éléments contextuels qui peuvent partiellement expliquer cet échec (notamment la pandémie de COVID-19 qui, avec son long confinement, a constitué une rupture temporelle dans le processus). D’autre part, chacun de ces référendums a ses propres ressorts et enjeux qu’il est difficile d’englober. Néanmoins, une première piste peut être formulée : celle du legs non digéré de la dictature civilo-militaire que le pays a connue entre 1973 et 1990. Le Chili reste toujours profondément marqué par cette dictature, et dans la mesure où il n’est pas encore parvenu à soigner véritablement les blessures qu’elle a pu laisser, le pays se trouve dans l’incapacité de tourner la page et garde encore et toujours la Constitution élaborée sous cette période. Si cette explication est séduisante, elle n’est qu’en partie convaincante. Oui, les stigmates laissés par la dictature constituent une cause de l’échec de ce processus constituant mais cela ne signifie pas pour autant que ces stigmates soient éternels.
L’impossible concorde nécessaire à l’adoption d’une Constitution par référendum
Comme l’a parfaitement expliqué Pierre Dardot[3], le coup d’État du 11 septembre 1973 a complètement transformé le pays, et ces transformations ont perduré même après le départ de la junte militaire au pouvoir. La politique de « concertation » mise en place après le retour de la démocratie s’est fondée sur le consensus et les accords entre partis. Toutefois, ce consensus demeurait largement artificiel dans la mesure où il était conditionné par des règles du jeu imposées par la Constitutiton héritée de Pinochet et non abrogée à son départ.
Cette conséquence de la dictature aurait potentiellement pu être évitée si le Chili avait fait le choix de regarder en face son histoire en jugeant ses tortionnaires. Or, le Chili a préféré une « transition en douceur », sans grand procès tonitruant. Seules quelques personnes ont été conduites devant la justice ; Augusto Pinochet, quant à lui, est mort à 91 ans entouré des siens et sans jamais avoir été jugé.
Du fait de ce déni (ou de ce besoin de ne pas remuer le passé), la classe politique chilienne reste profondément divisée. Certes, les partis politiques parviennent à former des coalitions gouvernementales, mais celles-ci reposent sur de nombreux non-dits ou de fausses promesses. Au moment de rédiger une nouvelle Constitution, cette incapacité à s’accorder sur des points cruciaux devient problématique. Les deux projets de Constitution, rédigés en l’espace de deux ans, en sont la parfaite illustration.
Dès que la gauche a pu disposer d’une majorité suffisante pour rédiger seule un texte constitutionnel, comme cela fut le cas entre 2021 et 2022, elle a proposé un texte cohérent et innovant, certes, mais qui ne s’adressait qu’à une partie de la population : celle qui a soutenu le mouvement social de 2019 et qui appelait à davantage de justice sociale. La population silencieuse ou celle qui est parvenue à tirer son épingle du jeu néolibéral ne s’est pas sentie représentée par ce texte et l’a massivement rejeté.
Puis, dès que la droite et l’extrême-droite ont pu avoir la main sur l’écriture du texte, comme durant l’année 2023, au sein du Consejo constitucional, ils ont cherché à imposer leur vision et ont proposé un texte durcissant le modèle économique néolibéral issu de la dictature. Alors que l’on faisait miroiter à la population une Constitution qui serait « la casa de todos » (la maison de tous), aucune des deux propositions n’y est parvenue.
Lors de ces deux phases de rédaction, les discussions au sein des assemblées élues chargées d’écrire le projet de Constitution étaient davantage des monologues ou des tirades que de véritables échanges. Chaque membre utilisait les mêmes termes ou les mêmes notions, mais chacun, selon son appartenance politique, lui donnait un sens différent. « État de droit social » ou « démocratie » étaient des termes constamment employés mais sur lesquels aucun accord transpartisan n’existait quant à leur contenu.
Pour ne donner qu’un exemple de cet écart : un des membres du Consejo constitucional a déclaré dans une de ses tirades, que l’un des épisodes les plus tristes de l’histoire de l’humanité avait été la Révolution française de 1789. Si ceux qui avaient la majorité au sein du Consejo constitucional contestent le principe même d’une Révolution ayant permis la reconnaissance de droits civils et politiques, difficile alors d’imaginer que la classe politique chilienne soit en mesure de produire un texte qui consacre une République démocratique comme « maison de tous ».
Pour passer d’accords techniques à des consensus sur la nature du régime mis en place, il est nécessaire qu’existe une concorde sur les éléments les plus cruciaux. En refusant de revenir sur son passé récent, le Chili semble condamné à l’échec de ces processus constituants, surtout si ces processus reposent sur une adoption par référendum. Il est important de souligner que la concorde n’est pas indispensable pour parvenir à la rédaction et à l’adoption d’une Constitution. Les Constitutions peuvent être très orientées politiquement. Le monde regorge de constitutions partisanes. Mais cette orientation politique devient un handicap au moment où le processus repose sur l’adoption du texte par le peuple, via un référendum. Dans un pays divisé et polarisé, cette majorité est difficile à construire, surtout lorsqu’il a été fait le choix, comme cela a été le cas au Chili, de mettre en place un vote obligatoire.
Faudrait-il alors en conclure que la dictature a placé ce pays dans une boucle sans fin et que le pays doit se résigner à garder la Constitution imposée sous la dictature ? Rien n’est moins sûr.
Le rejet d’une « Constitution de Pinochet 2.0 »
Il est indéniable que la dictature a laissé des stigmates qui constituent de véritables handicaps à la construction d’une démocratie solide et sincère au Chili. Les 50 ans de néolibéralisme ont endommagé non seulement les services publics chiliens mais aussi les mentalités des habitants de ce territoire. La surconsommation et l’individualisme sous-jacents à ce modèle économique rendent plus difficile le développement d’une citoyenneté, si par citoyenneté on entend la capacité des individus à se sentir membres d’un tout.
De même, chez une partie non négligeable de la population existe toujours la conviction que la dictature a été un mal nécessaire pour éviter que le pays ne sombre dans un supposé chaos. La crainte viscérale du communisme et la recherche de la sécurité sont aussi un legs important de la dictature. Le rejet massif du projet de Constitution de 2022 particulièrement marqué à gauche n’a fait que confirmer que cette vision est partagée par une majorité des électeurs.
Mais ces stigmates ne sont pas éternels : la société chilienne change et ce changement aide à panser les maux. L’existence même de l’important mouvement social d’octobre 2019, ce « réveil chilien », constitue une première preuve de ce changement. Le fait d’être parvenu à la rédaction d’un projet de Constitution cohérent et surtout innovant en 2022 en est une deuxième. Certes le texte a été rejeté, mais il a existé. Rares sont les pays dans le monde à être parvenus à développer une telle créativité constitutionnelle et à oser faire des propositions d’ensemble, qui resteront dans l’histoire constitutionnelle mondiale comme sources d’inspiration.
Enfin, s’il en fallait une autre, la troisième preuve de ce changement est le rejet du second projet de Constitution le 17 décembre dernier. Il est important de comprendre à quel point le texte qui était soumis au vote (obligatoire) des électeurs s’inspirait de l’actuelle Constitution pour mieux la renforcer. Les membres du Parti Républicain, majoritaires au sein du Consejo constitucional, avaient tous fait campagne en défendant la Constitution héritée de Pinochet et en s’opposant au principe même du processus constituant. Une fois élus, ils se sont trouvés dans la position paradoxale de devoir rédiger une Constitution qu’ils ne souhaitaient pas. Ils ont alors cherché à s’éloigner le moins possible de l’existant.
Le projet de Constitution de 2023 est donc à certains égards une « Constitution Pinochet 2.0 ». La protection accrue des droits individuels et économiques était maintenue, ainsi que la place plus que subsidiaire laissée à l’État pour intervenir dans l’économie. Certes, le catalogue des droits fondamentaux était modernisé sur certains aspects (notamment étaient enfin reconnus les peuples autochtones et le volet environnemental était un peu plus étoffé que ce que contient le texte constitutionnel actuel), mais il était aussi beaucoup plus conservateur sur d’autres volets, notamment en matière d’avortement. La manière dont le droit à la vie était formulé (l’article 16.1 indiquait que « La loi protège la vie de celui qui est à naître ») pouvait potentiellement remettre en cause la loi sur l’avortement adoptée seulement depuis 2017.
Pourtant, malgré sa filiation avec le texte actuel, le projet de 2023 a été rejeté. Les jeunes générations (les personnes âgées de moins de 34 ans) ont d’ailleurs été celles qui se sont révélées être les plus opposées au texte (70% de rejet parmi les femmes et 62,7% chez les hommes de cette tranche d’âge[4]). Les hommes âgés de 34 à 54 ans ont, quant à eux, été ceux qui ont le plus soutenu le projet de 2023 (59,2% de vote « pour » dans leur sexe et tranche d’âge). Les jeunes électeurs n’ont visiblement pas souhaité consolider le legs néolibéral de la dictature de Pinochet ou, à tout le moins, pas au prix d’une régression de certains de leurs droits.
Est-ce encore la « Constitution de Pinochet » ?
Si finalement le peuple chilien voulait garder la « Constitution de Pinochet » telle qu’elle est actuellement ? N’y aurait-il pas eu un énorme malentendu, fondé sur une surévaluation de la volonté de changement ? Il s’agit d’une piste déjà envisagée à l’issue du rejet du premier texte. Le premier référendum organisé le 25 octobre 2020 avait conduit 78% des votants à s’exprimer en faveur d’un changement de Constitution. Face à un tel pourcentage, tout le monde en avait conclu que l’abrogation de la Constitution héritée de Pinochet était inévitable. Or, à l’époque, ce vote était facultatif, et lors du vote le taux de participation s’était élevé uniquement à 50,9 %.
Une fois le processus lancé et le premier projet de Constitution rédigé, le vote est devenu obligatoire, conduisant des électeurs qui jusqu’alors ne s’étaient pas exprimés à devoir se prononcer sur un texte qu’ils n’avaient peut-être jamais désiré. Après s’être opposés au premier, ils se sont également opposés au second. Peut-être s’opposeraient-ils systématiquement à tout nouveau projet. Dans la mesure où, à l’exception du Parti communiste, aucun des partis politiques ne souhaite continuer le processus constituant, nous ne pouvons établir clairement leur position et déterminer si leur vote « contre » se fondait uniquement sur un désaccord à l’égard du contenu des projets de Constitution, sur un rejet des rédacteurs de ces textes ou sur une volonté de garder l’actuelle Constitution.
Mais prenons cette dernière hypothèse au sérieux. Si finalement, la majorité des Chiliennes et des Chiliens souhaitaient garder l’actuelle Constitution, est-ce à dire que le Chili est condamné à rester avec la « Constitution de Pinochet » ? Cette conclusion étant assez difficile à accepter, une partie de la gauche chilienne défend l’idée que l’actuelle Constitution est certes née sous la dictature mais qu’elle n’est plus exactement la même.
Depuis son adoption en 1980 (à travers un référendum frauduleux), le contenu de cette Constitution a énormément changé. D’importantes révisions ont été opérées au texte depuis 1989. La plus importante d’entre elles a eu lieu en 2005 sous la présidence de Ricardo Lagos. Elle a permis d’effacer les dernières enclaves autoritaires du texte et notamment de supprimer la catégorie des sénateurs à vie. La volonté d’effacer les origines dictatoriales du texte était telle que son court préambule a été modifié et dorénavant seul le décret de 2005 y est cité, faisant croire à une seconde naissance.
Ironie du sort, l’argument selon lequel l’actuelle Constitution chilienne n’est plus la « Constitution de Pinochet » a longtemps été un argument brandi par la droite chilienne, y compris durant le processus constituant. L’idée était de libérer les électeurs de leur volonté de changement. Depuis la seconde phase du processus constituant et pour faciliter la campagne contre le second projet de Constitution, une partie de la gauche a également fait sienne cette lecture. Elle est soutenue par certains constitutionnalistes chiliens. Sergio Verdugo, par exemple, a produit toute une étude sur cette question, présentant l’actuelle Constitution chilienne comme une « cible mouvante » dont le contenu ne cesse d’évoluer et de changer[5].
Cette Constitution serait-elle alors devenue le bateau de Thésée, qui, posé dans un port, a été rénové peu à peu, planche par planche, au point que plus aucune planche n’est d’origine et qu’il ne convient plus de l’appeler « bateau de Thésée » ? Il est indéniable que le texte a évolué et qu’il n’est plus le texte d’origine. Mais, c’est le cas de la grande majorité des textes constitutionnels qui prennent de l’âge. La Constitution française de 2024 n’est plus exactement la Constitution de 1958. Pour autant, ce qui donne à un texte constitutionnel son identité ce n’est pas l’ensemble de ses articles initiaux mais davantage sa structure d’ensemble et la philosophie qui l’innerve.
En dépit des nombreuses révisions, la Constitution chilienne garde encore une filiation avec son contexte de naissance. Ce texte, dans sa rédaction actuelle, permet de maintenir et de préserver le modèle économique néolibéral hérité de la dictature. Ses dispositions continuent à donner à l’armée un rôle important dans le cadre des régimes d’exception (qui sont souvent déclenchés au Chili, soit du fait de catastrophes naturelles, soit du fait de graves troubles à l’ordre public comme actuellement dans le sud du Chili). Le texte ne dit toujours pas un mot des peuples autochtones. Ainsi, bien que de nombreuses « planches du bateau » aient été changées, sa structure pinochetiste demeure.
Ces quatre ans de processus constituant n’auraient-ils alors servi à rien ? Au lendemain du référendum constituant, un collectif d’artistes[6] a placé temporairement une œuvre au centre de la capitale, sur la place Baquedano (cette même place où se réunissaient les manifestants en octobre 2019). Elle représentait un Ouroboros, c’est-à-dire un serpent – reprenant la forme des frontières du pays – qui se mord la queue. La métaphore est ici limpide : le Chili est un pays voué à commettre les mêmes erreurs et dans l’impossibilité de sortir de cette impasse.
Ce fatalisme est tentant mais il est excessif. Les quatre dernières années n’ont pas été vaines. Pour mener à bien le processus, de nombreuses autres modifications ont été faites à la Constitution en vigueur. Pour faciliter ces modifications, il a même été décidé de revoir les règles en matière de révision constitutionnelle. Alors qu’en octobre 2019, la procédure de révision de la Constitution était particulièrement complexe et difficile à mettre en œuvre, celle-ci est devenue nettement plus simple. Les majorités demandées pour adopter ces révisions ont été abaissées. En d’autres termes, la Constitution chilienne s’est « assouplie ». Certes, son contenu reste marqué par l’empreinte de la dictature, mais il peut plus facilement évoluer. C’est peut-être finalement par cette voie que la « Constitution de Pinochet » mourra. Une mort moins tonitruante et symbolique qu’espéré, mais qui reste inévitable.