International

Lénine, 100 ans après sa mort

Politiste

À l’occasion du centenaire de sa mort ce 21 janvier, retour sur la trajectoire de Vladimir Ilitch Oulianov. Parvenu au pouvoir avec le coup d’État du 25 octobre 1917, Lénine aura mis en place un système de la terreur où même la politique aura été pensée comme une continuation de la guerre.

Lénine est mort le 21 janvier 1924 à l’âge de 53 ans dans une petite localité de la banlieue de Moscou, Gorki, où sa santé se dégradait depuis au moins un an. Sa maladie qui se manifestait par des accidents vasculaires cérébraux et des paralysies accompagnés d’aphasies s’était aggravée, au point que les photos où il était grabataire n’ont été publiées que sous Gorbatchev.

Une heure après sa mort Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Staline, et quelques autres bolcheviks se rendent à Gorki. Trotski est dans le Caucase pour une cure de repos et ratera les obsèques. Bien sûr les funérailles de Lénine sont organisées par le Parti communiste. Son corps est transporté à la Maison des syndicats à Moscou où il repose dans un cercueil rouge. 700 000 personnes défilent devant son corps. La Marche funèbre de Chopin et l’Internationale sont jouées[1]. Sa dépouille est successivement placée dans deux cercueils en bois puis dans le mausolée qui trône sur la place Rouge. Il fut pendant un temps, de 1953 à 1961, rejoint dans ce monument funéraire par Staline.

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Après sa mort la direction du parti refuse la décomposition de son cadavre et il est embaumé comme les saints orthodoxes : une façon magique de propulser son corps dans l’éternité. Pour tous ceux qui veulent suivre son modèle, son patronage et ses enseignements, Lénine est toujours vivant en tant que fondateur du bolchévisme et de l’URSS, premier État socialiste. Les rues au nom de Lénine et ses images sont toujours présentes cent ans après sa mort et sont l’objet de rituels. Lénine avait lui-même accepté de son vivant d’être un modèle de bonne volonté pour des photographes, des cinéastes, des peintres et des sculpteurs afin que sa représentation soit diffusée largement[2].

Mais avec la fin de l’URSS en 1991, et les choix divers des États communistes, se produit une coupure majeure dans la mémoire patrimoniale et imaginaire de Lénine et les récits qui organisent officiellement son legs sont bouleversés.

Des pays mettent à bas dans un mouvement de revanche iconoclaste les statues de Lénine et certains retrouvent leur dynamique nationale identitaire quand d’autres s’apprêtent à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN. Cependant la Russie fait des souvenirs de Lénine un de ses passés pertinents ; non pas qu’elle progresse dans la critique historique mais en alimentant des commémorations hagiographiques de Lénine comme au temps de l’URSS. Ainsi le fondateur de l’URSS est célébré par le Parti communiste de Russie pour l’anniversaire de sa naissance devant ses statues à Moscou ou à Astrakhan[3].

En Ukraine, au contraire, la logique de la mise à bas des statues stéréotypées de Lénine s’impose. Elle est animée pas de militants nationalistes et des milliers de statues sont déboulonnées depuis l’indépendance en 1991. Ce mouvement s’est accéléré avec la révolution de Maïdan au début de 2014. Quatre lois de dé-communisation votées par le parlement, la Rada, en avril 2015 posent une équivalence entre les symboles du communisme et du nazisme, tous deux qualifiés de « totalitaires », au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a commencé l’année précédente.[4]

Depuis que les statues de Staline ont été mises à bas dans les années 1960, celles de Lénine et d’autres dirigeants bolcheviks sont devenues le symbole du communisme, de l’URSS, et de l’Holodomor de 1932-1933. Quelques groupes surtout communistes s’opposent à ce mouvement iconoclaste tandis qu’une partie des Ukrainiens est en pointe dans la dé-commémoration des milliers de statues de Lénine qui se termine en 2016 et qui est connue sous le nom de Leninopad, (« chute de Lénine » en ukrainien). Et dans la partie de l’Ukraine occupée par l’armée russe depuis 2014 on voit quelques nouvelles érections de statues de Lénine.

Or nous pouvons montrer que Lénine a délibérément fait de la République fédérée de l’Ukraine une colonie soumise à Moscou et à partir de cette dépendance de l’Ukraine retrouver certains principes du léninisme, notamment le lien entre la « force » et « l’épuration » et la valorisation de « la guerre civile » et de la « terreur ». Considérons la politique de Lénine à l’égard de l’Ukraine et nous en tirerons des remarques pour comprendre sa logique politique globale.

L’axe de la politique de Lénine à l’égard de l’Ukraine consiste à traiter cette ancienne région de l’empire tsariste comme un réservoir à blé et à charbon.

Après la révolution de février 1917 s’ouvre une période très tourmentée et dramatique de l’histoire de l’Ukraine où s’affrontent des autorités rivales dans des guerres. Dans ce contexte Lénine fait des déclarations tactiques favorables à l’autodétermination de l’Ukraine pour contrer le gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski. Mais avec la très grave famine qui commence en 1920 sa ligne coloniale quant à l’Ukraine s’affirme de plus en plus.

L’axe de la politique de Lénine à l’égard de l’Ukraine consiste à traiter cette ancienne région de l’empire tsariste comme un réservoir à blé et à charbon. Par une série d’ordres impérieux qui exigent l’intervention de l’Armée rouge et de la Tchéka il ordonne, grâce à une multitude de missives aux autorités, d’effectuer des transferts de blé vers les zones industrielles de la Russie (notamment Saint-Pétersbourg et Moscou). Bref, il faut alimenter les ouvriers russes – qui incluent les membres du Parti-État communiste – au détriment des paysans ukrainiens. Bien sûr il n’est pas question pour le leader des bolcheviks de favoriser une quelconque autonomie de l’Ukraine notamment dans le domaine de la langue.

Ce ne sont pas seulement les produits agricoles de l’Ukraine qui intéressent Lénine mais aussi les matières premières industrielles : le sel et surtout le charbon. Aussi lors des débats du XIe Congrès du Parti communiste russe en mars 1922 le dirigeant bolchevik admet au passage en deux mots que l’Ukraine est une « république indépendante » mais il prononce un discours devant les délégués où il se contredit délibérément lui-même. Car dans cette intervention il insiste sur l’exigence pour le développement du socialisme de la « grande industrie » si bien que le Donbass « est la vraie base de notre économie » (souligné par nous)[5].

Ainsi le Donbass, bien que région de l’Ukraine, est vital pour le développement des « forces productives » qui est une condition de l’accès au socialisme pour la Russie c’est-à-dire un fondement décisif pour l’avenir de la Russie soviétique. Entre l’autonomie de l’Ukraine déclarée de façon purement formelle et l’impératif de développer dans cette nation les secteurs industriels subordonnés à la Russie, le choix de Lénine est clair : il condamne l’Ukraine à la dépendance coloniale au sein de l’URSS.

Le socialisme russe exige une sujétion de l’Ukraine par rapport à la Russie : il faut accroître les « forces productives » et nier le droit des nationalités car Lénine considère que le développement de l’exploitation du charbon ukrainien est indispensable à l’édification de la société d’avenir. Et le leader bolchevik est, par principe, en faveur de l’essor des forces productives, même sous un règne capitaliste et a fortiori sous le socialisme : il se réjouit de l’essor marchand dans l’agriculture en Russie, déplore le renoncement au tunnel sous la Manche, valorise le système Taylor et prône l’appropriation du charbon du Donbass.

Aussi Lénine conçoit le parti comme une « force » du même type que les forces productives : l’organisation du parti en fait un levier dont l’effet est de multiplier la force des militants qui peuvent être peu nombreux, car la force de tous les militants est « décuplée » par le parti[6]. Selon le dirigeant bolchevik, les forces individuelles des militants, qui sont des « révolutionnaires professionnels » sont augmentées de dix fois par l’application au parti d’une « discipline de fer ». Aussi il faut que dans le parti bolchevik règne la division du travail ainsi qu’une stricte discipline sous une commande centrale. C’est pourquoi les paradigmes pertinents et valorisés du parti léniniste sont l’usine, l’armée, la machine, et secondairement, l’orchestre.[7]

En conséquence Lénine trouve une pertinence fonctionnelle à un énoncé de Ferdinand Lassalle qu’il a placé en épigraphe de Que Faire ? (1902) : « […] le parti se renforce en s’épurant ». Un parti de bavards qui se chamaillent à la façon de parlementaires bourgeois serait impotent et inapte à faire l’insurrection ou à l’emporter dans une guerre civile. La lutte de classes exige que le parti obéisse à une « volonté unique » : dix mille « hystériques » qui se disputent ont moins de force qu’une avant-garde unie de 1 000. Et pour cela il faut « épurer » du parti, notamment, ceux qui refusent la « discipline de fer ».

Cette dernière formule contient un des idéaux de Lénine qui est utilisé dans le modèle des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Un texte de mai 1915 montre une fascination du leader bolchevik pour les grands affrontements où des millions de soldats sont mobilisés simultanément.

Quand ils se battent, éventuellement dans des tranchées qui les protègent des balles et des shrapnels, ils suivent les indications des aviateurs pour mieux s’adapter au terrain. Vision idéale où Lénine emploie le paradigme de l’organisation qui produit la violence que ce soit dans l’affrontement militaire ou politique. L’économie politique de Lénine souhaite maximaliser la force et c’est pourquoi il n’admet jamais l’insubordination ou la désertion. Il veut que les membres du parti obéissent à son chef, car bien sûr la « volonté unique » est incarnée par un homme, qui joue le rôle de commandant suprême et, du reste, le surnom de Lénine était « chef ».

Aussi « l’épuration » (et ses synonymes comme « nettoyer », « balayer », « purifier ») est une exigence qui revient constamment chez Lénine car il veut se débarrasser des obstacles à une action efficace. Dirigeant suprême du gouvernement et du Parti communiste après octobre 1917 il applique le même principe que lorsqu’il était chef des bolcheviks : il appelle (souvent en vain) à la « discipline de fer » des membres du parti ou de l’appareil d’État qui doivent abdiquer leur « volonté » individuelle mais accepter que l’organisation obéisse à une « volonté unique ».

Peu après la prise du pouvoir par les bolcheviks, en fin 1917, un texte de leur leader, « Comment organiser l’émulation ? » établit un programme pour garantir l’élimination des « riches », des « filous » et autres « parasites » en fusillant les uns et en envoyant les autres nettoyer les latrines. « La variété est ici un gage de vitalité, une promesse de succès dans la poursuite d’un même but unique : épurer la terre russe de tous les insectes nuisibles, des puces (les filous), des punaises de lit (les riches) et ainsi de suite. »[8] Ainsi l’épuration léniniste zoomorphe ne vise pas simplement à chasser les « nuisibles » du parti : il vise des catégories sociales.

Le parti est au centre du bolchévisme car par sa propre force il peut changer le rapport de forces donné. Alors que la majorité des bolcheviks croyaient que la révolution devrait suivre deux étapes successives, une révolution démocratique puis une révolution socialiste, début avril 1917 Lénine avait affirmé que la révolution de Février pouvait déboucher sans attendre sur une révolution socialiste. Aussi le chef bolchevik se bat pour qu’on se lance délibérément dans la deuxième étape, socialiste. Et en cas de victoire il compte de façon décisive sur la force du Parti communiste. Tel est le contenu de la brochure, « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? » parue en octobre 1917.

Lénine veut lancer un nouvel assaut contre le gouvernement provisoire de Kerenski après les journées insurrectionnelles de juillet 17 où les bolcheviks avaient hésité et où ils étaient mêlés aux anarchistes. Contre ceux qui redoutent les « forces hostiles »[9] en contre-coup de la prise du pouvoir par les bolcheviks, Lénine s’indigne de la sous-estimation du poids d’un parti d’un quart de million de bolcheviks.

Fort de ses arguments, il fait voter par la direction du parti l’insurrection armée le 10 octobre 1917 : cette résolution est approuvée par dix voix contre deux ! En conséquence les soviets d’ouvriers et de soldats apparaissent comme des faux-semblants car la réalité du pouvoir est dans le Parti communiste qui va saisir le pouvoir par un coup d’État le 25 octobre 1917.

Mais le parti aux yeux de Lénine n’est jamais assez cohésif. Pendant la guerre civile, l’unité et la discipline étaient renforcées par les attaques des Blancs : les hostilités étant terminées, début 1920, des oppositions au sein du parti s’amplifient. Et donc, en mars 1921, au Xe Congrès du Parti communiste, le leader bolchevik accentue la « discipline » du parti.

Lénine pointe explicitement l’insurrection de Cronstadt qui se déroule au même moment que le Congrès et qui sera écrasée dans le sang car elle menace tout le régime. Pour le leader bolchevik elle relève d’une « contre-révolution petite-bourgeoise, d’un mouvement petit-bourgeois anarchiste »[10]. Face à ce danger il faut utiliser la violence armée, ce à quoi s’emploient Trotski et l’Armée rouge qui écrasent l’insurrection. Mais il faut aussi développer les forces productives qui permettent de saper la petite-bourgeoisie, par exemple en achetant des machines-outils à l’étranger.

Lénine fait état des « ouvriers affamés », et des paysans qui n’en peuvent plus. Il parle de la nécessité de bien mesurer les « rapports de force »[11] et veut augmenter la cohésion disciplinaire du parti. C’est pourquoi il fait voter une résolution au Xe Congrès selon laquelle « l’esprit fractionnel » au sein du parti est « nuisible » et dangereux pour « l’unité du parti et s’oppose à l’unité de la volonté de l’avant-garde prolétarienne » [12]. Lénine veut un parti sans tendances organisées, ainsi il s’agit de réduire au silence les communistes déviants sous prétexte qu’ils peuvent être des « gardes blancs » camouflés en communistes d’extrême gauche. Donc, un parti sans fractions et sans individus « nuisibles » serait la réalisation de « l’unité de la volonté ».

L’expression « terreur de masse » revient souvent chez Lénine : elle tend à faire de la politique une continuation de la guerre à des ennemis désarmés.

Ce parti contrôle les différentes instances sociales car rien ne peut se faire sans son accord. De plus, il organise l’épuration de la société entière. Au début des troubles qui vont aboutir à la guerre civile, Lénine ordonne, le 9 août 1918, à une militante responsable de la Tchéka l’ouverture d’un « camp de concentration »[13] dans la province de Penza, car il a été question d’un possible soulèvement de koulaks : « […] appliquer impitoyable terreur de masse contre koulaks, popes et garde-blancs : enfermer les suspects dans camp de concentration à l’extérieur de la ville. »[14] L’expression « terreur de masse » revient souvent chez Lénine : elle s’applique aux ennemis ou aux catégories sociales dangereuses. Mais elle tend à faire de la politique une continuation de la guerre à des ennemis désarmés.

Ainsi en avril 1921 il incite qu’on s’en prenne à la « bureaucratie » qui infiltre l’appareil étatique : « ce qu’il faut ici c’est l’épuration par la terreur : justice sommaire, exécutions sans phrase ». Et il élargit son propos en posant un choix : soit la « terreur blanche » (par exemple le fascisme italien) soit la « terreur rouge, prolétarienne » celle des bolcheviks russes[15]. Et cette alternative se trouve dans un texte qui introduit une mesure de la Nouvelle Politique Économique, la modification des « réquisitions » en « impôt en nature », preuve s’il en est que la NEP concerne l’économie (et très partiellement) et en aucune façon ne constitue un assouplissement de la dictature de parti unique.

Lénine insiste sur la valeur de la terreur rouge : par ses ordres il contribue à la politique de nettoyage de la terre russe. Deux exemples. Il préconise, dans une lettre destinée au Politburo le 19 mars 1922 et longuement argumentée, de s’en prendre aux prêtres orthodoxes en « écrasant l’ennemi ». Sa volonté d’épuration contient une forme délibérée de dissimulation : nous sommes en pleine famine dévastatrice qui touche mortellement la paysannerie dans le bassin de la Volga et en Ukraine où « des gens mangent de la chair humaine »[16] ainsi, pour Lénine, les paysans devenus cannibales n’auraient pas conscience de la guerre contre les prêtres. Second exemple où il demande à son camarade Staline[17], le 17 juillet 1922, d’expulser hors de la Russie des intellectuels, économistes, historiens qui sont mencheviks, cadets, socialistes-révolutionnaires. Dans cette missive il a une formule radicale : « nous devons épurer la Russie pour les temps à venir »[18].

Parfois on considère que la guerre civile à partir de l’été 1918 résulte d’un contre-coup face à l’entreprise des bolcheviks mais, selon Lénine, la guerre civile est un registre obligé des conflits aigus de classes : elle est la voie nécessaire d’accès au socialisme étant donné l’opposition farouche des classes possédantes. Ainsi, au lendemain de la révolution de 1905, Lénine avait incité à « des combats acharnés, à savoir des guerres civiles, qui seuls peuvent affranchir l’humanité du capitalisme »[19].

Avec beaucoup de détails il justifie, à la suite de grèves insurrectionnelles, la guerre de partisans et les combats de barricades à Moscou fin décembre 1905. Même détermination en avril 1917 pour s’engager dans la guerre civile. Lénine débarque d’un train qui a transité par l’Allemagne, en guerre contre son pays, et la Suède. Aussitôt descendu de son wagon Lénine déclare : « la guerre de rapine impérialiste est le commencement de la guerre civile dans toute l’Europe […] L’aube de la révolution socialiste luit […] »[20].

Le rêve de Lénine ne se réalisera pas et les États européens, sauf en Russie, ne plongeront pas dans la guerre civile qui conduirait au socialisme. Mais Lénine va bâtir dans ce but une organisation, la IIIe Internationale, le Komintern, composé des partis communistes du monde entier.

En juillet 1920, alors que l’Armée rouge est lancée dans la conquête de la Pologne (qui est stoppée par l’armée polonaise sur la Vistule en août de la même année) Lénine rédige les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste. Elles seront votées au IIe Congrès de l’Internationale, dans un format qui énumère 21 conditions. Un point de Lénine est centré sur la « guerre civile exacerbée ». Dans cette situation, il faut que l’organisation des partis communistes soit « centralisée et qu’il y règne une discipline de fer confinant à la discipline militaire ». [21]

En accord avec Lénine et contre les réformistes qui sont réticents à la discipline de fer on trouve le chef de l’Internationale communiste, Zinoviev. Celui-ci, le 18 novembre 1920, publie dans le journal français L’Humanité, à l’approche du Congrès de Tours, une tribune appliquant la logique strictement léniniste où il demande une épuration des socialistes, efficace comme une « poudre insecticide » selon sa propre métaphore. « Nous espérons, écrit Zinoviev, que les vingt-et-une conditions élaborées pas le IIe Congrès de l’Internationale communiste nettoiera (sic) aussi radicalement notre édifice des punaises de l’opportunisme et des poux du réformisme ». [22] Ce nettoyage veut ostraciser les socialistes et augmenter la force du Parti communiste français, une épuration comme Lénine le souhaite pour tous les partis adhérents à la IIIe Internationale.

Idéalement le Parti communiste russe serait uni et discipliné mais, parmi ses adhérents, les tchékistes sont particulièrement cruciaux par leurs qualités et leur profession. Ils appartiennent aux « organes » de violence qui jouent un rôle central dans l’appareil de Parti-État. Ainsi, le 6 février 1920, Lénine participe à une réunion de tchékistes qui rassemble 76 délégués, tous communistes, et en présence du chef de la Tchéka qui a été désigné par Lénine début décembre 1917, Félix Dzerjinski.

Le leader bolchevik estime qu’à ce moment-là les forces principales de la contre-révolution, les armées blanches, sont « brisées ».[23] Mais on peut craindre des tentatives contre-révolutionnaires de style « terroriste » et des efforts par les généraux bourgeois de réanimer la guerre civile, donc il faut que les « organes de la répression » s’adaptent à la nouvelle situation.

Depuis octobre 1917, le parti a exercé une contrainte pour obtenir la « concentration des forces » ce qui exigeait de la « violence révolutionnaire », y compris contre les éléments vacillants des masses laborieuses. Et Lénine fait l’éloge de l’Armée rouge qui s’est maintenue grâce à une « discipline de fer ». Aussi il conclut que la Tchéka doit être « l’instrument de la volonté centralisée du prolétariat » et d’une discipline égale à celle de l’Armée rouge. Lénine appelle dans ce discours à utiliser la Tchéka pour lutter contre les spéculateurs et les saboteurs, une nouvelle tâche qui remplace la violence guerrière pendant la guerre civile.

Parmi les membres du Parti communiste qui, au début des années 1920 sont environ 400 000, les professionnels de la violence sont nombreux. Parmi eux 47 000 sont tchékistes et dans cette période les ouvriers d’usine sont seulement 45 000 membres du parti ! Si on ajoute les soldats de l’Armée rouge, 50 000, plus d’un quart des membres du Parti communiste russe sont des spécialistes de la violence, ainsi donc c’est ce métier qui l’emporte dans la composition du parti. Ainsi on ne s’étonnera pas que la culture de la violence s’impose chez les bolcheviks : au IXe Congrès du parti, en mars 1920, une affimation de Lénine (à propos du démasquage des contre-révolutionnaires dans les coopératives) se lit comme une proclamation du poids de la Tchéka dans le Parti communiste : « le bon communiste est aussi un bon tchékiste ».[24] Ainsi la fusion du parti avec la Tchéka est posée par le « chef » lui-même : la doctrine léniniste du parti comme multiplicateur de forces aboutit à faire que la force domine dans le parti.

En mai 1922, Lénine édicte ses prescriptions pour le nouveau code pénal qui doit stabiliser la dictature de l’État-Parti. Un principe doit être maintenu par les tribunaux, celui de la « terreur […] qui doit être explicitée et justifiée »[25]. Cet article remanié par Lénine se trouve dans le code pénal de 1926 où il porte le numéro 58. Il sera une des étiquettes habituelles pour les condamnés du système concentrationnaire soviétique. Ainsi la formule de Zinoviev au lendemain des funérailles du « chef » en janvier 1924 trouvera son sens : « Lénine est mort, le léninisme vit ».


[1] Grigori Zinoviev, « Les funérailles de Lénine ».

[2] Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017, chap. 9, « Lénine, le « chef » représenté et vénéré ».

[3] Voir les illustrations de Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de Sciences Po, 2023.

[4] Oxana Shevel, « La dé-communisation en Ukraine après le Maïdan ».

[5] Lénine, Œuvres, t. 33, pp. 303-304.

[6] Lénine, Œuvres, t. 19, p. 437.

[7] Ces modèles sont utilisés par Marx, Le Capital, L. I, chap. XIII, « La coopération », sans référence de Lénine.

[8] Lénine, Œuvres, t. 26, p. 434.

[9] Lénine, Œuvres, t.26, p. 121d.

[10] Un texte inédit de Lénine particulièrement brutal sur la façon de mater l’insurrection de Cronstadt est traduit de l’anglais sa langue originale dans Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017, p.374-376.

[11] Lénine, Œuvres, t.32, p. 179.

[12] Lénine, Œuvres, t.32, p. 252.

[13] Un mot allemand translittéré en russe. On le retrouve dans goulag qui a été institué sous Staline mais il existait dès l’été 1918.

[14] Lénine, Œuvres, t.36, p. 504, Œuvres en russe, t. 50, p. 143.

[15] Lénine, Œuvres, t.32, p. 378-379.

[16] Un extrait dans Dominque Colas, Le Léninisme, PUF, 2e éd. 1998 ou Lénine, Documents inédits, (en russe), Rospen, 1999, p.516-519.

[17] Staline est devenu secrétaire général du Comité central du parti le 3 avril 1922, poste auquel il avait nommé par Lénine.

[18] Lénine, Documents inédits, (en russe), Rospen, 1999, p. 554-545.

[19] Lénine, Œuvres, t. 23, p. 274.

[20] Nicolas N. Sukhanov, La Révolution russe, 1917, Stock, 1965, p.135.

[21] Lénine, Œuvres, t. 31, p. 215.

[22] Voir Dominique Colas, « Le congrès de Tours, une « épuration » qui a durablement marqué la gauche française », AOC, le 11 décembre 2020.

[23] Lénine, Œuvres, t. 42, p. 161-169.

[24] Lénine, Œuvres, t. 30, p. 495.

[25] Lénine, Œuvres, t. 33, p.365, Œuvres en russe, t. 45, p. 190.

 

Dominique Colas

Politiste, Professeur à Sciences Po

Notes

[1] Grigori Zinoviev, « Les funérailles de Lénine ».

[2] Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017, chap. 9, « Lénine, le « chef » représenté et vénéré ».

[3] Voir les illustrations de Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de Sciences Po, 2023.

[4] Oxana Shevel, « La dé-communisation en Ukraine après le Maïdan ».

[5] Lénine, Œuvres, t. 33, pp. 303-304.

[6] Lénine, Œuvres, t. 19, p. 437.

[7] Ces modèles sont utilisés par Marx, Le Capital, L. I, chap. XIII, « La coopération », sans référence de Lénine.

[8] Lénine, Œuvres, t. 26, p. 434.

[9] Lénine, Œuvres, t.26, p. 121d.

[10] Un texte inédit de Lénine particulièrement brutal sur la façon de mater l’insurrection de Cronstadt est traduit de l’anglais sa langue originale dans Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017, p.374-376.

[11] Lénine, Œuvres, t.32, p. 179.

[12] Lénine, Œuvres, t.32, p. 252.

[13] Un mot allemand translittéré en russe. On le retrouve dans goulag qui a été institué sous Staline mais il existait dès l’été 1918.

[14] Lénine, Œuvres, t.36, p. 504, Œuvres en russe, t. 50, p. 143.

[15] Lénine, Œuvres, t.32, p. 378-379.

[16] Un extrait dans Dominque Colas, Le Léninisme, PUF, 2e éd. 1998 ou Lénine, Documents inédits, (en russe), Rospen, 1999, p.516-519.

[17] Staline est devenu secrétaire général du Comité central du parti le 3 avril 1922, poste auquel il avait nommé par Lénine.

[18] Lénine, Documents inédits, (en russe), Rospen, 1999, p. 554-545.

[19] Lénine, Œuvres, t. 23, p. 274.

[20] Nicolas N. Sukhanov, La Révolution russe, 1917, Stock, 1965, p.135.

[21] Lénine, Œuvres, t. 31, p. 215.

[22] Voir Dominique Colas, « Le congrès de Tours, une « épuration » qui a durablement marqué la gauche française », AOC, le 11 décembre 2020.

[23] Lénine, Œuvres, t. 42, p. 161-169.

[24] Lénine, Œuvres, t. 30, p. 495.

[25] Lénine, Œuvres, t. 33, p.365, Œuvres en russe, t. 45, p. 190.