International

Le retour de la polarisation politique au Venezuela

Politiste

L’Amérique latine semble être devenue le théâtre d’un retour en force des libéraux les plus radicaux : la large victoire de Javier Milei lors de l’élection présidentielle argentine succède à un épisode plus méconnu, le succès sans appel de María Corina Machado à la primaire de l’opposition vénézuélienne, quelques semaines auparavant.

Après José Antonio Kast au Chili, Keiko Fujimori au Pérou et Jair Bolsonaro au Brésil, deux autres noms incarnent aujourd’hui une dynamique d’ascension des droites radicales en Amérique latine au détriment des plus modérées : celui du nouveau président argentin, Javier Milei, mais aussi à la nouvelle figure de l’opposition vénézuélienne au président Nicolás Maduro : Maria Corina Machado.

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Ces nouvelles droites radicales ne sont pas identiques : si Milei, Kast, Fujimori et Bolsonaro nourrissent une nostalgie de régimes autoritaires des dernières décennies, ce n’est pas le cas de Mme Machado au Venezuela dont l’engagement s’appuie sur les atteintes à la démocratie vénézuélienne. Si au Pérou et au Chili, le rejet des migrants est une caractéristique de ces forces politiques, ce n’est nullement le cas au Venezuela qui est devenu un pays émetteur avec 7,7 millions de ses concitoyens en dehors de ses frontières. En revanche, ces différents leaders convergent au sujet d’une adhésion au libéralisme, d’un alignement géopolitique sur les États-Unis et d’un rejet viscéral des forces politiques issues de la gauche qui ont pu se développer dans leur pays.

Ainsi, le 22 octobre dernier, les primaires ouvertes de l’opposition vénézuélienne ont consacré la victoire de María Corina Machado avec 2,4 millions de votants et 92 % des suffrages exprimés pour la candidate favorite. Cela représente une mobilisation inférieure de 600 000 voix à celle que l’opposition vénézuélienne avait su susciter en 2012, mais témoigne d’une dynamique réelle pour celle qui était jusqu’alors une députée marginale, la plus à droite du spectre politique vénézuélien.

La réussite d’une primaire de ratification

Le processus de sélection des candidats à la magistrature suprême via des primaires tend à se diffuser à l’échelle internationale, et à devenir l’horizon de la modernité démocratique[1]. L’Amérique latine est coutumière de cette technique de désignation[2] mais le scrutin du 22 octobre possède de nombreuses spécificités. Ouverte à tous les citoyens vénézuéliens, y compris ceux résidant à l’étranger, cette primaire de la coalition de la Plateforme unitaire démocratique rassemblait l’essentiel des forces de l’opposition libérale vénézuélienne.

Elle avait pour objectif de désigner un candidat unique à des organisations politiques divergentes qui se sont beaucoup affrontées ces dernières années sur la stratégie à suivre pour lutte contre le gouvernement autoritaire de Nicolás Maduro. Faut-il participer à des scrutins pipés organisés par le pouvoir en place en espérant capitaliser le mécontentement de la population, ou faut-il les boycotter pour délégitimer l’exécutif ? Faut-il alléger le carcan des mesures coercitives unilatérales étasuniennes qui affectent lourdement la population vénézuélienne, ou faut-il l’alourdir pour isoler davantage Nicolás Maduro dans la communauté internationale – voire, pour les plus radicaux, intervenir militairement pour renverser le dirigeant honni ?

La primaire constitue ainsi le processus pour, d’une part, sélectionner le candidat et régler les conflits internes et d’autre part, mobiliser ses soutiens face à l’apathie de ses partisans depuis l’échec du « gouvernement par intérim » de Juan Guaidó en 2019. L’organisation d’une primaire de la coalition d’opposition est en soi une performance, la mise en place d’un tel scrutin entre plusieurs partis est déjà une exception à l’échelle mondiale. Ces primaires ont été organisées de manière autonome des structures de l’État : l’organe étatique chargé de la mise en œuvre, le Conseil national électoral (CNE), étant acquis à Nicolás Maduro.

Ces primaires ont ainsi consacré la victoire d’une outsider, María Corina Machado, dont le parti, Vente Venezuela, n’était même pas membre de la coalition de la Plateforme unitaire démocratique. En effet, tous les candidats ayant « démontré un engagement sans équivoque avec la lutte pour la liberté, le sauvetage de la démocratie, le respect des droits humains, la liberté des prisonniers politiques et le retour des exilés » pouvaient se présenter. Treize personnes se sont portées candidates. Dans les derniers jours précédant le scrutin, deux candidats majeurs (Henrique Capriles, Freddy Superlano) de la primaire se sont retirés face au succès annoncé de la favorite, le second se désistant en sa faveur. En l’absence de concurrent de poids, le scrutin est devenu une primaire de ratification. Désormais, toute l’opposition libérale vénézuélienne est rangée derrière la candidature d’une dirigeante connue pour ses outrances contre le chavisme.

La victoire d’une outsider, provenant de la droite la plus radicale

Le journal espagnol El País la décrivait dans un récent portrait comme la « Margaret Thatcher vénézuélienne [3]». Il y a effectivement de l’ancienne Première ministre britannique dans María Corina Machado. Convaincue idéologiquement du libéralisme, l’une de ses principales propositions dans la primaire était ainsi de privatiser l’entreprise pétrolière publique, PDVSA, en mauvais état aujourd’hui mais qu’aucun opposant n’envisageait de vendre au secteur privé jusqu’à présent.

Depuis le début de sa carrière politique, elle fait preuve d’un anti-socialisme viscéral. Signataire du décret Carmona qui dissolvait tous les pouvoirs élus au moment du coup d’État contre Hugo Chávez en avril 2002, reçue officiellement par George W. Bush en mai 2005 dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, initiatrice du mouvement de La Salida appelant à la « sortie » de Nicolás Maduro au printemps 2014, elle a toujours été l’une des plus radicales de l’opposition conservatrice. En 2019, elle en appelait à l’intervention militaire étrangère contre le Venezuela parce que « les démocraties occidentales doivent comprendre qu’un régime criminel ne sera chassé du pouvoir que par la menace crédible, imminente et grave d’un recours à la force[4] ».

Ses affinités internationales l’inclinent quant à elles à l’extrême-droite : elle signe en octobre 2020 une Carta de Madrid initiée par Vox (extrême-droite espagnole) pour condamner « les régimes totalitaires d’inspiration communiste » d’une supposée « Ibérosphère », aux tonalités résolument néo-coloniales[5]. En novembre dernier, elle était annoncée comme représentante du Venezuela au CPAC México (internationale des républicains étasuniens les plus conservateurs) aux côtés de dirigeants de Reconquête et du Rassemblement national[6]. La volonté de rassembler son camp durant ces primaires et davantage encore depuis sa large victoire l’a conduite à adoucir son discours vers un projet libéral. Le chargé d’affaires des États-Unis pour le Venezuela (le représentant le plus élevé dans la hiérarchie diplomatique, en l’absence d’ambassadeur réciproque), Francisco Palmieri, la désigne désormais comme la « candidate de l’opposition démocratique ».

Sa victoire consacre une position, la plus radicale, celle qui ne souhaitait pas participer aux scrutins, défendait le maintien des mesures coercitives unilatérales étasuniennes et même l’intervention militaire de ces derniers pour libérer le pays du joug maduriste. La conversion de María Corina Machado à la voie électorale est récente, elle refusait encore de participer aux élections régionales de novembre 2021. Elle marque également un échec de l’opposition de droite modérée : du peu de résultats obtenus par la voie des négociations avec le gouvernement et du fiasco de la tentative de « gouvernement par intérim » de Juan Guaidó.

L’impasse stratégique de la ligne plus conciliante avec un gouvernement qui ne veut pas concéder grand-chose consacre la victoire d’une tactique plus radicale. Son succès sanctionne également un succès idéologique contre Nicolás Maduro. En mettant en place une dollarisation de fait depuis l’automne 2019, le gouvernement a ouvert lui-même la voie à un retour en force du discours libéral acceptant le creusement des inégalités.

Certains textes dans la littérature scientifique concernant l’organisation de primaires affirment que l’électorat de ce type de scrutin n’est qu’une projection de l’électorat de la structure qui l’organise et qui conduit à désigner des candidats plus marqués idéologiquement[7]. Les primaires attirent ainsi davantage les hardcore partisans, c’est-à-dire les électeurs les plus radicaux. Toutefois, ce point n’est pas consensuel parmi les analystes[8]. D’ailleurs, un sondage de l’institut Meganalisis atteste de la dynamique créée par la primaire : elle serait la seule opposante à être en mesure de battre Nicolás Maduro et gagnerait avec une marge impressionnante (55 % contre 11 % au président sortant) dans le contexte d’une situation économique toujours préoccupante[9].

Pour autant, l’arrivée au pouvoir de María Corina Machado fait face à une première embûche dans son chemin vers Miraflores (le palais présidentiel vénézuélien) : sa condamnation pour quinze ans d’inéligibilité en juin dernier. Le prétexte légal était l’origine de ses fonds dans les institutions financières nationales et internationales et d’avoir participé au « schéma de corruption » mis en place par Juan Guaidó. Cependant, le nombre de ces condamnations touchant les principaux opposants est tel qu’on peut raisonnablement concevoir qu’il s’agit d’une instrumentalisation de la justice par le gouvernement Maduro pour disqualifier des concurrents dans la logique du lawfare.

Les instances judiciaires acquises à Nicolás Maduro multiplient les procédés autoritaires à l’approche de l’élection présidentielle ces derniers jours : le président et la vice-présidente de l’organisation des primaires ont été convoqués par la justice, et le Tribunal suprême de justice a suspendu « tous les effets » dudit scrutin. La candidature de María Corina Machado dépend désormais de négociations politiques. Le 17 octobre, cinq jours avant les primaires, des accords ont été signés à la Barbade entre le gouvernement Maduro et les secteurs modérés de l’opposition en vue de l’organisation des élections présidentielles au deuxième semestre 2024. Ils représentent des avancées modestes mais pas négligeables. Des prisonniers politiques ont été libérés dans les jours suivants mais le président de l’Assemblée nationale, pro-Maduro, a précisé qu’aucune mesure d’inéligibilité ne serait remise en cause.

Vers une levée durable des sanctions étasuniennes ?

Cet accord a permis le lendemain l’approbation d’une autre décision de nature à avancer vers une sortie de crise. En effet, les États-Unis ont décidé de suspendre leurs mesures coercitives unilatérales à l’égard des exportations de pétrole, de gaz et d’or vénézuéliens pour six mois. Cette levée des mesures coercitives unilatérales est partielle (les États-Unis continuent de geler les avoirs vénézuéliens sur leur territoire) mais constitue une avancée décisive pour le retour du Venezuela sur les marchés internationaux. Ce n’est ni l’alternance Trump-Biden, ni la raison sanitaire qui a initié le processus de négociations entre le Venezuela et les États-Unis mais la guerre en Ukraine.

La puissance nord-américaine se fixe désormais comme priorité de peser à la baisse sur le cours du baril de pétrole, d’isoler géopolitiquement la Russie et de remplacer l’approvisionnement en pétrole russe. En outre, une autre des motivations du gouvernement Biden est de freiner l’émigration vénézuélienne vers les États-Unis qui était devenue quelques jours auparavant la première communauté nationale arrêtée par les gardes-frontières étasuniens. Pour sa part, Nicolás Maduro ne souhaite pas commencer la campagne présidentielle avec des caisses de l’État vides. Le secrétaire d’État Antony Blinken, équivalent étasunien du ministre des Affaires étrangères, a fixé un ultimatum pour la levée de l’inéligibilité de María Corina Machado à la fin novembre.

Ainsi, la victoire de María Corina Machado à la primaire de l’opposition vénézuélienne témoigne d’une radicalisation de sa base électorale. Ce scrutin a été un indéniable succès et atteste d’un retour de la polarisation politique au Venezuela dont l’issue est toujours incertaine. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, des pressions s’exercent sur l’exécutif vénézuélien pour que la mesure d’inéligibilité à l’encontre de María Corina Machado soit levée. Les négociations se poursuivent entre le gouvernement et l’opposition et entre le Venezuela et les États-Unis. De nombreuses problématiques sont imbriquées : le rétablissement de libertés démocratiques, la liberté de candidature et la transparence dans l’organisation des élections présidentielles mais aussi la levée des mesures coercitives unilatérales étasuniennes.

Le chemin vers l’organisation d’un scrutin compétitif demeure long et semé d’embûches. La dynamique indéniable dont bénéficie María Corina Machado s’inscrira-t-elle dans le temps et sera-t-elle en mesure de dépasser la base sociale traditionnelle (plutôt ancrée dans les classes possédantes) de l’opposition ? Le gouvernement de Nicolás Maduro maintiendra-t-il la mesure d’inéligibilité au prix d’un durcissement « à la nicaraguayenne » de son exécutif, ou prendra-t-il le risque d’une campagne à hauts risques pouvant déboucher sur une alternance ? L’avenir du Venezuela dépend de la réponse à ces deux questions.


[1] Rémi Lefebvre, Éric Treille (sous la direction de), Les primaires ouvertes : Un nouveau standard international ?, Presses universitaires du Septentrion, 2019, p.11.

[2] John M. Carey, John Polga-Hecimovich, « Primary Elections and Candidate Strength in Latin America », The Journal of Politics, vol.68, n°3, août 2006, pp.530-543.

[3] Inés Santaeulalia, Alonso Moleiro, « María Corina Machado, la versión venezolana y emocional de Margaret Thatcher », El País, mis en ligne le 30 septembre 2023, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[4] Guillermo D. Olmo, « Crisis en Venezuela: « Solo la amenaza inminente y severa del uso de la fuerza sacará a Maduro del poder », entrevista a María Corina Machado », BBC News Mundo, mis en ligne le 3 mai 2019, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[5] Fundación Disenso, « Carta de Madrid: En defensa de la libertad y la democracia en la Iberosfera » mis en ligne en octobre 2020, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[6] CPAC México, « ¡No te puedes perder el evento #conservador del año! », mis en ligne le 21 octobre 2022, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[7] Bernard Dolez, « Sept enseignements de la primaire socialiste (et celle de la droite et du centre) », Revue du droit public, n°3, 2017, pp. 544-552.

[8] Leonard Stark, Choosing a Leader: Party Leadership Contests in Britain from Macmillan to Blair, Palgrave Macmillian, 1996 ; Thomas Quinn, Electing and Ejecting Party Leaders in Britain, Palgrave Macmillian, 2012.

[9] Encuestadora Meganalisis, « Enucesta Meganalisis Verdad Venezuela. Del 23 de Septiembre al 8 de Octubre de 2023 », mis en ligne le 13 octobre 2023, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

Thomas Posado

Politiste, maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine à l’Université de Rouen et chercheur à l’ERIAC

Notes

[1] Rémi Lefebvre, Éric Treille (sous la direction de), Les primaires ouvertes : Un nouveau standard international ?, Presses universitaires du Septentrion, 2019, p.11.

[2] John M. Carey, John Polga-Hecimovich, « Primary Elections and Candidate Strength in Latin America », The Journal of Politics, vol.68, n°3, août 2006, pp.530-543.

[3] Inés Santaeulalia, Alonso Moleiro, « María Corina Machado, la versión venezolana y emocional de Margaret Thatcher », El País, mis en ligne le 30 septembre 2023, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[4] Guillermo D. Olmo, « Crisis en Venezuela: « Solo la amenaza inminente y severa del uso de la fuerza sacará a Maduro del poder », entrevista a María Corina Machado », BBC News Mundo, mis en ligne le 3 mai 2019, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[5] Fundación Disenso, « Carta de Madrid: En defensa de la libertad y la democracia en la Iberosfera » mis en ligne en octobre 2020, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[6] CPAC México, « ¡No te puedes perder el evento #conservador del año! », mis en ligne le 21 octobre 2022, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.

[7] Bernard Dolez, « Sept enseignements de la primaire socialiste (et celle de la droite et du centre) », Revue du droit public, n°3, 2017, pp. 544-552.

[8] Leonard Stark, Choosing a Leader: Party Leadership Contests in Britain from Macmillan to Blair, Palgrave Macmillian, 1996 ; Thomas Quinn, Electing and Ejecting Party Leaders in Britain, Palgrave Macmillian, 2012.

[9] Encuestadora Meganalisis, « Enucesta Meganalisis Verdad Venezuela. Del 23 de Septiembre al 8 de Octubre de 2023 », mis en ligne le 13 octobre 2023, consulté le 4 novembre 2023, disponible en ligne.