Mayotte ou les symptômes d’une société fragmentée et désorganisée
«Imaginez-vous un département français sans eau courante depuis quatre mois, où des militaires distribuent chaque jour des packs d’eau, où la moindre intervention du SAMU est désormais escortée la nuit par des forces de l’ordre, où il est interdit d’organiser des compétitions de football parce que des jeunes s’entretuent en marge des matchs, où les policiers, eux-mêmes, dénoncent « la politique du chiffre » qui ne mène nulle part, où des élus défilent pour réclamer « l’état d’urgence », où un maire organise dans sa ville une prière pour la paix parce qu’il n’y a plus que la religion pour tenter d’apaiser, et où il faudrait chaque année construire des dizaines d’écoles tellement la démographie est folle. Bienvenue à Mayotte, le 2 janvier 2024 ! »
Les mots choisis par le journaliste de France Inter, Maxence Lambrecq, pour introduire son édito politique du 2 janvier 2024 résument assez bien le sentiment communément partagé d’une crise permanente dans le 101e département français. « Crise sociale », « crise migratoire », « crise sécuritaire », « crise de l’eau » ou encore « crise sanitaire » : l’île de Mayotte aurait de quoi occuper à elle seule l’agenda du ministre de l’intérieur et des Outre-mer ! Gérald Darmanin avait d’ailleurs prévu de s’y rendre ce week-end mais une autre crise, celle des agriculteurs, l’a retenu à Paris.
Sa visite à Mayotte était pourtant très attendue. Des « collectifs de citoyens » tiennent des barrages depuis environ trois semaines pour réclamer le démantèlement d’un camp de réfugiés africains, érigé sur le terrain de football de Cavani à Mamoudzou. Quelques semaines plus tôt, l’île observait une série d’émeutes et de violences juvéniles particulièrement marquante. En marge d’un colloque sur les Outre-mer qui s’est tenu à Paris le 1er février, le ministre a tenu à rassurer les élus mahorais : «L’autorité de l’État va se mesurer non pas simplement en nombre de policiers et gendarmes supplémentaires, mais au changement de droit, sans doute très profond, qu’il faut pour empêcher la venue de ces personnes à Mayotte. »
Le changement de droit, c’est celui de la nationalité et plus précisément le droit du sol appliqué à Mayotte. Alors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une révision en 2018, le nouveau projet – qui suppose une réforme constitutionnelle – prévoit de durcir de nouveau les conditions de la naturalisation : pour qu’un enfant né de parents étrangers sur le sol mahorais puisse obtenir la nationalité à l’âge adulte, il lui faudra prouver que ses deux parents étaient en situation régulière « plus d’un an avant sa naissance ».
Cette annonce ne surprend guère. Elle s’inscrit dans le droit fil des politiques migratoires et sécuritaires menées à Mayotte depuis une vingtaine d’années et dont les résultats sont pourtant peu probants. L’opération « Wuambushu » lancée au printemps 2023 en est une illustration. Poursuivant un objectif conjoint de lutte contre la délinquance et l’immigration irrégulière, cette opération militaro-policière est regardée aujourd’hui avec amertume par les élus et la population locale qui observent a contrario une recrudescence des violences juvéniles sur le territoire. Des violences aux ressorts multiples qui ne sauraient être attribuées aux seuls enfants d’étrangers de même que leur traitement social ne saurait s’épuiser dans une seule politique répressive.
L’explosion de la délinquance juvénile au cours des vingt dernières années
À Mayotte, la rubrique « faits divers » de la presse régionale ne manque pas de sujets. Les faits de délinquance et les procédures judiciaires qui leur sont liées lui fournissent une matière permanente. Dénoncée par les élus qui en appellent à une plus grande intervention de l’État, redoutée par la population qui s’inquiète pour son intégrité physique, sondée par les Métropolitains qui projettent de venir s’installer et travailler, la montée de l’insécurité civile ne relève pas d’un fantasme, loin s’en faut. Deux chiffres permettent d’en prendre la mesure : on comptabilisait 813 faits constatés de délinquance en 1998 contre 11 920 en 2022, selon la Préfecture de Mayotte. En l’espace de 25 ans, les faits ont été multipliés par près de 15 pour une population qui a doublé sur la même période.
Une des caractéristiques de cette délinquance, outre qu’elle est le fait d’une population essentiellement juvénile et masculine, renvoie aux violences qui très souvent l’accompagnent. On y enregistre une surreprésentation des homicides (5 ‰ à Mayotte contre 1 ‰ en France métropolitaine), des vols avec violence (4,5 ‰ contre 1,1 ‰) et des coups et blessures hors cadre familial (4,1 ‰ contre 2 ‰). Ainsi, pour l’année 2022, les faits constatés se concentrent pour l’essentiel autour des atteintes aux biens (5 237) et des atteintes volontaires à l’intégrité physique (4 861). On retrouve, parmi ces dernières, les violences gratuites caractéristiques des règlements de compte entre bandes rivales qui défraient régulièrement la chronique.
Ces bandes répondent à une géographie très précise : elles se forment à l’échelle de quartiers que l’on rebaptise pour l’occasion (Gaza, Vietnam, Gotham, La Favela, Bagdad, Soweto, Sarajevo, etc.), de communes et, depuis peu, de l’île dans son ensemble (Watoro vs Terroristes). Bien qu’elles soient fortement attachées à un territoire, elles ne luttent pas pour le contrôle du trafic de stupéfiants comme on l’observe bien souvent dans l’Hexagone.
Ici, les causes sont tout aussi diverses que futiles, l’enjeu étant avant tout de préserver la réputation du groupe et l’honneur de ses membres ; un affront entraîne mécaniquement une réponse dans un cercle sans fin. Parmi les jeunes qui s’adonnent à ces violences, certains sont tout à fait intégrés par ailleurs : ils sont scolarisés, ils font du sport en club, ils participent aux fêtes villageoises et religieuses, etc. Le fait même d’habiter un quartier ou une commune les inscrit dans des régimes d’obligation : participer aux règlements de compte entre bandes rivales fait partie de l’expérience socialisatrice masculine.
La poussée de violence observée sur le territoire en fin d’année – les élus évoquent à ce sujet un « Novembre noir » – renvoie précisément à ces conflits entre bandes qui se règlent bien souvent sur la chaussée, occasionnant au passage le caillassage des automobilistes et des forces de l’ordre. La situation a continué de s’embraser courant décembre. Les émeutes se sont propagées sur plusieurs communes et quartiers de l’île : Dembeni, Tsararano, Tsoudzou, Kaweni, Majicavo, Coconi, Kahani, etc. Elles ont donné lieu à deux homicides : un premier par arme à feu le 10 décembre, un second par arme blanche cinq jours après. Le dimanche suivant, des bagarres ont éclaté en marge de deux matchs de football, l’un à Ouangani, l’autre à Tsingoni. Bilan : plusieurs blessés, un jeune dans le coma envoyé au centre hospitalier de La Réunion, un autre décédé de ses blessures.
Ce bref tableau de la délinquance et des violences juvéniles suffit à planter le décor. On comprend aussi le sentiment d’insécurité qui gagne la population mahoraise : il est déclaré par une personne sur deux, contre une sur dix en France métropolitaine. Un sentiment qui motive des réactions, parfois violentes à leur tour. On a vu fleurir ces dernières années des comités de vigilantisme qui, à l’occasion, recourent eux-mêmes à la force pour attraper et mater des jeunes étiquetés comme délinquants. En marge du mouvement social qui a paralysé l’économie mahoraise pendant près de deux mois au printemps 2018, des milices se sont formées pour capturer des étrangers supposés en situation irrégulière et parmi eux des jeunes soupçonnés de faits de délinquance. Pour beaucoup, immigration et insécurité vont en effet de pair à Mayotte. En prétendant « faire le boulot de l’État », ces collectifs qui agissent en dehors de tout cadre légal mettent le pouvoir central au pied du mur.
L’opération « Wuambushu » s’inscrit, de fait, dans une reprise en main de la question sécuritaire par l’État. Si l’objectif annoncé sur le front de la lutte contre la délinquance a globalement été rempli – 49 « chefs de bandes » auraient été appréhendés sur les 50 identifiés – ce bilan laisse songeur. Au-delà des épisodes récents de violence, la délinquance a continué de progresser sur les onze premiers mois de l’année 2023 (le bilan final n’a pas encore été communiqué). La délinquance juvénile à Mayotte n’est pas portée par quelques « têtes » qu’il suffirait de neutraliser pour enrayer le phénomène. Son ampleur et sa progression sont à la mesure des logiques d’exclusion vécues par de larges fractions de la jeunesse, française ou étrangère.
Des jeunesses surnuméraires
Deux logiques président à la construction de jeunesses surnuméraires à Mayotte. La première est économique et renvoie à la question sociale : quelle place la société mahoraise offre-t-elle à sa jeunesse dans un contexte de chômage de masse et de forte croissance démographique ? La seconde est juridique et renvoie à la question migratoire : quel sort réserve-t-on plus singulièrement aux jeunes nés de parents étrangers dans un contexte de forte répression de l’immigration ? Chacune de ces logiques produit des effets en termes de passages à l’acte et de carrières déviantes.
En premier lieu – et c’est une donnée trop rarement commentée – on ne saurait comprendre l’accroissement de la délinquance juvénile sans avoir à l’esprit le poids démographique de la jeunesse et sa position dans l’espace social : les moins de 25 ans représentent 60 % de la population (contre 30 % en France métropolitaine) et subissent simultanément des niveaux de déscolarisation, de chômage et de pauvreté particulièrement élevés.
Autre donnée trop souvent occultée : les processus d’exclusion qui affectent des pans entiers de la jeunesse mahoraise (et précédemment des autres jeunesses ultramarines) sont aussi le produit d’une gouvernementalité postcoloniale qui opère des effets de classement et de division sociale extrêmement prononcés. Quatre segments de l’action publique jouent ici un rôle manifeste : les politiques éducatives, les politiques de développement économique, les politiques sociales et les politiques migratoires.
Le droit à l’instruction publique est relativement récent à Mayotte. Il s’est imposé au gré de l’évolution statutaire de l’île et de son intégration progressive au sein de la République. Mayotte a connu successivement les statuts de colonie (1841-1946), territoire d’outre-mer (1946-1975), collectivité territoriale de la République (1976-2001), collectivité départementale (2001-2011) et département depuis le 31 mars 2011. La scolarisation obligatoire des enfants de plus de six ans date de 1986, et l’ouverture des écoles maternelles ne s’est généralisée qu’à partir de 1993. Ainsi, on comprend les faibles taux de scolarisation de la population qui étaient encore enregistrés au recensement de 2012 avec un habitant sur trois parmi les plus de 15 ans qui n’avait jamais été scolarisé (contre 2 % en métropole), et un jeune sur cinq parmi les moins de 30 ans.
Si la scolarisation est aujourd’hui la norme, des efforts restent à consentir pour soutenir la réussite éducative. Les conditions d’accueil et d’enseignement sont très éloignées des standards nationaux : classes surchargées, surreprésentation des enseignants contractuels et de moindre qualification, imposition du français quand les enfants ont été socialisés dans leur langue maternelle (shimaore et kibushi principalement), etc.
Les difficultés rencontrées dans les apprentissages se mesurent par des taux d’illettrisme et de décrochage scolaire particulièrement élevés. Les évaluations réalisées en 2015 dans le cadre des journées « Défense et citoyenneté » indiquent que plus de la moitié des Mahorais âgés de 17 et 18 ans étaient en situation d’illettrisme contre 3,6 % de leurs homologues métropolitains. À la même époque, parmi les Mahorais âgés de 20 à 24 ans, 30 % n’étaient pas allés au collège. Au total, trois Mahorais sur quatre âgés de 15 ans ou plus sont sortis du système scolaire sans aucun diplôme qualifiant, contre 28 % dans l’Hexagone. Ces ressources en négatif pèsent de facto sur leurs chances d’insertion professionnelle dans une économie portée aujourd’hui par des emplois publics et qualifiés.
Le développement économique induit par la départementalisation de Mayotte repose pour l’essentiel sur des mesures de mises à niveau de l’administration publique, dans les secteurs en particulier de l’éducation, la santé, l’équipement, les services administratifs et l’action sociale. Ainsi, sur 13 200 emplois créés entre 2009 et 2018, 8 400 sont attribuables à la fonction publique d’État. Compte tenu du faible niveau général de qualification de la population, une part significative des emplois publics est occupée par des Métropolitains ainsi que par une fraction diplômée de la population mahoraise, plus souvent embauchée dans les collectivités locales (communes et Conseil départemental).
En 2018, le taux d’emploi était de 23 % pour les natifs de l’étranger, 38 % pour les natifs de Mayotte et 80 % pour les natifs de France métropolitaine. Le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) s’établit à 34 % et celui des jeunes de 15 à 25 ans avoisine les 50 % (Enquête Emploi 2022). Des mesures qui sous-estiment le phénomène de privation d’emploi : beaucoup ne sont pas comptabilisés comme chômeurs car ils ne remplissent pas les critères de disponibilité et de recherche d’emplois. Ainsi, pour 27 000 personnes au chômage au sens du BIT, l’INSEE recense 33 000 personnes supplémentaires sans emploi et qui souhaitent travailler. Alors que Mayotte détient le plus fort niveau de chômage au niveau national, paradoxalement l’île est très peu dotée de dispositifs de soutien tels que les emplois aidés et les contrats d’insertion.
Le modèle de développement déployé à Mayotte a donc pour effet de diviser fortement la population avec, d’un côté, des personnes qui accèdent à une condition salariale protégée (qui plus est pour les fonctionnaires qui bénéficient d’une majoration de leur traitement égale à 40 %) et, de l’autre, une masse d’individus qui en est durablement exclue. Ces inégalités sont par ailleurs faiblement compensées du fait du report ou de la moindre application des lois sociales en vigueur dans les autres départements français. La part des transferts sociaux alloués aux ménages mahorais est environ trois fois moindre que celle enregistrée à l’échelle nationale.
Par conséquent, les inégalités entre ménages y sont quatre fois plus prononcées qu’en France métropolitaine et trois habitants sur quatre vivent en deçà du seuil de pauvreté national. En référence au revenu médian calculé à Mayotte, le seuil de pauvreté local se situe à 160 euros par mois. Quatre habitants sur dix se situent en dessous de ce seuil, tandis que les prix à la consommation sont 10 % supérieurs à ceux enregistrés dans l’Hexagone.
Il faut donc se représenter la traduction concrète de ces quelques données chiffrées. Pour beaucoup, le quotidien est saturé par la quête de quelques ressources monétaires et/ou alimentaires. Les stratégies de survie s’articulent principalement autour d’une économie agraire d’autosubsistance, de l’économie informelle, des solidarités privées, des quelques revenus sociaux récemment instaurés et de la petite délinquance, essentiellement juvénile.
Les données ethnographiques que j’ai collectées auprès de jeunes délinquants révèlent le vide institutionnel auquel ils font face dès qu’ils quittent le système scolaire. Le manque d’opportunités d’emploi, de dispositifs d’aide sociale, de programmes d’animation socioculturelle, d’insertion et de formation professionnelle dessine les contours de ce qu’ils dénomment eux-mêmes « la galère », marquée par une oisiveté quotidienne propice à l’engagement dans des actes délictueux : cambriolages, rackets, vols à l’arraché, usagers-dealers, etc.
Les pratiques déviantes répondent ainsi à des logiques cumulées de survie économique, de lutte contre l’oisiveté et de tension sociale : le niveau de revenus et de consommation des nouvelles classes moyennes nourrit chez les jeunes désœuvrés un certain conformisme frustré. Elles sont par ailleurs renforcées par des effets de groupe (beaucoup d’entre eux appartiennent à une bande régie en partie par cette économie délictuelle) et le niveau de paupérisation connu dans leurs familles respectives composées, bien souvent, d’une mère isolée et de ses enfants : non seulement ils ne peuvent y trouver un soutien financier, mais beaucoup participent à l’économie familiale en y injectant une part des ressources tirées de leurs méfaits.
Ces logiques de relégation et les obligations de survie qui leur sont attachées sont exacerbées pour les jeunes de nationalité étrangère. Ces derniers composent avec une politique migratoire particulièrement répressive qui a pour effet de précariser leur existence et celle de leurs parents. Celle-ci s’est durcie au gré de l’intégration politique de Mayotte et de l’accroissement de l’immigration, essentiellement comorienne : la part des étrangers dans la population totale est passée de 15 % en 1990 à 41 % en 2007 et 48 % en 2017. C’est là tout le dilemme auquel est confronté l’État français : le développement de Mayotte creuse l’écart avec les îles comoriennes voisines et soutient les projets migratoires dans un espace archipélagique marqué de longue date par la circulation de ses habitants et les mariages inter-îles.
Dans l’impossibilité d’obtenir un visa, les candidats à l’émigration deviennent, une fois qu’ils ont posé le pied à Mayotte, des « clandestins » soumis à la traque des forces de l’ordre. Les nombreuses reconduites à la frontière orchestrées tous les ans (entre 20 000 et 23 000 en moyenne annuelle) produisent des ruptures familiales et alimentent le phénomène des mineurs isolés sur le territoire. On en dénombre entre 3000 et 5000 selon les sources, avec des profils hétérogènes qui vont de l’isolement total au recueil, pérenne ou temporaire, par un tiers lui-même soumis à des conditions de vie souvent dégradées. Les manquements manifestes de l’Aide sociale à l’enfance sur le plan à la fois matériel et éthique contribuent à maintenir cette « enfance en danger », la situation d’isolement constituant dès lors une des portes d’entrée dans les bandes délinquantes dans une perspective de survie économique et de protection.
Parallèlement à la politique du chiffre visant à expulser en masse les « sans-papiers », l’État français durcit ses frontières en adoptant tout un ensemble de dérogations qui rongent le droit des étrangers et le droit de la nationalité. Passant outre le principe de l’indivisibilité de la République, la loi « Immigration maîtrisée, droit d’asile effectif et intégration réussie » du 10 septembre 2018 a ainsi entériné une révision du droit du sol pour le seul territoire de Mayotte : pour qu’un enfant né de parents étrangers puisse obtenir la nationalité française à l’âge adulte, il faut à minima qu’un de ses parents soit en situation régulière en France depuis au moins trois mois avant sa naissance. La loi s’applique pour les enfants nés après la date de son entrée en vigueur mais aussi pour tous ceux qui sont nés avant et qui sont encore mineurs, grevant ainsi toute chance de naturalisation et d’une intégration plus assurée.
Dans un contexte de forte politisation de la question migratoire, les mesures répressives à l’endroit des étrangers trouvent aussi des relais dans la société civile. Dans bien des cas, les mineurs en sont les premières victimes. Beaucoup d’entre eux rencontrent par exemple des obstacles quant à leur scolarisation. Les mairies qui sont en charge de l’inscription des enfants résidant dans leur commune et soumis à l’obligation scolaire prennent parfois certaines libertés en exigeant des pièces administratives qui n’ont pas lieu d’être, en particulier le titre de séjour du ou des parents. Selon la Défenseure des droits, ce sont environ 15 000 enfants qui n’auraient pas accès à une scolarité classique. Une étude réalisée sous l’égide de l’Université de Nanterre estime que le nombre d’enfants non scolarisés est compris entre 5 379 et 9 575 selon la méthode de calcul retenue.
Vécue de manière particulièrement violente par les intéressés, la non-scolarisation des mineurs d’origine étrangère se présente, de fait, comme une porte d’entrée vers une chaîne d’exclusions[1]. Pour ceux qui parviennent à maintenir leur cursus scolaire sans encombre, les risques de déscolarisation s’intensifient à l’âge de 16 ans, marquant la fin de l’obligation scolaire. En dehors de l’accès à l’éducation, les enfants de « sans-papiers », en particulier, se voient privés de tout droit. Ils se trouvent dans l’impossibilité de signer un contrat de travail, de bénéficier des services de la Mission locale, de suivre une formation, de disposer d’une couverture maladie, etc.
Les processus cumulatifs de relégation (scolaire, sociale, juridique, économique, etc.) vécus par les jeunes d’origine comorienne les amènent progressivement à intégrer l’étiquette de « surnuméraire » qui leur est renvoyée. Cette dynamique a pour effet de fédérer des jeunes stigmatisés et d’alimenter, au fil du temps, leur inclination vers des comportements déviants. Si la délinquance d’appropriation répond d’abord à l’impératif de survie économique, les agressions et autres actes de vandalisme témoignent d’une volonté affirmée de retournement de la violence vis-à-vis d’une société et d’une nation perçues comme hostiles.
Le racket des automobilistes qui se rendent au travail, le caillassage des bus scolaires, les rixes aux abords des collèges et lycées sont autant de délits orchestrés à l’endroit d’un monde qui leur est fermé. Les affrontements réguliers contre les forces de l’ordre, un signe de défiance vis-à-vis de l’autorité d’un État de droit qui produit leur marginalisation sociale. Le sentiment de rage et d’injustice fréquemment exprimé dès l’adolescence puis à l’âge adulte traduit, en creux, le principe de clôture du groupe déviant sur lui-même. La violence sociale subie depuis leur enfance se transforme en une violence à la fois auto-administrée (conduites à risques, addictions, etc.) et renvoyée aux autres (agressions, vols avec menace, etc.).
À cet égard – et les données récentes qui attestent d’une progression de la délinquance et des violences juvéniles sont là pour appuyer notre propos – on peut se demander si les objectifs conjoints de durcissement des frontières nationales et de lutte contre la délinquance ne sont pas quelque peu antinomiques. Les professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, observent les effets particulièrement délétères de la révision locale du droit du sol dans leur travail de prévention de la délinquance à l’endroit des jeunes nés à Mayotte de parents étrangers.
Alors que ces derniers ont grandi en nourrissant l’espoir d’une naturalisation à l’âge adulte, ils sont nombreux à apprendre aujourd’hui qu’ils ne peuvent prétendre qu’au titre de séjour, dont on sait les difficultés d’obtention. Désabusés par cette politique d’inimité, certains y renoncent et intègrent leur label juridique : ils sont étrangers et demeureront à jamais des surnuméraires à Mayotte, avec toutes les conséquences que cette condition juridique implique en termes de carrière déviante. En cela, si le nouveau projet de durcissement du droit du sol annoncé par le ministre vise à réduire l’immigration à long terme, il aura un effet plus immédiat : celui de grossir les rangs des surnuméraires…
Le déclin des institutions coutumières
Si la délinquance est symptomatique des processus de marginalisation sociale qui affectent les fractions dominées de la jeunesse (sans engagement scolaire, sans diplôme, sans emploi, sans papiers, sans tuteurs, etc.), elle témoigne également de la transformation rapide et brutale de la société mahoraise et de ses effets en termes de désorganisation sociale. Les institutions coutumières qui concouraient hier à la fabrique d’une société intégrée ne sont plus aussi opérantes, tandis que les nouvelles institutions exogènes liées à la mise aux normes françaises de la société locale ne le sont pas encore totalement. La déviance juvénile semble en être l’un des symptômes les plus prégnants alors qu’elle était quasi inexistante jusqu’au début des années 1990.
Les jeunes, moins nombreux, était alors très encadrés dans leurs villages respectifs. Ils faisaient partie intégrante d’un système de classes d’âge (shikao) qui organisait des travaux collectifs et renforçait les liens au sein des promotions (hirimu). Ils étaient au contact étroit des maîtres coraniques (fundi wa shioni) qui assuraient tout à la fois leur socialisation religieuse et l’apprentissage des règles du vivre-ensemble. Ils étaient sous le contrôle de la famille élargie et des adultes du village qui disposaient d’un droit de regard et de sanction à l’endroit des enfants circulant dans l’espace public. Ce fort contrôle social canalisait ainsi la plupart des comportements.
Sous l’effet de l’accroissement démographique, d’une ouverture croissante sur le monde occidental et des mesures d’assimilation qui accompagnent la départementalisation, les institutions coutumières ont perdu de leur force. Bénéficiant d’un niveau de scolarisation plus élevé que celui de leurs parents et grands-parents, les nouvelles générations remettent en question les rapports sociaux fondés traditionnellement sur l’âge et le savoir spirituel.
L’éducation partagée cède la place à une éducation parentale, défaillante dans de nombreuses familles : d’un côté, des mères isolées et fragilisées tant dans leurs rôles éducatifs que matériels ; de l’autre, des pères absents en raison des politiques migratoires répressives (expulsion du père étranger et « sans-papiers ») et de la fragilité des liens d’alliance au sein des familles matrifocales (père de nationalité française qui a quitté le domicile familial). Les relais éducatifs tels que l’oncle maternel (zama) ou la tante paternelle (ngivavi) qui étaient couramment mobilisés en cas de séparation et/ou de difficultés parentales le sont plus rarement aujourd’hui. Si elles n’ont pas totalement disparu, les pratiques de placement des enfants chez un apparenté sont aujourd’hui plus difficilement vécues par les intéressés qui y voient une forme d’abandon et non de régulation. Cette situation peut être source de conflits et, par la suite, de rupture familiale.
Les transformations contemporaines de la famille et de la communauté villageoise s’accompagnent ainsi d’une crise de la transmission et de l’autorité. Ceci est particulièrement vrai des milieux sociaux les plus modestes et allophones (et ils sont nombreux) qui peinent à saisir les nouvelles formes de socialisation juvénile et le rôle joué par les institutions républicaines dans l’éducation et la protection des mineurs. La notion « d’enfant du juge » (mwana wa jugi), devenue courante à Mayotte, illustre de façon exemplaire la méconnaissance de ces institutions et l’affaiblissement de la position d’autorité des adultes.
Évoquant tour à tour la justice des mineurs et le droit des enfants, cette expression consacre l’idée selon laquelle les adultes ne sont plus autorisés à « redresser » les jeunes qui s’écartent des normes morales et sociales au risque d’être convoqués sinon condamnés par la justice de droit commun. Les châtiments corporels ont longtemps été un « outil éducatif » parmi d’autres ; en leur absence, beaucoup se sentent dépourvus de moyens d’action. L’éducation et le pouvoir de sanction à l’endroit des « enfants difficiles » relèvent dès lors de la seule compétence de l’État (sirkali).
Un État que l’on se représente comme tout-puissant – colonial hier, garant des institutions républicaines aujourd’hui – et qui appelle la soumission de ses sujets. Le déclin des institutions coutumières, c’est en quelque sorte le prix à payer d’une intégration française qui a longtemps été réclamée dans une visée séparatiste avec les Comores[2] et dont on découvre aujourd’hui les effets.
« Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! »
Ce pourrait être le mot de la fin. Cette assertion, entendue à maintes reprises chez des élus mahorais, témoigne de l’enjeu d’une intégration de la jeunesse qui pour l’heure fait défaut. Elle exprime, en creux, le lien que nous avons rappelé ici entre insécurité sociale et insécurité civile. Si la lutte contre la délinquance exige un certain équilibre entre mesures éducatives et mesures répressives, elle ne saurait faire l’économie de la question sociale qui recoupe, ici, la question générationnelle. Qu’ils aient la nationalité française ou non, la plupart des jeunes qui résident aujourd’hui à Mayotte y sont nés et/ou y ont grandi. Leurs préoccupations sont des plus triviales : aller à l’école, obtenir un diplôme, trouver un travail. À cela s’ajoute, pour les étrangers nés sur le territoire, l’obtention de la naturalisation à l’âge adulte, clé de voûte de toute autre forme d’insertion.
Tout en communiquant sur les efforts financiers sans précédent déployés aujourd’hui dans l’île, les gouvernements successifs adoptent pourtant un même type de gouvernance marqué par un alignement différé des droits et une dépense publique par habitant bien inférieure à celle enregistrée à l’échelle nationale. La démographie et la situation dégradée sur le plan sécuritaire appellent, à notre sens, une plus grande intervention publique dans les domaines de l’éducation, l’aide sociale à l’enfance, la prévention spécialisée, la protection judiciaire de la jeunesse, la lutte contre la pauvreté, l’insertion et la formation professionnelles.
« Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! », c’est aussi un appel politique à l’adresse de la société civile afin que celle-ci (re)prenne part à la production de la société. Pour les uns, qui convoquent un passé « où l’on vivait en paix », il s’agit de réactualiser certaines des institutions coutumières qui participaient des équilibres sociaux antérieurs. Considérés comme des « juges de paix », les cadis qui ont perdu leur pouvoir judiciaire et notarial en 2010 sont aujourd’hui remis au-devant de la scène pour prévenir la délinquance. Plusieurs communes ont signé une convention avec le Département et le Conseil cadial pour formaliser plus avant cette fonction de prévention et de médiation. Dans la même veine, certains appellent à un renforcement de l’éducation coranique qui a perdu du terrain face à l’école laïque. Dans les représentations émiques, la non-fréquentation de l’école coranique accroît sensiblement, en effet, les risques de basculer dans la délinquance.
Pour les autres, il ne s’agit pas tant de revenir à un ordre ancien, perçu comme dépassé, mais plutôt de créer les conditions d’une nouvelle forme d’encadrement social de la jeunesse, plus en phase avec ses besoins immédiats. Ainsi en est-il des nombreuses associations de quartier qui se sont créées ces dernières années. Avec, en toile de fond, un objectif affiché de lutte contre la déscolarisation et la délinquance, ces associations s’efforcent de soutenir les différentes étapes des trajectoires juvéniles : aide aux devoirs et mise à disposition de salles informatiques, animation socioculturelle, stages et contrats d’insertion, médiation avec les administrations et le service public de l’emploi, etc.
Portées par des adultes natifs de leur quartier d’implantation, elles fonctionnent le plus souvent avec un effectif de deux ou trois salariés, quelques services civiques et de nombreux bénévoles, dont certains sont eux-mêmes anciens délinquants. Leur mot d’ordre est d’apporter de l’aide aux jeunes en difficulté sans dépendre des secours de l’État et des collectivités.
Au regard de l’ensemble des processus d’exclusion qui affectent la jeunesse mahoraise, ce retour du collectif initié par des associations de quartier peut sembler insignifiant à bien des égards. Néanmoins, il révèle une énergie sociale agissant en marge d’une action publique jugée insuffisante et/ou quelque peu décalée par rapport aux réalités du territoire. Examiner et questionner le sens de cette dynamique associative revient à explorer simultanément la dimension conflictuelle d’une société en partie dépossédée de son organisation sociale et les systèmes d’actions (re)construits en réponse à cette désorganisation.
NDLR : Nicolas Roinsard a récemment publié Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges aux éditions du CNRS.