Savoirs

Quand l’anthropologie perd le Nord 

Anthropologue

Les sciences sociales ont longtemps envisagé le Sud comme l’écho lointain d’un passé révolu, un espace où les pratiques dites archaïques résistent face à l’essor de l’industrialisation. Pourtant, des études récentes révèlent que ces régions pourraient dessiner les lignes d’un futur imminent. Cette vision bouleverse radicalement notre perception de la modernité anthropologique, positionnant le Sud non plus comme un vestige mais comme le pionnier d’une transformation mondiale à venir.

«À quoi pense le Sud[1] ?  » : cette question fait écho à une thématique qui, si j’ose dire, colle à la peau de l’anthropologie depuis ses origines, celle de l’Altérité. Cette interrogation est coextensive au projet ethnographique qui s’est longtemps défini comme une exploration de l’ailleurs, une quête aux antipodes. À quoi pensent ces gens, et par ricochet que nous apprend sur nous-mêmes cette confrontation avec leur pensée ?

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Ce rapport constitutif à l’altérité a fait l’originalité de la démarche des anthropologues, mais nous savons aujourd’hui à quel point il est problématique et à quelles dérives il a pu conduire sur les plans éthique et épistémologique. Interprété dans ce contexte, le fameux : « Je hais les voyages et les explorateurs » qui ouvre Tristes tropiques prend un tout autre relief. Il met en cause l’idée selon laquelle une translation géographique, un déplacement aux antipodes, serait productrice de savoir, l’idée qu’on peut saisir, appréhender, la pensée de ces Autres.

L’une des spécificités de l’anthropologie par rapport aux autres sciences sociales est son arrimage à un terrain. Ethnographie, terrain, ce modèle a longtemps été inséparable d’un trajet spatio-intellectuel   entre les deux hémisphères. La globalisation néolibérale et les transformations qu’elle a induites ont profondément remis en cause la réification altéritaire qui caractérisait ces approches du réel. En sorte qu’on a vu s’esquisser un renversement de perspective qui s’est concrétisé dans la critique postmoderniste de l’ethnographie et plus récemment dans le courant postcolonial très présent dans ce secteur des sciences sociales.

Le moment gramscien en anthropologie

C’est ce contexte qui amène à réinterroger des œuvres et des engagements qui relèvent d’une période relativement éloignée de notre époque, celle qui va de l’après-guerre aux années 1960 lorsque le structuralisme s’est imposé et que les théories qu’il a suscitées se sont révélées particulièrement attractives. De


[1] À quoi pense le Sud ? La pensée magique d’Ernesto de Martino entre question méridionale et philosophie sociale, Colloque international, Universités Paris Cité et Sorbonne Nouvelle, 31 janvier et 1er février 2024. Organisateurs : Guillaume Le Blanc, Francesca Belviso.

[2] Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français : Italie du Sud et magie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999 ; La Terre du remords Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999 ; Le Monde magique, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003 ; La Fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, Éditions de l’EHESS, 2016.

[3] Riccardo Ciavolella, « L’émancipation des subalternes par la “culture populaire”. La pensée gramscienne et l’anthropologie pour appréhender l’Italie de l’après-guerre et le Tiers monde en voie de décolonisation (1948-1960) », Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 128-2, 2016.

[4] Cf. Giordana Charuty, « Le moment néoréaliste de l’anthropologie démartinienne », L’Homme, 195-196, 2010.

[5] Marianna Scarfone, « Gramsci en Inde : la réception de sa pensée dans les “Subaltern studies” », Raison présente, 175, 2010.

[6] James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

[7] Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Editions La Découverte, 2004.

[8] Provincialiser l’Europe. La pensée postcolonial et la différence historique, Éditions Amsterdam, 2000.

[9] Brutalisme, Éditions La Découverte, 2020.

[10] Theory from the South, Or How Euro-America is Evolving Toward Africa, Routledge, 2012.

Marc Abélès

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] À quoi pense le Sud ? La pensée magique d’Ernesto de Martino entre question méridionale et philosophie sociale, Colloque international, Universités Paris Cité et Sorbonne Nouvelle, 31 janvier et 1er février 2024. Organisateurs : Guillaume Le Blanc, Francesca Belviso.

[2] Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français : Italie du Sud et magie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999 ; La Terre du remords Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999 ; Le Monde magique, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003 ; La Fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, Éditions de l’EHESS, 2016.

[3] Riccardo Ciavolella, « L’émancipation des subalternes par la “culture populaire”. La pensée gramscienne et l’anthropologie pour appréhender l’Italie de l’après-guerre et le Tiers monde en voie de décolonisation (1948-1960) », Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 128-2, 2016.

[4] Cf. Giordana Charuty, « Le moment néoréaliste de l’anthropologie démartinienne », L’Homme, 195-196, 2010.

[5] Marianna Scarfone, « Gramsci en Inde : la réception de sa pensée dans les “Subaltern studies” », Raison présente, 175, 2010.

[6] James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

[7] Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Editions La Découverte, 2004.

[8] Provincialiser l’Europe. La pensée postcolonial et la différence historique, Éditions Amsterdam, 2000.

[9] Brutalisme, Éditions La Découverte, 2020.

[10] Theory from the South, Or How Euro-America is Evolving Toward Africa, Routledge, 2012.