Quand la macronie rencontre l’esport
Il l’avait clamé haut et fort devant deux cents figures de l’esport français en juin 2022. « Aujourd’hui commence une nouvelle ère, pas simplement pour vous reconnaître mais pour vous aider à vous structurer, à avancer et progresser ».
L’image était belle : Emmanuel Macron multipliait les déclarations et les sourires devant les cofondateurs des deux plus grandes structures de l’esport français. Et si les critiques dénonçant une récupération politique se sont abattues sur l’événement, sur X, Kameto, invité et cofondateur du club Karmine Corp, rappelait que l’essentiel était ailleurs : « Je veux juste que l’esport grandisse en France depuis le début j’ai jamais parlé de politique ou quoi c’était normal pour moi d’y aller pour faire grandir notre milieu rien de plus » Les acteurs de cette pratique sportive 2.0, avec claviers, souris et manettes, se sentaient enfin soutenus par les pouvoirs publics et c’était là, à leurs yeux, l’essentiel.
Une déclaration à la sortie d’une réunion de crise aura suffi à changer la nature de cette relation. À propos des jeunes impliqués dans l’embrasement des banlieues après la mort de Nahel, le président de la République confiait avoir le sentiment que « certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués. » Le chantre de la start-up nation s’est alors mis à dos une partie du secteur pour qui cette remarque est infondée. Ce décalage entre cette déclaration et les discours tenus auprès des professionnels du secteur a profondément marqué le monde de l’esport.
Kameto a confié quelques semaines plus tard au micro de France Inter s’être senti « un peu trahi ». « Tout le monde de l’esport était parti à l’Élysée pour la reconnaissance de l’esport, et deux ans plus tard, dès qu’il y a une carte à jouer, ça l’a joue. Moi j’ai beaucoup appris de cette épreuve. » Sur X, le président de la République a tenté, quarante-huit heures plus tard, de désamorcer cette rupture grandissante avec le monde du jeu vidéo : « J’ai fait bondir les gamers. J’ai pourtant toujours considéré que les jeux vidéo sont une chance pour la France, pour notre jeunesse et son avenir, pour nos emplois et notre économie. (…) Les jeux vidéo offrent des opportunités pour l’emploi et l’avenir, en faisant naître des champions, mais aussi des ingénieurs, des développeurs, des designers et des créateurs. » Autant de mots qui ne ne suffiront peut-être pas à reconstruire une relation apaisée dans l’immédiat.
Profiter d’un secteur en pleine croissance
Emmanuel Macron n’avait pas ménagé sa peine ces dernières années pour apparaître comme proche des préoccupations de l’univers du jeu vidéo. La veille du second tour de la dernière présidentielle, le président s’affichait au Touquet avec un pull à capuche Vitality, l’un des plus grands clubs esport de l’Hexagone. Ces clichés auraient d’ailleurs coïncidé avec une rupture de stock du produit d’après plusieurs médias spécialisés. Deux jours avant, le chef d’État donnait dans le même temps en qualifiant le secteur de « domaine d’excellence française » et d’une opportunité de plus de « rayonnement de la France » dans une interview accordée au média The Big Whale.
L’intérêt du nouveau monde pour cette pratique du sport électronique a été progressif, même si c’est à l’ancien monde – et plus précisément au gouvernement Cazeneuve – que l’on doit la création d’un statut juridique des joueurs professionnels de jeux vidéo compétitifs. Pas de trace de l’esport dans les promesses de la première campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. À cette époque, le secteur est en pleine professionnalisation comme le montre le décret du gouvernement Cazeneuve. Le sujet n’est malgré tout pas oublié par Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État au numérique, dès sa prise de fonction. La carte « geek » du premier gouvernement milite en faveur d’une industrie du jeu vidéo forte qu’il perçoit comme « un vrai levier de croissance ». Son successeur Cédric O avait ensuite été le premier à dévoiler une stratégie structurée pour le secteur à l’occasion du salon Paris Games Week 2019. « Le jeu vidéo est un secteur qui s’est longtemps développé tout seul. Mais c’est important qu’on l’accompagne », posait-il alors au micro d’Europe 1.
Numérique, innovant et en plein développement, l’esport ne pouvait laisser insensible la majorité présidentielle. En France, le jeu vidéo représentait un marché estimé à 5,5 milliards d’euros en 2022. Sa pratique professionnelle aurait généré 1,38 milliard de dollars de revenus l’an passé dans le monde selon les chiffres des analystes de Newzoo, et pourrait frôler les deux milliards de dollars en 2025. Preuve de cet engouement, l’équipe française Vitality a réalisé une levée de fonds de 50 millions d’euros l’an passé et son concurrent national, la Karmine Corp, aurait investi une vingtaine de millions d’euros pour intégrer l’élite européenne du jeu League of Legend. Grâce à leurs victoires en tournois majeurs, leurs nombreux sponsors et la vente de maillots, ces clubs ont alimenté un écosystème économique. Mais cet équilibre est fragile : l’ancien géant américain FaZe Clan, un temps valorisé 725 millions de dollars lors de son entrée en bourse été 2022, a été racheté en octobre dernier pour la modique somme de 17 millions de dollars.
Si le risque qu’une bulle spéculative éclate dans le secteur est réel, la scène professionnelle du jeu vidéo pourrait aussi représenter une réelle opportunité économique si elle poursuit son développement. La Karmine Corp a ainsi réussi le tour de force de convier 30 000 supporters à la Défense Arena de Nanterre en septembre dernier. La franchise est même devenue récemment résidente des Arènes, un stade de 3 000 places à Évry-Courcouronnes. Mais pour se développer encore davantage, le monde de l’esport a longtemps attendu un geste de la part du gouvernement : aligner sa TVA (20%) sur celles des autres événements culturels et sportifs (5%). Un amendement allant dans ce sens proposé par le député Renaissance Denis Masséglia dans le projet de loi de finance 2024 a été conservé par la majorité, comme pour se réconcilier avec le monde du jeu vidéo. Seule certitude : la passion de Denis Masséglia pour les jeux vidéo est, elle, bien réelle. À l’origine du premier groupe d’études consacré aux jeux vidéo, le député est un ancien mordu du très célèbre World of Warcraft et de l’incontournable Zelda.
Des mesures pour accompagner l’esport
La professionnalisation croissante de la discipline a poussé la direction générale des entreprises et la direction des sports à inaugurer les premières assises de l’esport en 2019. Le gouvernement s’est alors doté d’une ambition : faire de la France la première puissance esportive d’Europe en 2025. Pour y arriver, une feuille de route a été officialisée. D’une collaboration plus étroite du secteur avec l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance (INSEP) à la mobilisation des investisseurs publics, les promesses ont été nombreuses.
Trois ministres se sont réunis plus récemment, le 16 janvier dernier, pour continuer de porter cette stratégie. Preuve que la discipline est au croisement de plusieurs domaines ou preuve qu’il reste un objet aux contours encore flous, ce rendez-vous a rassemblé Amélie Oudéa-Castéra, ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, Rima Abdul Malak, ministre de la Culture et Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications.
À l’issue de cette journée, plusieurs annonces ont été faites. La principale d’entre elles reste le lancement d’une mission visant à créer une structure nationale pour piloter et appliquer la stratégie nationale esport. Une autre annonce a cependant comblé les dirigeants de clubs : l’instauration d’un recours au passeport talent « renommée internationale » pour les esportifs de haut-niveau, de quoi renforcer l’attractivité des équipes françaises. La ministre Amélie Oudéa-Castéra a également annoncé que la France souhaitait se positionner pour accueillir en 2024 les Olympic Esports Week.
Cette compétition créée par le comité international olympique s’apparentant à des Jeux olympiques de l’esport ne fait pas vraiment l’unanimité car la plupart des grosses licences en sont absentes. Preuve de ce désamour, les amateurs de jeux vidéo ont boudé les retransmissions en direct de la première édition qui a eu lieu à Singapour en juin dernier.
Donner à voir la start-up nation à l’international
L’esport n’est pas seulement une affaire de sport et de gros sous. Emmanuel Macron n’a cessé de chercher l’attention d’un électorat jeune, à grand renfort de vidéo avec les streamers Mac Fly et Carlito, mais la jeunesse lui a préféré Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon lors des deux précédentes présidentielles. S’intéresser à l’esport et donner à voir le président jouer aux jeux vidéo, c’est également une manière de se montrer proche des préoccupations d’un public jeune et de permettre au gouvernement d’apparaître connecté aux nouvelles générations.
Cet investissement de la macronie dans le secteur de cette pratique sportive 2.0 se fait à moindres frais, puisqu’il s’agit moins d’investissement que d’un accompagnement de la filière, mais le potentiel n’en est pas moins grand. Selon une enquête de l’association France Esports, 11,8 millions d’internautes âgés de 15 ans et plus s’intéresseraient à l’esport en 2023. Plus de 10 millions de fans auraient regardé au moins une compétition de jeux vidéo lors de l’année écoulée. S’intéresser au développement de la filière, c’est donc aussi toucher potentiellement autant de citoyens.
Mais au-delà des visés électoralistes, l’esport représente un outil d’influence. « Quand on a des entreprises comme Ubisoft ou comme Voodoo, qui vendent des jeux dans le monde entier, ou qu’on a des champions mondiaux d’e-sport, ça participe un peu du soft power de la France, de son image à l’international », reconnaissait l’ancien secrétaire d’État au numérique Cédric O interrogé par Europe 1. De nombreux pays s’investissent logiquement dans le secteur, comme l’Arabie Saoudite qui a présenté « Vision 2030 », un ambitieux projet aux 38 millions de dollars d’investissement pour permettre au royaume d’être une nation majeure de ce nouveau marché. Résumer ce projet à des chiffres, aussi importants soient-ils, serait manquer l’essentiel, puisqu’il s’agit avant tout de rendre l’émirat incontournable sur la scène internationale.
Avec moins de moyens déployés, Emmanuel Macron tente de se montrer actif en la matière. Il a lui-même annoncé la tenue de l’événement le plus important du jeu Counter Strike à Paris en mai dernier, ainsi que la compétition Trackmania Games de 2024. En marge du ZEvent, un événement caritatif réunissant les plus grandes stars du streaming français, le président de la République a posté une vidéo pour annoncer la tenue de ces deux épreuves majeures de l’univers du jeux vidéo. « Lorsque les acteurs de l’esport étaient venus à l’Élysée ils m’avaient demandé de mobiliser la France, pour qu’on soit au rendez-vous. Alors je voulais vous donner des nouvelles. La France accueillera deux événements internationaux exceptionnels. » Précédée d’un discours sur l’engagement écologique du gouvernement, l’annonce avait créé un malaise. De nombreux vidéastes gamers ont immédiatement rejeté ce soutien, certains dans un langage moins châtié que d’autres. Antoine Daniel, 2,85 millions d’abonnés s’était ainsi emporté en direct : « J’en ai ras le c.. qu’il fasse sa promo sur notre pu… de dos (…) Ça me casse les c…illes ! ». Avant de rajouter : « C’est à cause de gens comme lui, entre autres, qu’on fait ces événements-là ! ».
Peu importe. Emmanuel Macron a une dernière ambition : que les Worlds, le championnat du monde de League of Legends, posent leurs valises dans la ville lumière la même année que les JO. Cet événement suivi par des millions de fans avait déjà été accueilli par la France en 2019. Et si Riot Games, éditeur du jeu et organisateur des compétitions, a annoncé il y a quelques jours que la finale aura lieu à Londres, il reste encore la possibilité que la France accueille un tour des mondiaux. Jouer à domicile n’avait cependant pas suffi à une équipe européenne pour s’imposer il y a quatre ans à Paris. Depuis, les équipes du continent n’ont toujours pas réussi à décrocher ce titre, mais de nombreux aficionados de la franchisse français Karmine Corp espèrent que la montée de leur club dans l’élite européenne puisse changer la donne.