International

Au Sahel, un décolonialisme militaire

Anthropologue

Alors que les juntes militaires du Burkina Faso, du Niger et du Mali se retirent de la Cedeao et que les nouveaux dirigeants semblent portés par un sentiment populaire de rejet de l’influence française, une analyse du paradigme « décolonial » et de ses différents usages révèlent une forme d’idéologie qui sert avant tout les intérêts des élites au pouvoir.

En publiant un article très critique sur la politique catastrophique d’Emmanuel Macron au Sahel (en particulier à propos de la punition collective infligée aux populations locales), je n’avais évidemment pas pour objectif de conforter la stratégie des régimes militaires au pouvoir et d’exonérer leurs propres responsabilités dans la rupture avec la France. En général il faut être deux pour se fâcher de façon aussi radicale, et toute escalade implique les deux parties.

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Une analyse de la façon dont les officiers qui pilotent les gouvernements du Mali, du Burkina Faso et du Niger instrumentalisent et amplifient les ressentiments populaires à l’égard des anciens colonisateurs (leur « francophobie ») me semble donc nécessaire et complémentaire, d’autant plus que le fait de rendre la France (et à travers elle l’Occident) responsable de toutes les déceptions des indépendances, de tous les échecs des démocraties, de toutes les impasses du développement, rejoint de façon intéressante le pôle le plus radical d’un courant intellectuel devenu à la mode tant en Afrique que dans le monde, sous le label de « décolonialité » ou de « décolonialisme ». Je vais donc faire un détour préalable par cette école de pensée avant d’examiner sa connexion avec les discours des officiers au pouvoir et les acclamations de leurs supporters.

Le paradigme décolonial et ses variantes

Le paradigme décolonial a pris naissance en Amérique latine, chez des auteurs relevant plutôt de disciplines littéraires et herméneutiques. La colonisation à laquelle leur récit alternatif se réfère est celle de l’Amérique à partir de l’arrivée de Christophe Colomb à la fin du XVème siècle, marquée par la soumission et le massacre des peuples dits « indigènes ». Mais cette colonisation espagnole ou portugaise, qui fut aussi une colonisation de peuplement, a pris fin depuis bien longtemps, autrement dit les souvenirs politiques directs de sa domination, de son arbitraire, et de sa violence se sont largement esto


[1] Colin, P. & Quiroz, L. 2023 Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latines. Paris: La Découverte.

[2] Cf. Pillet, B., 2019 « Le décolonialisme et ses déclinaisons », Revue Possibles 43 (2): 14-28 ; Dufoix, S. 2023 Décolonial. Paris: Anamosa.

[3] Santos, B. S. 2011 « Épistémologies du Sud ». Etudes Rurales 187: 21-50 ; Mignolo,W. 2013 « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, 73 (1) : 181-190.

[4] La tradition marxiste n’échappe pas à cette condamnation.

[5] Cf. entre autres les écrits de Paulin Hountondji et de Souleymane Bachir Diagne.

[6] Green, M. 2023 « Privileged observers and colonial continuities. Institutional economies of expert knowledge in anthropology and international development », American Ethnologist.

[7] Il y a aussi toute une littérature critique des paradigmes post-colonial et décolonial et de nombreuses controverses et polémiques à partir de postures théoriques et politiques variées (cf. entre autres Bayart, J.F 2010 Les études post-coloniales. Un carnaval académique. Karthala ; Taguieff, P.A. 2020 L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme. Paris, Éditions de l’Observatoire).

[8] 11 février, Télévision nationale nigérienne

[9] Táíwò, O. 2022 Against decolonisation: Taking African agency seriously. Hurst Publishers. Elgass 2023 Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial. Riveneuve

[10] Olivier de Sardan, J.P. 2021 La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà, Paris : Karthala.

[11] Borrel, T., Boukari-Yabara, A., Collombat, B. & Deltombe, T. 2021 L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique. Paris: Seuil.

[12] Alain Policar rappelle que « L’affirmation décoloniale principielle est celle de l’indissociabilité de la colonialité et de la modernité », AOC, 15 février 2024. Si cet énoncé peut être plausible s’agissant des re

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

Notes

[1] Colin, P. & Quiroz, L. 2023 Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latines. Paris: La Découverte.

[2] Cf. Pillet, B., 2019 « Le décolonialisme et ses déclinaisons », Revue Possibles 43 (2): 14-28 ; Dufoix, S. 2023 Décolonial. Paris: Anamosa.

[3] Santos, B. S. 2011 « Épistémologies du Sud ». Etudes Rurales 187: 21-50 ; Mignolo,W. 2013 « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, 73 (1) : 181-190.

[4] La tradition marxiste n’échappe pas à cette condamnation.

[5] Cf. entre autres les écrits de Paulin Hountondji et de Souleymane Bachir Diagne.

[6] Green, M. 2023 « Privileged observers and colonial continuities. Institutional economies of expert knowledge in anthropology and international development », American Ethnologist.

[7] Il y a aussi toute une littérature critique des paradigmes post-colonial et décolonial et de nombreuses controverses et polémiques à partir de postures théoriques et politiques variées (cf. entre autres Bayart, J.F 2010 Les études post-coloniales. Un carnaval académique. Karthala ; Taguieff, P.A. 2020 L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme. Paris, Éditions de l’Observatoire).

[8] 11 février, Télévision nationale nigérienne

[9] Táíwò, O. 2022 Against decolonisation: Taking African agency seriously. Hurst Publishers. Elgass 2023 Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial. Riveneuve

[10] Olivier de Sardan, J.P. 2021 La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà, Paris : Karthala.

[11] Borrel, T., Boukari-Yabara, A., Collombat, B. & Deltombe, T. 2021 L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique. Paris: Seuil.

[12] Alain Policar rappelle que « L’affirmation décoloniale principielle est celle de l’indissociabilité de la colonialité et de la modernité », AOC, 15 février 2024. Si cet énoncé peut être plausible s’agissant des re