Contre la sociologie à thèse : trois leçons tirées de Distant Voices, Still Lives
Chacun sait ce qu’on nomme péjorativement un « roman à thèse » ou un « film à thèse ». C’est une fiction cousue de câbles blancs, dans laquelle une démonstration prévue d’avance se déroule selon des schémas si prévisibles que les personnages sont réduits à des stéréotypes, et l’intrigue à une série de passages obligés aussi univoques que manichéens permettant d’aller par une autoroute des prémisses à la conclusion.
Pour démontrer ce qu’il veut démontrer, l’auteur élimine tout ce qui pourrait interroger sa « thèse », compliquer les choses, ouvrir des possibles, ménager des contrepoints ou instiller des doutes. La vie humaine s’abolit dans sa caricature.
De surcroît, les fictions à thèse ne sont pas seulement esthétiquement pesantes, ce sont aussi des entreprises contestables au plan des valeurs, tant elles incarnent l’alliance de la bonne conscience de l’auteur et de son refus de laisser aux lecteurs ou spectateurs le moindre rôle actif dans la façon dont ils vont recevoir l’œuvre. Pris par la main comme des benêts et conduits de force dans les avenues dégagées d’un monde aussi transparent qu’univoque, les destinataires de la fiction à thèse n’ont le choix qu’entre l’engourdissement dans une sorte de demi-coma mental et la fuite précipitée.
À l’inverse, on sait que les grandes œuvres artistiques ont toujours cette qualité d’explorer la vie humaine d’une façon qui, tout en étant parfaitement intelligible, semble ouvrir des espaces infinis, et cela en pariant sur l’intelligence et la sensibilité de leurs lecteurs ou spectateurs. Comme s’il y avait un lien entre le degré d’achèvement esthétique de l’œuvre et l’intensité de la confiance de l’artiste en notre capacité à outrepasser nos routines perceptives pour appréhender sa nouveauté (une question très familière aux peintres).
Marcel Proust avait fait de cette foi simultanée en son œuvre et en son lecteur une règle d’écriture et de vie, au point de prendre le risque d’être totalement incompris, au cas où le destinataire manquerait de la sagacité que l’œuvre attendait de lui. C’est ce qu’on pourrait nommer la règle du « tant pis pour moi », en référence à ce passage saisissant d’une lettre à son éditeur, où Proust écrit à propos de l’incompréhension et des contresens du public désemparé par les premiers tomes de La recherche :
« Je me suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité[1]. »
Tout ceci pourrait sembler nous emmener bien loin des sciences sociales. Nous, sociologues, anthropologues ou historiens, ne sommes pas des auteurs de fiction. Notre rôle n’est pas de créer des personnages plus vrais que vrais ni de bâtir des intrigues capables de faire palpiter la vie humaine. Personne ne nous demande de représenter la réalité en donnant chair et corps à des histoires singulières et des individus uniques en leur genre. Les qualités d’imagination, d’écriture ou de style attendues de nous n’ont rien à voir avec celles qu’exige l’art du romancier ou celui du cinéaste. On pense même souvent que l’objectif de la sociologie ou de l’anthropologie[2] est exactement l’inverse.
Lorsque nous traitons une question, nous devons parvenir à simplifier le réel de façon à atteindre un degré de généralité capable de dépasser le cas individuel. Nos résultats scientifiques doivent être exposés clairement, sans paradoxes ni ambiguïtés. Et de fait, nombre de sociologues ne perçoivent pas comme un risque le fait de tomber dans la « sociologie à thèse »
La sociologie à thèse est à la sociologie ce que le roman à thèse est au roman
Je crois pourtant que nous devons nous méfier résolument de ce risque, car la sociologie à thèse existe. Elle est à la sociologie ce que le roman à thèse est au roman : il lui manque tout simplement « la vie », au sens où Marcel Mauss parlait de la texture « vivante » des actions et des relations sociales, cette vie de la société que pour sa part il avait tenté de saisir en appréhendant le don comme un « fait social total[3] ».
C’est pourquoi les grandes œuvres de cinéma ou de littérature sont pour nous des guides précieux, qui nous disent quelque chose d’essentiel pour notre propre façon de conduire nos recherches. Il ne s’agit pas simplement de puiser des « documents » dans la fiction, selon la théorie de Nathalie Heinich[4], mais bel et bien de nourrir sa réflexion sur les métamorphoses contemporaines de la masculinité et la filiation à la source, par exemple, de grands romans ayant cette double qualité d’explorer la vie humaine de façon profonde et neuve, et de parier sur la capacité du lecteur à saisir et développer les implicites de la mise en intrigue.
Je voudrais tâcher ici d’expliciter quelques-unes des leçons sociologiques très générales que j’ai, pour ma part, tirées de mon amour des grandes œuvres de fiction, qu’elles soient des romans, des films ou du théâtre. Je partirai d’un seul exemple, un film qui porte justement sur mon thème de travail, les transformations des relations sexuées dans la famille et la parenté contemporaines, et qui me paraît l’exact contraire d’un film à thèse : Distant Voices, Still Lives, de l’anglais Terence Davies (1988).
Distant Voices, Still Lives : un hommage poignant à la famille ouvrière anglaise des années cinquante
Distant Voices, Still Lives est considéré comme l’un des plus grands films britanniques de tous les temps. Son sujet est en apparence très simple : l’évocation de la vie d’une famille ordinaire de la classe ouvrière à Liverpool, entre la Seconde Guerre mondiale et les années soixante. Cette famille – le père, la mère et les trois enfants Eileen, Maisie et Tony – est saisie tout d’abord rétrospectivement, dans les souvenirs d’enfance de la fratrie (Distant Voices), puis « en direct » pour les personnages – mais rétrospectivement pour le cinéaste –, dans la période où ils quittent l’adolescence pour se marier et fonder une famille (Still Lives).
D’une grande beauté formelle, accordant une place majeure à la musique religieuse et aux chansons populaires, le film se présente comme une suite de scènes discontinues, un peu à la manière dont on feuilletterait un album de photos. À ceci près que ces scènes sont puissamment reliées l’une à l’autre par un fil émotionnel, comme si chacune suscitait son double, son écho, ou son opposé.
Ce fil sensible (exact opposé des câbles blancs démonstratifs des films à thèse) est celui que tissent non seulement les associations de la mémoire, mais aussi celui par lequel le cinéaste fait croître une intense nostalgie, qui culmine dans les dernières images. Un temps et un monde ont disparu, seule la mémoire des survivants les retient encore au bord d’être engloutis à jamais, et le film est là pour saisir ce qu’il peut des moments, des instants, les restituer avec toute la densité possible, et tenter d’immortaliser ce qui n’est déjà plus.
Cette famille est saisie au plus près, sans un seul plan large, dans quelques endroits privés (la maison) et publics (le pub, l’église, l’hôpital), à travers des scènes de la vie quotidienne, quelques événements familiaux mémorables, une évocation des fêtes de Noël et quatre cérémonies rassemblant proches et amis : les funérailles du père, les mariages d’Eileen puis de Tony, et le baptême de la fille de Maisie.
Très personnel sans être autobiographique (ni l’homosexualité de Terence Davies, ni la famille nombreuse dans laquelle il a grandi ne sont évoquées ici), le film tient les deux bouts de la chaîne : restituer des moments singuliers, manifestement vécus par Terence Davies lui-même, et les replacer dans une forme narrative qui se détache de sa propre mémoire pour créer une famille de fiction différente de la sienne, bâtir le fil narratif à partir des liens entre ses personnages, et atteindre la généralité d’un tableau de mœurs[5].
Ainsi ce film, que Terence Davies a conçu en hommage à sa mère, est aussi beaucoup plus que cela : un hommage poignant à un mode de vie et à une classe sociale qui ont laissé relativement peu de traces et peuvent sombrer dans l’oubli. On pense ici plus d’une fois à l’un des plus beaux et des plus stimulants livres qu’ait produits la sociologie du monde ouvrier, A Local Habitation[6] de Richard Hoggart, quoique le film de T. Davies soit une évocation plus stylisée, à la fois plus réaliste et plus lyrique.
Le choc frontal des deux côtés de la famille : douceur maternelle et violence paternelle
Et c’est ici que nous pouvons méditer une première qualité de ce film. En endossant le genre du récit d’enfance, on pourrait s’attendre à ce qu’il présente une vision quelque peu enchantée de la vie de ces familles, au risque de forcer le trait du côté de l’anecdote drôle ou touchante, et de cultiver un pittoresque sépia entre La Gloire de mon père et Le Château de ma mère. Rien de tout cela. Distant Voices, Still Lives échappe au film de genre car il est construit sur l’entrelacement paradoxal de deux côtés radicalement opposés de la vie.
D’un côté, il nous saisit par sa façon d’attraper au vol les bonheurs simples de l’enfance, dont l’émotion est décuplée par la nostalgie. La douceur toujours très retenue de la voix et des gestes de la mère scande toute la première partie : quelques mots gentils au petit déjeuner avant de partir pour l’école, une caresse sur le front et les mains d’une fillette malade, un long regard de la fenêtre pour donner du courage à un petit garçon puni, un signe de la main vers une jeune fille timide qui se lance et prend le train pour son premier job d’été. On pense à Richard Hoggart évoquant son refuge de petit orphelin chez sa grand-mère : « J’entendis la voix de l’amour inconditionnel, et je sus que j’étais arrivé au port. »
Mais de l’autre côté, le film nous saisit en donnant à voir, comme jamais avant lui, les plus sordides des violences ordinaires. En toile de fond, il évoque celle que subissent les ouvriers dans leur chair, au risque de leur vie : une maladie des poumons étouffe le père prématurément, une double chute de chantier blesse gravement le fils et le gendre. Répétition terrible, d’une génération à l’autre, de quasiment la même scène : la petite famille rassemblée autour d’un homme dans un lit d’hôpital. Mais c’est en gros plan qu’il scrute sous nos yeux la violence domestique que ces hommes répandent autour d’eux, faisant de la vie privée le plus dangereux des espaces clos. Car ce film beau et nostalgique est aussi l’un des films les plus crus et les plus aigus que l’on puisse voir sur les coups, les menaces, les intimidations des hommes des classes populaires sur leur femme et leurs enfants.
Cette famille rassemblée sous l’aile de la mère vit sous le joug d’un homme tyrannique. C’est la scène où le mari empoigne les cheveux de sa femme et la cogne en hurlant jusqu’à la piétiner au sol, la couvrant de plaies et de bleus. La scène où le père frappe Maisie à coups de pelle à charbon alors qu’elle lave le sol à genoux dans la cave, parce qu’elle a osé demander deux sous pour aller danser. La scène où Tony, six ans, est jeté dehors au moment où la nuit tombe et où les chiens aboient : « There’s no place for you here. » La scène où Eileen, sauvée de justesse des bombardements sur Liverpool, arrive à la cave où les parents et voisins s’angoissent de l’absence des enfants et se fait accueillir par une gifle. La scène, enfin, où le père, pris d’une sorte de crise, tire violemment la nappe du repas de Noël et envoie tout valser, vaisselle et plats, devant les enfants terrifiés.
Cette violence réapparaîtra bien après la mort du père, dans la deuxième partie du film, quand les filles de la nouvelle génération deviendront des épouses : qui tirera le bon numéro, le mauvais ? Des deux grandes amies d’Eileen, Mick est heureuse avec un bon gars pas compliqué, mais Jingles est terrorisée par un mari dont la violence est tout autant mentale que physique. Bien alcoolisé, celui-ci en oublie jusqu’à la règle de se tenir en société, hurlant sur sa femme et la menaçant alors qu’elle sanglote au vu et su de tous.
Ainsi ce film, loin de se contenter de chercher à rendre la vérité humaine principalement par l’art de la nuance et du contrepoint, a eu l’audace de la chercher en accentuant volontairement le choc frontal entre les deux côtés opposés – bonheur et malheur, protection et peur, soin et souffrance, réassurance et menace, douceur et violence, féminin et masculin – de la vie de ces familles.
Leçon 1 : « Dévoiler » les logiques cachées ou « donner à voir » ce qui est sous les yeux ?
De là une première question : et nous ? Que ferions-nous si nous avions pour tâche de traiter en sociologues du même « sujet », disons la vie des familles et les rapports de genre des classes populaires dans les mêmes décennies ? L’audace du film nous incite à poser la question des objectifs et du sens même de notre travail. Que cherchons-nous à montrer ? On sait qu’en sociologie deux grandes voies sont possibles, entre lesquelles nous sommes, volens nolens, amenés à choisir.
Nous pouvons concevoir notre tâche comme celle de « dévoileurs » des logiques cachées, dont l’objectif est de parvenir à franchir le rideau des apparences, des idéologies et des aliénations pour mettre à nu la grande mécanique des déterminismes sociaux, à commencer par celle des intérêts, des rapports de pouvoir et de domination qui agissent sur les gens quoi qu’ils sachent ou prétendent. Et dans ce cas, il y a fort à parier que le côté féminin (la tendresse de la mère, sa façon de perpétuer la vie de cette famille, de la rendre aimable et supportable) sera « dévoilé » au profit de coulisses données comme plus vraies, celles où se perpétuent les grands mécanismes de reproduction de la violence masculine.
L’absence de révolte de l’épouse sera réinterprétée comme une aliénation aux stéréotypes, voire un actif « consentement à la domination ». C’est ainsi qu’est analysée, on le sait, toute l’attitude des femmes kabyles dans La Domination masculine de Pierre Bourdieu[7]. Dans cette perspective, on considérera la famille avec une méfiance de principe, comme une pure création du patriarcat, l’institution la plus pernicieuse qu’aient jamais inventée les dominants pour aliéner les dominées, perpétuer les rapports de « classe de sexe » et instrumentaliser le sexe féminin tout entier, réduit à un outil au service des stratégies et rivalités entre les hommes.
Mais nous pouvons aussi appréhender notre tâche – et Pierre Bourdieu lui-même l’avait fait à ses débuts, dans sa belle ethnologie de la maison kabyle[8] – comme un travail particulier de description de la vie sociale, dont l’objectif est non pas de dévoiler un quelconque mécanisme caché, mais au contraire de donner à voir ce qui est sous le regard mais que l’on ne voit pas, tant les manières d’agir qui font une société ont cette familiarité dont l’évidence « crève les yeux ».
Cette conception de la sociologie comme une science fondamentalement descriptive, dont le travail est de montrer « comment certaines choses vont ensemble », est celle qui fut défendue avec vigueur par Marcel Mauss[9]. Loin de considérer que, pour décrire en sociologue la vie des familles des classes populaires anglaises, il faudrait considérer le bonheur dispensé principalement par les femmes comme « l’apparence » à transpercer pour atteindre la « réalité » de la domination masculine, elle se donnera pour première tâche de penser la question difficile de leur coexistence.
Sans aller plus loin, remarquons simplement ici que cette conception du travail sociologique n’est pas sans rapport avec ce que Proust disait être le travail d’élucidation de la vie par la littérature. On sait qu’il définissait le romancier comme un « opticien », qui permet au lecteur de « lire en lui-même » en façonnant les verres qu’il lui tend successivement[10].
Une différence capitale, cependant, doit être soulignée : le romancier saisit la généralité par le récit du cas singulier et met en forme les tensions entre les opposés par un art consommé de faire sentir l’implicite. Notre tâche de sociologues est au contraire d’amener à l’explicite ce qui dans la vie sociale ne l’est pas, et ainsi de faire de « ce qui va de soi », « ce qui va sans dire » dans tel milieu, telle société, voire telle civilisation, un objet de réflexivité collective.
Les régularités dans les manières d’agir peuvent être décrites dans leur force contraignante – celle d’un milieu de vie, de ses usages, de ses mœurs, de ses ressources disponibles – sans être transformées abusivement en lois déterministes. Car dès lors qu’on emprunte la voie de l’opticien, on n’est jamais tenté de mettre de côté la capacité fondamentale d’agir de soi-même : la question des régularités[11] s’inscrit elle-même dans un horizon plus large qui l’englobe, celui des règles, valeurs et significations que les individus mobilisent pour agir au sein d’un monde commun.
Leçon 2 : Changement social, rêves et idéaux
L’une des scènes les plus poignantes de Distant Voices est celle où la mère, assise sur le rebord de la fenêtre du premier étage, dos dans le vide et jambes à l’intérieur, a descendu la vitre jusqu’à ses genoux et fait ses carreaux. Ses enfants, inquiets, la surveillent de la rue et on les entend murmurer en eux-mêmes « Don’t fall, mum, don’t fall… ». Cependant que la musique s’amorce doucement, on reconnaît la belle chanson d’Ella Fitzgerald, Taking a Chance on Love, et un mini dialogue se superpose à la scène : « Why did you marry him, mum? – He was nice, he was a good dancer. » La caméra s’éloigne, se déplace et c’est la scène des coups du mari, d’une brutalité inouïe, « Shut up, shut up! », il crie, frappe, jette à terre, piétine. La scène se clôt sur un gros plan de l’épouse, le visage et les bras couverts d’ecchymoses, cirant un meuble avec ses dernières forces, cependant que la voix d’Ella emplit maintenant tout l’espace. Que nous dit cette scène ? Cette femme, qui a tout perdu du côté du lien conjugal, a tout gagné du côté de l’amour filial. Au moment où ses songes de jeunesse se fracassent, le pouvoir de rêver un monde différent ne s’avoue pas vaincu. Elle l’a transmis, en particulier, à ses filles. Elle a fait un fils qui ne ressemblera pas à son père. Et on se demande en voyant le film si, contre toute attente, ce n’est pas elle qui, finalement, parvient à l’emporter.
Le père tyrannique n’ignore pas les sentiments, mais ils sont comme bloqués dans sa poitrine. On entrevoit parfois une tout autre image de lui, quand il panse son cheval en sifflotant sous les yeux des enfants médusés ; quand il entrouvre la porte de la chambre où Eileen, Maisie et Tony sont endormis et accroche un petit cadeau à leur lit la nuit de Noël, « Good night, kids » ; lorsqu’il décide, à la dernière extrémité, de quitter l’hôpital et revient en tremblant sur ses jambes chercher un ultime refuge et mourir parmi les siens. Ses derniers mots pour Tony, jeune appelé au service militaire à qui il a refusé violemment toute réconciliation, sont prononcés avec une grande difficulté mais clairement : « I… was… wrong. – Okay, Dad, okay. »
Après la mort du père, toute la deuxième partie du film est un hymne à l’amour familial ; non seulement à l’amour filial des trois enfants pour leur mère, mais à l’amour fraternel entre le frère et ses deux sœurs. Cet amour filial et fraternel place le garçon et les filles sur un pied d’égalité, parfois même de similitude. Étonnante scène où Tony au moment de son mariage se met à pleurer son père manquant, comme Eileen l’avait fait lors du sien, au temps où son jeune frère consolait tant bien que mal cette détresse incompréhensible, « I want my Dad », en n’imaginant pas que cela puisse un jour lui arriver.
On pourrait multiplier les exemples. Comme le savent les anthropologues de la parenté, décrire les liens familiaux oblige à penser le genre et les relations sexuées de façon plus complexe que dans une perspective de « classes de sexe », car ces liens institués sont fondamentalement hétérogènes, tant au plan du sens qui leur est accordé et des « attentes » sociales liées aux statuts endossés, que des liens intersubjectifs et des sentiments personnels qu’ils favorisent. Alliance, filiation et germanité s’opposent et se modifient, cependant que les tensions ainsi dessinées inscrivent les rapports de genre dans une dynamique sociale qui n’est pas écrite d’avance.
Tout le film, on le perçoit progressivement, est construit du point de vue des femmes, et plus particulièrement des deux filles, Eileen et Maisie. Douces, révoltées, rêveuses, drôles, aimantes, complices, ne s’en laissant jamais compter, la bande des filles (incluant Mick et Jingles, les deux amies d’Eileen) adorent la mère, mais ne reproduisent pas cette forme de silence et de réserve qui l’a tenue prisonnière de son mari sa vie durant. Elles parlent, jugent, commentent, et se soutiennent bravement. On comprend aussi qu’elles vont connaître de sérieux déboires, car elles vivent dans un monde encore largement dominé par la puissance maritale et la violence masculine, mais avec elles une nouvelle ère se profile à l’horizon, où les femmes pourraient prendre la parole et devenir de véritables interlocutrices. L’état des choses ancien cesse d’aller de soi. Comment ne pas voir que c’est à elles, et non à son père, que se rallie leur frère Tony ?
Et c’est la deuxième leçon que je tire de ce film : la sociologie doit impérativement forger des outils pour penser et décrire le changement social. « Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse », disait Marcel Mauss[12]. Parmi les facteurs de changement, il y a certes les conditions concrètes de la vie, urbanisation, tertiarisation, machines à laver, scolarité des filles… Mais il y a aussi les tensions internes à la parenté, comme ici où la germanité (cette fraternité au sens premier du terme) semble tirer la famille vers les valeurs démocratiques de liberté et d’égalité, cependant que la filiation maternelle et la filiation paternelle luttent l’une contre l’autre et s’opposent comme deux valeurs sociales majeures, à la fois opposées et combinées au sein d’une « hiérarchie » que Louis Dumont nous a appris à penser comme « englobement de la valeur contraire[13] ».
Et il y a enfin cette dimension essentielle de la vie des sociétés individualistes qu’est la façon dont leur culture transforme continûment les rêves et les idéaux communs, à travers les ouvrages de l’esprit : récits, pamphlets, romans, théâtre, films de fiction… Stanley Cavell, dans À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage a su déceler la force d’émancipation des femmes contenue dans le cinéma des années trente et quarante et ses « comédies de l’égalité[14] ». Loin des stars hollywoodiennes, Terence Davies poursuit à sa façon ce combat en célébrant, comme peu de cinéastes l’ont fait, l’humanité et la force des femmes de la classe ouvrière au mitan du XXe siècle, dont il se fait gardien de la mémoire.
Leçon 3 : Cérémonies, rites et fêtes dans les sociétés individualistes
Une troisième particularité très frappante de Distant Voices est la place qu’y occupent les cérémonies, telles qu’elles se déroulaient dans la classe ouvrière anglaise des années cinquante et soixante. Terence Davies les met en valeur comme des moments non pas d’artifice, de faux-semblant et de démonstration sociale, mais bien au contraire comme des moments de grande dignité, d’humanité et de fraternité. Elles forment comme l’horizon d’attente d’un monde humain idéalisé, dans lequel – riche ou pauvre, puissant ou misérable – chacun serait reconnu comme capable d’incarner « l’époux », « l’épouse » « le père », « la mère », « l’enfant », au même titre que n’importe lequel de ses contemporains. Elles magnifient, en un mot, les statuts de la parenté face à la naissance, à l’amour et à la mort.
Le début du film en témoigne quand s’ouvre plein cadre, de façon lente et solennelle, la scène du départ dans un long corbillard avec chauffeur, vers les funérailles du père. Chacun se confronte secrètement à sa place dans la famille et se demande pourquoi la vie n’a pas tenu ses promesses. Mais ces réflexions restent tues, car face à la mort, chacun doit jouer la partition qui lui revient dans la cérémonie et le fait sans hésiter, pour perpétuer la façon dont la société honore ses morts.
On n’en saura pas plus, car déjà apparaît en écho une autre cérémonie : celle du mariage d’Eileen, autour duquel s’organise toute la première partie du film. On y entre après la cérémonie elle-même, au moment où la fête rassemble une petite vingtaine de personnes pour un repas à la maison puis la soirée au pub. C’est le moment de chanter. Les femmes de trois générations, les timides comme les expansives, se lancent l’une après l’autre et enchaînent les chansons a capella, seules ou ensemble, parfois rejointes par les hommes. Ces chansons – qui assurent elles aussi la dominance du féminin dans le film – donnent leur contrepoint de corps et de chair aux statuts abstraits de la parenté.
Elles résonnent comme des aveux, des confidences, des espoirs secrets, des consolations, des tragédies existentielles. Celle qui chante la nostalgie ou la tendresse doit maîtriser sa voix, contenir l’émotion qui monte dans sa gorge, pour aller jusqu’au bout. Celle qui choisit un air plus gai ou drôle entraîne les autres, et assure la réussite de la soirée, refrain repris tous en chœur, verres remplis et re-remplis, rires et chaleur du pub. La fête est le triomphe de la communauté sociale, par-delà sa division quotidienne en petites familles aux portes refermées. On aurait cent choses à dire, sociologiquement, de ce que ce film nous dit de la fête dans les classes populaires. Je n’en garderai qu’une.
La relégation sociale n’emporte pas tout. Il y a des moments où dans les mots et les gestes universels de la cérémonie, dans le suspens qu’indiquent les habits de fête, et en particulier dans ce film les robes, vestes et escarpins qui magnifient les années cinquante et soixante, et que Terence Davies a soigneusement choisis pour leur sobre élégance, chacune, chacun est « un peu plus que soi ». Pas un autre, pas un bourgeois, entendons-nous bien. Soi- même, bien précisément, mais soi-même porté à la hauteur de tout être humain qui peut lever la tête au-dessus de l’horizon fermé des travaux et des jours.
Terence Davies, en valorisant ainsi la cérémonie, n’en donne jamais une vision naïve. Il sait parfaitement faire trembloter la belle photo de groupe, en montrant qu’à la marge du chœur on pleure, on se dispute, on rote. Mais il nous rappelle que les anthropologues et ethnologues des sociétés traditionnelles ont su décrire l’importance capitale des fêtes, des rites et des cérémonies dans la façon dont une société travaille à intégrer l’un après l’autre chacun des siens, et relance le mouvement du temps de la communauté.
On a parfois présenté la société individualiste comme celle qui aurait rompu avec ces formes imposées, et dénoncerait leur artifice au profit de la spontanéité des attitudes intersubjectives et de la libre création de soi. Et il est vrai qu’avec mes collègues sociologues et anthropologues de la parenté, nous avons été aux premières loges, dans les dernières décennies du XXe siècle, pour prendre la mesure de la vive contestation de manières d’agir qui apparaissaient formelles et désuètes, lorsqu’elles étaient contraires aux valeurs montantes de liberté, d’égalité et d’authenticité personnelle.
Mais comment comprendre cette contestation ? Comme la fin des cérémonies, que beaucoup assimilaient à des traditions dépassées à « l’ère de l’individu » ? Ou comme l’appel à leur réinvention ? Du temps a passé. Aujourd’hui il est clair que la période de l’informel à tout crin a vécu. Chacun s’est peu ou prou réconcilié avec la cérémonie. Distant voices, dès les années quatre vingts, et contre l’air du temps de l’époque, allait plus loin en nous montrant à quel point il est absurde d’opposer le moi et le nous, le spontané et l’artificiel, en un mot de croire que le dédain des formes puisse être un progrès en humanité.