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La victoire de Poutine et la « magnifique Russie du passé  »

Politiste

Des « élections » présidentielles ont lieu du 15 au 17 mars 2024 en Russie et dans les territoires ukrainiens militairement occupés. Des votes, anticipés et facilitant donc toutes les fraudes, ont commencé dès le 25 février, et d’autres se feront de façon électronique. Vladimir Poutine, soixante et onze ans, sera élu président pour la cinquième fois et pour six ans. Il aura un pourcentage élevé des voix et, le cas échéant, il pourra se représenter en 2030 pour six années supplémentaires.

Vladimir Poutine est devenu président de Russie en 2000. « Ancien » du KGB – mais il n’y a pas d’« anciens » dans ce genre d’organisations –, directeur du FSB, il a été choisi par une équipe de communicants politiques de l’Administration présidentielle en 1999 pour remplacer Eltsine. Il fallait un candidat qui accepte de ne pas sanctionner les proches de Boris Eltsine pour les détournements de richesses commis aux cours des années 1990 et qui puisse plaire aux Russes. Un sondage a montré que ceux-ci rêvaient d’un « Stirlitz », le héros d’une série télévisé des années 1970, un agent secret soviétique infiltré au cœur du pouvoir nazi pendant la guerre. Vladimir Poutine correspondait au profil[1]. Tout a donc été fait pour assurer son élection en 2000, et le déclenchement d’une nouvelle guerre en Tchétchénie a permis au candidat choisi de poser à bord d’avions militaires, tandis que se renforçaient les angoisses de la société russe.

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En 2004, Poutine a été réélu grâce à une authentique popularité : il était jeune, dynamique, et disposait de quelques bons ministres qui, grâce à la hausse spectaculaire des prix du pétrole sur les marchés mondiaux, avaient entrepris de rétablir les équilibres financiers de la Russie. Celle-ci semblait alors se moderniser, même si les libertés publiques se réduisaient déjà. La Constitution de 1993 interdisait un troisième mandat consécutif : Poutine s’est donc écarté, laissant la place pour quatre ans au falot Dimitri Medvedev qui, malgré ses déclarations niaises – « La liberté, c’est mieux que la non-liberté… » – a semblé à certains incarner un renouveau. Mais le pouvoir restait entre les mains de l’équipe poutinienne et, notamment, des « anciens » du KGB installés à des postes décisionnaires dans tout le pays.

La vie politique a pris un tournant en 2011, quand la société russe, et notamment ses jeunes, ont appris que Poutine comptait se représenter et, donc, être réélu : déjà, la falsification des élections ne faisait plus de doutes. Des manifestations importantes ont alors eu lieu – les dernières manifestations de cette ampleur remontaient, pour l’essentiel, à 1991 – et des figures politiques alternatives se sont imposées dans l’opinion publique, dont Alexeï Navalny.

Poutine aurait eu peur, dit-on, et, s’il a remporté les élections, celles-ci ont été suivies par un tournant répressif et conservateur, illustré par le procès des Pussy Riot, symboles de cette jeunesse contestatrice. Depuis, l’étouffement de la société civile russe n’a cessé de s’accroître. Poutine a bien tenté de renforcer sa popularité par des Jeux olympiques qui n’ont pas eu le succès international dont il rêvait, puis par le rapt de la Crimée en mars 2014. Le 24 février 2022, il a déclenché une guerre meurtrière contre l’Ukraine.

La « merveilleuse Russie du passé »

La Russie du début des années 2000, censée se moderniser et s’ouvrir à l’extérieur, est désormais bien loin ; au cours des six dernières années, environ 116 000 personnes ont été victimes de répressions politiques directes, soit, souligne le Moscow Times, « le chiffre le plus élevé depuis l’époque stalinienne ». En outre, les peines de détention infligées deviennent de plus en plus lourdes – vingt-cinq ans à Vladimir Kaza-Mourza pour ses activités politiques non-violentes – et les conditions de détention, de plus en plus pénibles et dangereuses.

Le retour vers le passé, soviétique, répressif, impérialiste d’une Russie qui se replie sur elle-même est net. Par ailleurs, Vladimir Poutine a fait modifier la Constitution russe en 2020 : un président ne peut toujours pas avoir plus de deux mandats d’affilée, mais les trois premiers mandats de Poutine ont été « annulés » – c’est le terme employé en russe –, ce qui lui donne la possibilité de se présenter en 2024 comme s’il n’avait jamais été président, puis en 2030. Une sorte de virginité reconstituée.

C’est pourquoi, le 11 février 2024, le site russophone Meduza a publié un texte sur les dix ans des Jeux olympiques de Sotchi, en estimant que ces Jeux étaient devenus « le symbole de la magnifique Russie du passé ». La formulation est frappante : d’une part, parce qu’elle adapte une formule d’Alexeï Navalny qui appelait à construire « la magnifique Russie du futur » et, d’autre part, parce que, si elle signale le tournant de 2011-2013, elle fait aussi écho à ce que disent de nombreux Russes de l’émigration : la Russie qu’ils ont quittée en 2012, qui était loin d’être démocratique mais l’était plus que celle d’aujourd’hui, n’existe plus – voire n’existera plus jamais, et suscite des nostalgies.

Dès lors, dans ce pays qui tue ses voisins et ses propres opposants, que fuit de nouveau une partie de sa population et qui semble avoir ses meilleures années derrière lui, quel sens peuvent avoir des élections présidentielles dont le résultat ne fait pas de doute ? Aucun.

Les élections de mars 2024

Ces élections ont d’autant moins de sens que, depuis le début des années 2000, l’Administration présidentielle crée des partis qui, sous son contrôle, prétendent être dans l’opposition, mais sont, en fait, chargés d’aspirer les voix des partis existants. Il y avait des partis indépendants dans la Russie des années 1990, il n’y en a pratiquement plus aujourd’hui. En outre, les « concurrents » de Poutine à ces élections n’en sont pas.

En 2024, quatre candidats ont été autorisés à se présenter, les « gêneurs » potentiels – dont Ekatérina Doutsova et Boris Nadejdine – ayant été écartés par la Commission électorale centrale. Les quatre restants sont tous sous sanctions, notamment européennes, parce qu’ils soutiennent la guerre contre l’Ukraine. Outre Vladimir Poutine, un représentant du PC, un du parti LDPR – un parti nationaliste, souvent provocateur, mais parfaitement soumis au pouvoir – et un pseudo-« libéral » sont censés créer l’image d’élections ouvertes.

Ce carré reproduit les configurations déjà avancées lors des élections présidentielles précédentes, avec, néanmoins, des noms vaguement renouvelés et un nombre resserré de candidats : ils étaient huit en 2018 et cinq en 2012. Mais aucun des candidats, sauf Poutine, n’a eu, ni n’a, la moindre chance de l’emporter : tout le système électoral a pour but d’assurer le triomphe de celui-ci.

Le candidat du PCFR est Nikolaï Kharitonov, 75 ans – Poutine n’est donc pas le plus âgé… –, déjà candidat en 2004. Guennadi Ziouganov, 79 ans, candidat communiste aux présidentielles de 1996, 2000, 2008 et 2012, a fait son temps, même si, le 5 mars, il était encore sur la Place rouge pour rendre hommage à Staline. Quant à l’ancien directeur de kolkhoze, Pavel Groudinine, candidat en 2018, il n’était peut-être pas suffisamment dans la ligne du Parti.

Le représentant du LDPR est, non plus Vladimir Jirinovski, comme en 1991, 1996, 2000, 2008, 2012 et 2018 – il est décédé en 2022 –, mais, et c’est le point sans doute le plus intéressant de ces trois candidatures, Léonid Sloutski, 56 ans. Intéressant, non parce que Sloutski aurait des chances d’être élu – certes pas, et il ne tente rien dans ce sens – mais parce que cet homme au CV d’universitaire a déjà pris en charge des missions idéologiques de confiance. En particulier, il est depuis 2016 président du Comité de la Douma chargé des relations internationales et il présidait auparavant, dans cette même Douma, le Comité responsable des liens avec les diasporas et les communautés russophones, considérées par le Kremlin comme des « compatriotes » à instrumentaliser pour justifier des agressions russes – comme c’est le cas avec l’Ukraine.

Sloutski était ainsi présent, en novembre 2014, lors d’élections illégales dans les régions ukrainiennes de Donetsk et Louhansk, occupées par les Russes, et il y accompagnait des observateurs occidentaux d’extrême-droite. Il serait d’ailleurs l’un des amis russes de la famille Le Pen. Avec sa fondation « Pour la paix », il a également organisé, en 2015, 2016 et 2019, les visites d’élus français (dont Thierry Mariani et Yves Pozzo di Borgo) dans la Crimée illégalement annexée par Moscou et il semblait alors très impliqué dans les relations avec les politiciens français pro-Kremlin.

Quant au candidat « libéral », il s’agit de Vladislav Davankov, 40 ans, qui joue là le rôle attribué en 2018 à Xénia Sobtchak – dont le père avait permis à Poutine dès 1991 de se reconvertir dans la gestion de Leningrad –, et avant elle à Mikhail Prokhorov en 2012 – qui, en Russie, allait voter pour un oligarque déjà connu pour ses fiestas à Courchevel ? – et encore plus tôt à Andreï Bogdanov en 2008 – un franc-maçon aux cheveux gras et longs ne pouvait séduire un large électorat.

En revanche, Navalny n’a pas été autorisé par la commission électorale à se présenter en 2018, et Grigori Iavlinski, du parti authentiquement libéral Iabloko, est absent en 2024, y compris parce que le spectacle pré-écrit ne laisse plus le moindre espoir. Vladislav Davankov est membre d’un parti créé en mars 2020, « Des gens nouveaux », qui soutient l’intervention militaire en Ukraine. Ce candidat est largement inconnu du grand public, mais tout dans son parcours l’indique, depuis sa position comme vice-directeur (2018-2021) d’un programme créé et financé par le Kremlin – « Russie, le pays des possibilités » – jusqu’à ses fonctions de vice-président de la Douma depuis 2021 : il est un proche du régime, censé, aussi, séduire les plus jeunes.

Poutine aura un pourcentage élevé des voix

À ces élections, Poutine obtiendra un pourcentage élevé des voix, ainsi que – c’est l’autre enjeu – un taux de participation important, parce que les « ressources administratives » auront été mises en action : l’Administration présidentielle fixe à chaque responsable local, gouverneur ou président, un résultat à atteindre aux élections, la carrière ultérieure de ce responsable dépendant de l’obtention de ce résultat.

Dès 2003, des politologues russes estimaient que ces « ressources administratives » constituaient le « principal facteur pour influer sur le résultat des élections[2] ». De fait, tous les moyens pour falsifier les résultats seront mis en œuvre – et ces moyens ont déjà été démontrés par des citoyens russes quand il était encore possible de le faire.

Dans la « merveilleuse Russie du passé » – où les possibilités de démocratie s’effritaient pourtant à vue d’œil depuis 2000, voire avant –, des citoyens russes indépendants pouvaient être observateurs dans des bureaux de vote et des caméras avaient été installées dans ceux-ci, fixant certaines pratiques frauduleuses : depuis le bourrage d’urnes jusqu’à la falsification des résultats par l’une des commissions de comptage – et il y a eu des moments comiques lorsque, suite à des corrections trop rapidement effectuées, un résultat égal à 146% des suffrages exprimés s’est affiché. Souvent, des bus emmenaient des soldats ou des employés voter à plusieurs reprises dans différents bureaux de vote – on parlait des « manèges » – et des entreprises et/ou administrations vérifiaient les bulletins de vote, dûment photographiés, de leurs employés.

Pour ces élections de 2024, il semble toutefois que les « spécialistes de technologies politiques » à l’Administration présidentielle – coiffés par Sergueï Kirienko et non plus, comme pendant longtemps, par Vladislav Sourkov – espèrent réduire au minimum les falsifications opérées entre le vote et l’annonce des résultats. Que les méthodes de falsification soient bien connues explique sans doute, en partie, cette volonté.

Il faut donc endoctriner la population, la manipuler, afin que, faute d’informations contradictoires (elles sont accessibles, mais nécessitent un effort), elle vote dans le sens désiré le jour dit. Cet endoctrinement, mené depuis des années, est encore renforcé en cette année électorale, comme l’illustrent, en février 2024, les « Kremlin Leaks ».

Ces fuites dans la presse de documents de l’Administration présidentielle montrent, en effet, comment celle-ci dépense des milliards de roubles pour construire un « réseau de propagande qui essaie d’influer chaque Russe[3] », par exemple en créant des « leaders d’opinion » et des pseudo-« mouvements citoyens », contrôlés, les uns comme les autres, par le pouvoir. C’est du spectacle, mais du grand spectacle : du spectacle coûteux, même si certains préfèrent parler, comme indiqué dans ces documents, de « guerre de l’information », une guerre menée contre son propre peuple.

D’après ces « Kremlin Leaks », le célèbre propagandiste Vladimir Soloviov a reçu 15 millions d’euros, sur le budget de l’État, en 2023. Il en recevra en 2024 entre 15 et 30 selon les sources (budget de l’État ou document ayant fuité). Mais ce n’est pas tout. Une quinzaine d’ONG ont été créées par le Kremlin qui les finance généreusement (un budget d’environ 600 millions d’euros) pour qu’elles diffusent sa propagande dans la population, notamment via des jeux internet, des séries télévisées et des films chargés de renforcer le patriotisme, de promouvoir « les valeurs spirituelles et morales », mais aussi de ridiculiser l’Ukraine, son président et l’Occident.

Une idéologie se recrée, suivant des pratiques et des procédés employés, notamment, pendant le second stalinisme, mais elle s’appuie sur des technologies contemporaines dont, en premier lieu, internet. Elle est déclinée et adaptée aux segments de population visés, en particulier en fonction des âges. Une partie non-négligeable de cet argent est consacré aux « nouveaux territoires », c’est-à-dire aux territoires ukrainiens occupés par les Russes (des parties des régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia) : il s’agit d’acheter des loyautés au prix fort, ces loyautés devant être démontrées lors des élections présidentielles. Sergueï Kirienko en fait un enjeu personnel, et lui qui était surnommé « Kinder Surprise » à la fin des années 1990 est désormais appelé le « vice-roi du Donbass ».

Ces pratiques – y compris la multiplication des sondages, dont certains confidentiels – s’inscrivent dans celles mises au point et développées dès 1999 par l’Administration présidentielle, avec les équipes de Gleb Pavlovski et Vladislav Sourkov, tandis que se retrouvent certains appels lancés, entre autres, par le cinéaste Nikita Mikhalkov pour faire financer par l’État des films chers, « patriotiques » et idéologiques.

Il y a là, non rupture, mais évolution, construction d’une machine depuis près de 25 ans, sur la base de compétences partiellement acquises en URSS. Selon certains experts, ces pratiques prouvent que le pouvoir ne croit pas pouvoir compter sur le soutien spontané de la population, et un retour au totalitarisme serait en cours[4]. En tout cas, cet endoctrinement qui donnera les résultats souhaités aux élections de 2024 aura des conséquences lourdes à plus long terme, comme le signalent, par exemple, des images de tout jeunes enfants, défilant en uniformes quasi-militaires[5].

Deux événements bien plus significatifs que ces élections

Ces élections présidentielles ne nous diront donc rien de l’état d’esprit dans la société russe, des rapports de celle-ci au pouvoir, de son acceptation ou refus de la guerre. Elles ne sont que du spectacle. En revanche, d’autres événements récents sont très révélateurs sur ces points, à commencer par le discours de Vladimir Poutine devant le Conseil de la Fédération le 29 février.

Des observateurs espéraient obtenir de ce discours des réponses à certaines questions, notamment sur la menace nucléaire, les possibles nouvelles armes russes, le bilan de la guerre contre l’Ukraine et un éventuel engagement russe en Transnistrie contre, cette fois, la Moldavie. Le dernier point n’a pas été évoqué, et Poutine est resté très vague sur les trois précédents. Dans les deux parties de son discours, il s’est montré étonnamment « soviétique », c’est-à-dire aussi coupé du réel.

Dans la première partie, la plus courte, celle où il évoquait la guerre que, soi-disant, la Russie n’avait pas commencé, mais allait terminer, il brodait sur les mythes soviétiques de sa jeunesse – la menace occidentale, la « citadelle assiégée », le « nazisme à nos portes », etc. – et multipliait, comme la presse soviétique jadis, les « ensemble » et les « unis », d’autant plus nombreux que – le cas de l’URSS l’a démontré – cette unité proclamée n’est qu’un mythe.

Dans la deuxième partie – qui était, en fait, son programme électoral –, il promettait, promettait, promettait à coups de millions le paradis sur terre (enfin, en Russie), comme s’il n’était pas au pouvoir depuis un quart de siècle et n’avait pas déjà lancé ces mêmes promesses. Comme si ne se posait même pas la question de savoir pourquoi celles-ci ne s’étaient pas concrétisées et pourquoi les programmes lancés – sur la démographie, par exemple – n’avaient pas donné les résultats escomptés.

Comme si des dizaines, voire des centaines de milliers de Russes n’avaient pas été tués au cours d’une guerre insensée et comme si des centaines de milliers d’autres n’avaient pas choisi de s’exiler à la hâte. Poutine promettait, lui aussi, une « magnifique Russie », en rupture complète avec les réalités du moment. Et il mobilisait un pacte social, de facto « soviétique », qui repose sur l’acceptation tacite de cette déconnexion.

La vie politique russe est redevenue une fiction théâtrale où l’essentiel n’est pas dit, les difficultés sont, pour l’essentiel, tues et les promesses semblent alléchantes pour qui souhaite oublier qu’elles n’engagent à rien. Comme au temps où le plan était toujours « rempli et dépassé », et les magasins toujours vides. Les élections seront semblables à ce discours : une mise en scène dont chacun pourra, ou non, apprécier la virtuosité.

En revanche, l’enterrement de Navalny, au lendemain de ce discours, donnait des indications concrètes sur ce que le pouvoir tient à cacher. Des rumeurs inquiétantes avaient circulé dans les jours précédents : les personnes souhaitant assister à ces funérailles seraient arrêtées dès leur sortie du métro ; certaines, identifiées par les caméras de surveillance omniprésentes dans Moscou, paieraient leur présence à un prix exorbitant – et des interpellations ont commencé le jour même.

Pourtant, des milliers de Russes – dont beaucoup de jeunes et de femmes, mais pas seulement – sont venus, et de toute la Russie, rendre hommage à l’opposant mort dans un camp, et leur défilé sur sa tombe se poursuivait toujours dix jours plus tard. Ils avaient, certes, le sentiment qu’une époque se terminait.

Comme l’a noté la journaliste russe Olga Bechleï, exilée à Prague, cette mort clôt une période de la vie et des engagements de ceux qui ont cru en la « merveilleuse Russie du futur ». Il y aura, dit-elle, des changements démocratiques, mais ce « sera autre chose ». Allant plus loin, le journaliste Andreï Lochak, émigré lui aussi, légendait ainsi une photo du cercueil ouvert de Navalny dans l’église : « C’est impossible de regarder cela. L’impression que ce sont les funérailles de la Russie. »

Mais ce défilé de milliers de personnes en deuil affirmait aussi une réalité autre que celle clamée du matin au soir par les Soloviov grassement rémunérés : le « bloggeur inconnu » – pour reprendre une formule du Kremlin – était suivi, écouté, regardé par des milliers, des centaines de milliers de Russes, même si ceux-ci n’étaient sans doute pas tous d’accord avec lui à 100%.

Le jour de son enterrement, une partie au moins de la foule massée devant l’église a scandé « Poutine assassin », « la Russie sans Poutine », « Non à la guerre », « Les Ukrainiens sont des gens bien », ainsi que, très fort, souvent, le nom ou le prénom de celui que le Kremlin ne voulait pas nommer. Cette marée humaine entre l’église et le cimetière permettait de constater que, non, la Russie n’est pas ce bloc pro-Poutine, impérialiste et favorable à la guerre, que la propagande du Kremlin présente et dont les résultats aux « élections » prétendront démontrer la solidité.

Un sentiment analogue était suscité par ces Russes qui, dans l’émigration et en Russie même, se précipitaient pour signer les papiers nécessaires à l’enregistrement du candidat Boris Nadejdine, clairement identifié comme opposé à la guerre[6]. Il était certes prévisible que celui-ci ne serait pas validé par la commission électorale et que, au cas où il le serait, il n’obtiendrait qu’un pourcentage ridicule, suite à l’emploi des techniques énumérées plus haut. Mais des milliers de Russes ne l’en soutenaient pas moins. Le désir de changements se repère aussi à de tels signes, même s’il est impossible à quantifier, et, surtout, à concrétiser dans les circonstances actuelles.

Après 25 ans d’endoctrinement, la société russe est bien plus complexe et diverse que la propagande ne le dit, et ces élections n’en montreront rien. C’était déjà le cas de la société soviétique des années 1960-1970-1980, et, dans un cas comme dans l’autre, que cette diversité ne puisse pas s’exprimer promet des réveils abrupts, voire dangereux.

Un mouvement a été lancé : celui du 17 mars

Ceux qui, en Russie, en ont assez de Poutine et ne veulent plus de la guerre honteuse de leur pays contre l’Ukraine se retrouvent toutefois dans une impasse, et pas seulement parce que les répressions sont de plus en plus fortes. Ils aimeraient des changements pacifiques, mais ceux-ci sont impossibles, puisque même les élections sont verrouillées. Alors, ne sachant pas comment agir, faute d’une réelle pratique des luttes politiques, ils élaborent, depuis plusieurs années, des stratégies dont les résultats sont négligeables.

Le 8 février 2024, huit jours avant son décès, Navalny a ainsi appelé ses partisans à voter pour n’importe quel autre candidat que Poutine. Les débats se sont engagés, passionnés : faut-il voter à ces élections-spectacles ? Voter pour n’importe qui, sauf Poutine ? Invalider son bulletin de vote ? Gribouiller « Navalny » sur ce bulletin ?

Certains prétendent que de nombreux votes contre le « candidat du pouvoir » enverront un signal fort à l’Administration présidentielle, et ils expliquent donc sur les réseaux sociaux « comment voter contre Poutine ». Ils confirment ainsi que, oui, certains ne veulent pas, ne veulent plus, de Poutine, mais se heurtent à une énorme machine de falsifications et à une violence étatique déchaînée. Voire à leurs propres limites en matière d’action et d’expérience politiques.

Une autre initiative a été lancée : se présenter le 17 mars, à midi pile, dans les bureaux de vote du pays. Elle a été soutenue par Alexeï Navalny le 1er février, puis par Ioulia Navalnaïa le 6 mars : l’important serait de montrer que ceux n’approuvant ni Poutine, ni la guerre, ni les élections falsifiées sont bien plus nombreux qu’eux-mêmes ne le pensent. L’impact d’un tel geste peut laisser dubitatif, mais que faire pour exprimer son désaccord de façon non-violente ?

Poutine va donc remporter les élections, mais pas parce que l’amour et le respect d’une majorité de Russes lui sont acquis – il n’y a aucun moyen de mesurer ceux qui voteront pour lui par conviction. Il va les remporter à peu près pour les mêmes raisons que Brejnev et les candidats désignés par le Parti remportaient les élections en URSS. Un autre genre de « magnifique Russie du passé »…


[1] Cécile Vaissié, « Gleb Pavlovski, l’apprenti-sorcier au blouson vert (suite) », Desk, 27 mai 2023.

[2] GorbaČev M.I., Gornakova O.M., Goranskij A.N (i drugie), Manipuljativnye texnologii v izbiratel’nyx kampanijax Rossii 1, Moscou, Krasnye Vorota, 2003, p. 41-44.

[3] « Kremlin Leaks: Secret Files Reveal How Putin Pre-Rigged His Reelection », Vsquare, 26 février 2024,

[4] Ibid.

[5] Voir le film de Ksenia Bolchakova et Véronika Dorman, Russie : un pays qui marche au pas., 2023.

[6] Elena Koneva, « La Russie au bord d’une troisième année de la guerre et des « élections » présidentielles » (pdf), Extreme Scan.

Cécile Vaissié

Politiste, Professeur en études russes, soviétiques et postsoviétiques à l’université Rennes 2

Notes

[1] Cécile Vaissié, « Gleb Pavlovski, l’apprenti-sorcier au blouson vert (suite) », Desk, 27 mai 2023.

[2] GorbaČev M.I., Gornakova O.M., Goranskij A.N (i drugie), Manipuljativnye texnologii v izbiratel’nyx kampanijax Rossii 1, Moscou, Krasnye Vorota, 2003, p. 41-44.

[3] « Kremlin Leaks: Secret Files Reveal How Putin Pre-Rigged His Reelection », Vsquare, 26 février 2024,

[4] Ibid.

[5] Voir le film de Ksenia Bolchakova et Véronika Dorman, Russie : un pays qui marche au pas., 2023.

[6] Elena Koneva, « La Russie au bord d’une troisième année de la guerre et des « élections » présidentielles » (pdf), Extreme Scan.