Société

Ce que la recherche-création fait aux thèses universitaires

Professeur de littérature et médias

L’union de la rigueur scientifique et de la créativité artistique peut générer des connaissances inédites, remettant en question les paradigmes conventionnels et ouvrant la voie à l’exploration de phénomènes complexes, particulièrement pertinents dans le contexte actuel.

Nos pratiques de critique culturelle ont l’habitude de commenter la sortie d’un nouveau film, la première d’un nouveau spectacle ou la réception d’un nouveau roman. Elles ne portent jamais sur la soutenance d’une thèse universitaire. Ces soutenances sont pourtant publiques. L’indifférence générale du monde culturel face à ce rituel universitaire – tant que le candidat n’est pas connu pour ses positions négationnistes – en dit long sur la coupure qui sépare la sphère médiatique de la vie académique, ainsi peut-être que sur l’hyperspécialisation sclérosée dont souffre cette dernière.

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La recherche-création : pratique émergente, pratique contestée

Que se passe-t-il pourtant derrière ces portes qui ne sont jamais vraiment closes ? Deux soutenances de thèses récentes permettent de mieux comprendre ce qui est en train de se jouer avec le développement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler, en France, la « recherche-création ». Bien entendu, la pratique de croiser arts et sciences ne date pas d’hier : sans même remonter jusqu’à l’époque de Léonard de Vinci, qui était antérieure à leur séparation moderne, le XXe siècle a vu de nombreuses formes d’alliages plus ou moins conjoncturels se composer et se recomposer entre eux, comme l’a bien étudié Sandra Delacourt dans un livre sur l’artiste-chercheur, doublé d’un article dans ces colonnes.

Depuis le Centre universitaire expérimental de Vincennes, qui invitait dès 1969 des artistes à collaborer avec des chercheurs au sein de Paris 8, l’institutionnalisation de la recherche-création est passée par le Québec où, à partir des années 1990, les universités accueillent en leur sein des départements d’art dont les établissements indépendants sont alors supprimés[1]. Depuis une quinzaine d’années, quelques programmes français, en nombre encore assez limité, accueillent et financent des thèses de recherche-création en leur sein[2].

Dans ses offres de financement, le Fonds de Recherche du Québec (Société et Culture) précise que la recherche-création inclut « toutes les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques », avec pour condition que « ces démarches doivent impliquer, de façon variable (selon les pratiques et les temporalités propres à chaque projet) : 1) des activités créatrices ou artistiques (conception, expérimentation, technologie, prototype, etc.) et 2) la problématisation de ces mêmes activités (saisie critique et théorique du processus de recherche-création, de création ou artistique, conceptualisation, etc.)[3]. »

En France, de nombreuses critiques ont pris pour cible l’émergence de la recherche-création. Averties par le précédent canadien d’absorption des Beaux-Arts par les établissements universitaires, les écoles d’art ont eu de bonnes raisons d’y voir une menace directe de leur autonomie. D’autres voix ont critiqué le manque de remise en question plus profonde des logiques universitaires que cache la recherche-création élevée au statut de mot d’ordre[4].

Derrière ses postures fièrement réactionnaires, Carole Talon-Hugon a parfaitement raison de relever, dans L’Artiste en habits de chercheur (PUF, 2021), que les croisements pratiqués entre recherche universitaire et création artistique risquent de produire un mixte insipide de mauvaise science et de médiocrité esthétique, à coups de désartification de l’art et de flou artistique corrodant la rigueur scientifique.

Plutôt qu’à agiter a priori le spectre de l’imposture, il serait sans doute plus fructueux de regarder a posteriori ce qui se réalise effectivement au titre de la « recherche-création », de le comparer à ce qui se fait (de bien et de moins bien) dans les thèses « traditionnelles », et de réfléchir à ce que cette comparaison peut nous apprendre sur le type d’investigations dont a besoin notre époque pour faire face aux défis parfaitement inédits qui sont les nôtres. C’est ce que propose de faire cet article, en poussant la porte de deux salles de soutenances de thèses récentes.

Une enquête artistique sur les trottinettes électriques

La thèse de Matthieu Raffard, artiste reconnu pour ses activités dans l’Atelier Raffard-Roussel, est intitulée En flottement libre. Enquête stackographique autour de la trottinette en free floating. Elle a été réalisée sous la direction de la professeure Marion Laval-Jeantet et a été soutenue le 10 novembre 2023 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour obtenir le titre de docteur en arts et sciences de l’art, mention arts plastiques. Le mémoire de recherche consiste en 367 pages réparties en sept cahiers qui proposent sept plongées dans certains des problèmes publics qu’a posés le déploiement de trottinettes électriques en free floating (c’est-à-dire non ancrées à des bornes de recharge mais abandonnable en tout point de l’espace urbain) dans la ville de Paris entre 2019 et 2023. Ces plongées sont articulées autour de sept opérations, qu’il faut parcourir rapidement pour comprendre sur quoi et comment s’est menée l’enquête.

Pêcher à l’aimant raconte comment, afin de pouvoir travailler à son gré et de façon autonome sur des trottinettes électriques, il faut commencer par s’en procurer, et comment, les compagnies qui les gèrent n’étant pas portées à les donner, le meilleur moyen de s’en procurer une est d’acheter un aimant et de pêcher dans la Seine l’une de celles qui y ont été jetées (apparemment en grand nombre).

Lire dans les composants techniques d’une trottinette raconte les découvertes à faire lorsque deux trottinettes ont pu être repêchées et sont disséquées par un démontage intégral, révélant l’intérieur d’une black box à laquelle les utilisateurs n’ont pas accès.

Apprendre à identifier les différentes façons de garer une trottinette tente de comprendre, à partir d’un large stock de photographies prises d’amas de trottinettes dans les rues parisiennes, quelles structures sous-jacentes peuvent être reconnues au sein de ces amas, et ce qu’elles nous apprennent sur l’espace urbain.

Transcrire les étapes d’inscription à une application de trottinette électrique anatomise méticuleusement les séquences de gestes opérés pour s’inscrire à une application sur plateforme, réfléchissant à ce que cela indique de nos relations à nos appareils connectés et à l’infrastructure qui rend possible leur fonctionnement.

Fabrication d’une cage de Faraday s’efforce d’isoler une trottinette électrique des systèmes de surveillance faits pour la géolocaliser ainsi que pour transmettre aux plateformes des données sur leur utilisation (et leurs utilisateurs), ce qui passe par la construction d’une coque en aluminium enserrant la trottinette dans une cage de Faraday.

Tirer les cartes d’un tarot de la micro-mobilité retrace la composition et les mises à l’épreuve d’un jeu de cartes de tarot(tinette) représentant certains rôles et statuts professionnels mobilisés autour des trottinettes électriques en réseaux.

Imaginer une archive des qr codes neutralisés collecte des qr codes « vandalisés » sur des trottinettes électriques par des personnes opposées à leur déploiement, en tentant de reconstituer par de petites fictions les concours de croyances et de circonstances qui ont pu amener ces personnes à invalider ces qr codes par des traçages au marker indélébile.

Enfin, une conclusion intitulée Disparition d’un objet fait le point (final) sur l’enquête, en réfléchissant au vote qui a eu lieu le 2 avril 2023, dont le résultat a été à 89% de ne plus autoriser le déploiement des trottinettes en free floating dans la ville de Paris après le 31 août 2023.

Ces cahiers ne constituent toutefois que l’un des produits de cette recherche-création. Une exposition tenue en 2022 dans l’espace Fiminco de Romainville avait rassemblé et présenté au public toute une série de documents et d’artefacts trouvés ou créés au fil de l’enquête. Une bonne partie des photographies présentées dans les différents cahiers viennent des installations artistiques montées dans les différentes salles de cette exposition.

L’apport du volet création met en place un processus de recherche particulièrement robuste, déroulé en au moins six phases (en dehors des échanges traditionnels entre le doctorant et sa directrice de thèse) : a) une formulation de projet ; b) la réalisation des différents aspects du projet ; c) une première présentation publique des résultats sous forme de création artistique ; d) une première collecte de retours critiques, questions, débats sur l’exposition ; e) la rédaction d’un mémoire informé et amélioré par cette première collecte ; f) une seconde collecte de retours à l’occasion de la soutenance de thèse.

Se bricoler un paradigme

Si l’on souhaite juger cette thèse selon les standards de « la recherche scientifique », on pourra certes trouver quelques ressemblances superficielles : des hypothèses sont formulées ; des expérimentations sont accomplies ; des données quantifiables sont accumulées ; un gros effort est fait pour s’informer sur l’état de l’art de la recherche antérieure ; des conclusions, prudentes, sont tirées, moins pour adjudiquer une vérité ultime que pour relancer la recherche vers d’autres hypothèses plus fines à tester. Mais invoquer l’interdisciplinarité ne suffirait pas à inscrire cette enquête sous la bannière de quelque science constituée que ce soit.

Des universitaires habitués aux paradigmes de l’histoire de l’art, de l’herméneutique littéraire ou de la philosophie n’y retrouveront pas mieux leurs petits. Une trottinette corrodée par un séjour au fond de la Seine n’est pas un objet classique de dissection sémantique. On ne peut s’appuyer sur aucune littérature secondaire concernant sa signification. Elle n’a pas d’auteur ou de valeur esthétique assignables ; elle est à la fois parfaitement singulière (son destin, sa dégradation la rendent unique) et parfaitement générique, sérielle (ce n’est qu’une trottinette parmi des milliers d’autres). La même chose peut être dite de qr codes gribouillés au marker ou de la série de gestes nécessaires à s’inscrire sur une plateforme. Un travail d’interprétation à l’aide d’hypothèses relatives au sens de l’objet étudié est bien au cœur de la démarche. Mais là non plus, cette recherche ne relève pas des disciplines universitaires, fussent-elles propres aux humanités.

Il vaut bien mieux prendre acte du fait que ce type de démarche n’est pas redevable du modèle de la recherche universitaire standard. Comme l’avait explicité Thomas Kuhn, les disciplines à prétentions scientifiques opèrent à l’intérieur d’un « paradigme » dont le chercheur/thésard a généralement pour fonction d’appliquer les méthodes déjà formalisées à un objet inédit. Or tel n’est pas le cas ici. La recherche-création illustrée par cette thèse relève le défi de devoir s’inventer un paradigme uniquement adapté à la chose étudiée – voire, comme le raconte bien chacun des cahiers de ce travail, uniquement adapté à chacun des sept aspects particuliers sous lesquels est envisagée la chose en question.

Cela peut sembler délirant – et terriblement intimidant. Selon Kuhn, les changements de paradigme n’arrivent qu’exceptionnellement. Tout chercheur n’est pas Einstein. Praticiennes et praticiens de la recherche-création s’affrontent pourtant à ce défi : non pas partir d’une discipline pour identifier un problème et, si possible, lui apporter une solution ; mais partir d’une certaine réalité pour en extraire un objet de réflexion en bricolant pour lui un paradigme ad hoc.

Pourtant, seule cette ambition démesurée – et re-mesurante – est à la hauteur des défis de notre époque ; nos paradigmes scientifiques, comme nos catégories de pensées, nos valorisations économiques, nos normes éthiques et nos institutions politiques doivent impérativement apprendre à court-circuiter les rigidités (et les rigueurs) dont l’inertie dirige nos paquebots vers l’iceberg d’effondrements socio-écologiques majeurs. La recherche-création est à concevoir comme un accélérateur de transformation de nos méthodes et agendas d’investigation.

De la photographie à la stackographie

Le paradigme bricolé durant cette recherche-création a pour nom stackographie. En tant qu’artiste, Matthieu Raffard a d’abord travaillé sur le medium photographique. La thèse illustre emblématiquement la conception de ce medium promue par Vilém Flusser dans sa Philosophie de la photographie : le nouveau type de « vérité » instauré par l’appareil photographique tient à ce qu’il peut générer, à partir de l’objet qu’il saisit dans son viseur (en l’occurrence une trottinette), des images qui sont à la fois toutes différentes et toutes vraies, toutes objectives et toutes subjectives, selon l’angle à partir duquel l’objet en question est envisagé, au sein d’un monde plastique où chaque perspective est porteuse de vertus modélisatrices.

La stackographie élève cette même dynamique à l’échelle de cet appareil collectif de représentation (opératoire) qu’est Internet. Benjamin Bratton parlait dès 2015 de Stack pour désigner l’« empilement » de six couches étroitement intriquées entre elles, mais porteuses chacune de régimes indépendants de souveraineté (Terre, Cloud, Ville, Adresse, Interface, Utilisateur). Du point de vue épistémologique, la méthode stackographique peut être décrite comme la philosophie de la photographie de Vilém Flusser faisant un enfant dans le dos à la théorie du Stack de Benjamin Bratton.

À en croire Flusser, nous sommes sortis de ce qu’il appelle « l’histoire », à savoir une époque dominée par la linéarité causale et narrative de l’écriture imprimée : une cause produit un effet dans l’alignement d’un point de vue strictement isolé des autres points de vue possibles. Nous entrons dans une « post-histoire » où les « techno-images » (dont l’emblème est la photographie) proposent une multiplication de perspectives sur une même réalité, toutes « vraies » quoique parfois contradictoires entre elles, mais toutes ne nous projetant pas vers un futur également désirable.

Chaque photographie de la même chose l’érige en objet porteur d’un « modèle » d’avenir légèrement différent – et c’est au niveau de cette projection de modèle dans un avenir plus ou moins désirable que doivent se discuter désormais les questions de « vérité » (ou plus précisément : de pertinence), plutôt que dans le rapport entre le représentant présent (la photo) et le représenté/référent absent/passé (la chose photographiée).

Les multiples (in)disciplines convoquées ou inventées par la thèse de recherche-création pour rendre compte de l’objet trottinette exemplifient admirablement notre besoin de construire des approches multi-perspectivistes et multi-scalaires pour comprendre (et si possible apprivoiser) les réalités techniques mises en place au cours des derniers siècles, qui nous dépassent aujourd’hui au point de menacer l’habitabilité de notre seule Terre.

Quel modèle de création artistique ?

En tant que recherche-création, cette thèse ne se contente toutefois pas de s’inscrire dans – et de catalyser – une révolution épistémologique dans le domaine de la recherche universitaire. Si elle veut récuser la prédiction pessimiste de Carole Hugon-Talon, elle doit aussi proposer une forme esthétique capable de prendre sa place dans une histoire de l’art qui soit autre chose qu’une histoire des savoirs. À cet égard, on peut tenter de caractériser par quatre traits saillants le profil des œuvres générées au cours de l’investigation des trottinettes en free floating (telles qu’elles ont été rassemblées dans l’exposition de la Fondation Fiminco).

Une pédagogie de l’humilité: cet art a vocation à apprendre à son public à mieux comprendre ce qui nous entoure et nous constitue. Il le fait avec une clarté et une honnêteté exemplaire, non en imposant un savoir moralisateur depuis une position de supériorité, mais en partageant des questions, des doutes et des efforts d’élucidation depuis une posture d’humilité exposant ses faiblesses autant que ses résultats. Il s’agit ici d’un art du dépliage (un origami à l’envers) qui esthétise le geste d’explicitation, selon l’étymologie inscrivant le pli (plicare) au cœur du compliqué, de l’implicite et de l’explication.

Un vertige sublime d’agentivité diffractée: les artefacts produits par l’atelier Raffard-Roussel sont bien davantage que des props à vocation pédagogique : nombre d’entre eux sont porteurs de l’aura propre aux objets irradiants. Ils parviennent à faire sentir à leurs spectateurs les agentivités condensées dans les choses exposées (la trottinette repêchée, les qr codes collectés) ainsi que dans les artefacts produits (la cage de Faraday, les cartes de tarot). La présence de l’objet matériel rayonne d’une réserve d’implicite que le geste d’explicitation, loin de la réduire, permet au contraire de sentir plus fortement. Ce sentiment peut s’apparenter à la catégorie du sublime en ce que l’on y fait l’expérience de (dé)pliages d’agentivités, de temporalités et d’espaces diffractés qui dépassent nos capacités d’intellection rationnelle.

Un formalisme en émergence: l’art de l’atelier Raffard-Roussel participe par ailleurs d’une constante recherche de « la bonne forme », comme en témoignent là aussi la cage de Faraday et les cartes de tarot : à chaque fois, une nécessité fonctionnelle débouche sur une interrogation formelle, avec cette double particularité que la forme ne peut être qu’émergente (tentative, fragile, provisoire, en devenir) et ne peut qu’émaner d’une relation immanente au tissage du monde technique (plutôt qu’être imposée par un jugement esthétique formulé de haut par un artiste en position de supériorité).

Un modèle d’autonomie pragmatique visant à l’écosoutenabilité: surtout, la bonne forme est définie par une esthétique écopolitique qui soumet le formalisme à un parti-pris de sobriété quant aux conditions matérielles et économiques de la production. Le premier cahier fait de la pêche à l’aimant l’exemple d’un « art dépolluant », qui serait à la fois ludique, participatif, générateur/collecteur d’objets porteurs de sublimité et en conformité avec nos impératifs écologiques de co-habitabilité. Cette préoccupation est centrale, proprement définitoire, pour l’art de l’atelier Raffard-Roussel : c’est à partir d’elle que s’organise toute l’esthétique qui s’y déploie. Elle relève d’une conception écopolitique davantage que simplement environnementale : au lieu de faire de la sobriété une limitation, cet art en fait un tremplin permettant l’émergence (ou la récupération) d’autres formes – qu’il s’agit moins de « produire » (dans une perspective productiviste) que d’accueillir (avec attention et réflexion). Si cet art est un « modèle », ce n’est pas en s’érigeant en donneur de leçons pour imposer à autrui sa conception du beau ou du bien moral, mais – comme le voulait Flusser – en choisissant une perspective particulière sur la production d’objets modélisants en fonction de leurs compatibilités avec un futur désirable.

Une investigation littéraire de la spéculation financière

Une autre thèse, soutenue le 16 octobre 2023 à l’Université Paris 8 par Boris Le Roy sous le titre De la création littéraire à la spéculation financière. Écrire la finance et sous la direction de la professeure Olivia Rosenthal, éclaire des mérites très différents de la recherche-création.

L’enquête est basée sur des entretiens avec des acteurices du monde de la finance, reconfigurés par divers dispositifs de réécriture déjouant la transparence supposée des « témoignages » recueillis par les sciences humaines et sociales – dispositifs au rang desquels on trouve une phrase longue de 200 pages et une prévalence d’un dialogue à la Diderot, où deux voix (potentiellement internes à l’auteur de la thèse) échangent questions et réponses, contradictions et dérision, sur les efforts faits pour comprendre et expliquer aux lecteurices ce qui a été (laborieusement) compris des mécanismes des dérivations financières.

Le genre littéraire du dialogue est mobilisé comme un dispositif pédagogique permettant au borgne (Boris Le Roy[5], romancier essayant de s’initier aux arcanes techniques de la finance) d’éclairer les malvoyants que nous sommes en matières financières, selon une poétique de la vulgarisation très élégante, mais aussi et surtout comme un dispositif heuristique l’aidant lui-même à y voir plus clair, dans un réel effort d’investigation réflexive.

Le recours créatif à une certaine modernité littéraire (celle qui se permet des phrases de 200 pages) se justifie par les difficultés que rencontre la recherche à faire sens (sens commun, sens pratique) des produits dérivés au-delà des opérations abstraites des équations mathématiques. L’un des responsables juridiques d’une grande banque européenne interviewé dans l’enquête signale qu’« en 2008, plus personne ne comprenait les risques liés aux produits » (p. 182). Une autre interviewée, juriste devenue commerciale, se dit être arrivée par hasard dans la salle des marchés : « Je n’y comprends pas grand-chose de ce qui s’y passe » (p. 254).

Les « experts » (supposés expliquer au borgne comment éclairer les aveugles) reconnaissent être eux-mêmes dépassés par les implications et angles morts de leurs pratiques. Même si de la part des acteurs de la finance, comme le souligne Boris Le Roy, ces aveux cherchent souvent à cacher des erreurs, des négligences ou des manipulations douteuses sous le paravent de l’incompréhensibilité, la thèse de recherche-création nous aide à repérer, circonscrire, observer, dénicher, révéler, activer ce que nos savoirs (universitaires et autres) ne comprennent pas.

L’objet de cette thèse – la spéculation financière – se déploie dans une zone grise entre la réalité et la fiction performative : tel est le sable mouvant sur lequel Boris Le Roy nous aide à mettre le pied. Cette zone grise pèse toutefois 700 000 milliards de dollars, un chiffre qui défie à lui seul toute compréhension : comment faire le tour d’une somme pareille, comment « com-prendre » ce qu’elle est, ce qu’elle permettrait de faire, si elle existait. Mais justement, elle n’« existe » pas comme existent des champs de pommes de terre : son mode d’existence et d’opérativité défie en partie nos capacités de compréhension. Et c’est pour cela que nous avons besoin des apports de la recherche-création.

L’un des interviewés est Elie Ayache, à la fois opérateur et théoricien des marchés financiers, poète et philosophe[6], qui résume bien le tourniquet de renversements où s’affolent nos boussoles de bon sens : « Quand il y a des crises sur les marchés, ce sont les produits à terme qui entraînent le prix du sous-jacent, pas le sous-jacent qui entraîne le produit dérivé […] le sous-jacent est en fait un dérivé sur son prix futur […] le prix d’IBM aujourd’hui dépend de la façon dont je pense qu’IBM sera dans un an, je peux le voir comme un produit qui dérive de son propre prix, ça se mord la queue. » (p. 237)

C’est ce tourniquet affolant entre réalité et fiction performative, opérant dans la zone grise de la spéculation financière, qui fait miroiter tout autour de nous la somme délirante de 700 000 milliards de dollars. Ce que démont(r)e par l’acte cette thèse, c’est que la recherche-création s’avère particulièrement précieuse et adéquate pour s’approcher aussi près que possible du cœur du réacteur qui alimente et anime ce tourniquet de renversements. Le travail créatif de l’écriture littéraire permet de saisir ponctuellement, par la signification, une certaine « réalité-effectivité » (au sens de l’allemand Wirklichkeit) de la finance, que l’analyse inductive ou déductive formalise mathématiquement mais peine à interpréter de façon sensée.

Débordement fictionnel de la dérivation réelle

La sensibilité littéraire permet de supplémenter la définition technique de la dérivation financière par ses connotations étymologiques : dériver, c’est, pour le flux d’une rivière, « sortir de ses rives », déborder, excéder ce qui devait lui servir de limite et de bord. La dérivation oscille entre reversements et renversements : ça se verse là où on (ne) s’y attendait (pas). L’écriture élaborée par Boris Le Roy pour le dispositif artistique de cette enquête consiste en une dérivation scripturale en acte, faite de débordements à la fois contrôlés et déroutants.

Faire une phrase qui n’en finit pas de déborder d’elle-même sur 200 pages n’est que le procédé le plus spectaculaire qui sert de porte-drapeau à cette aventure littéraire. Ce ne serait qu’un gimmick si cela ne s’inscrivait pas dans une prolifération multidimensionnelle de débordements comparables.

Le débordement de la thèse universitaire dans le domaine de la fiction se fait progressivement. Pour incarner les mécanismes terriblement abstraits des dérivations financières, le chercheur prend et développe l’exemple de l’achat à terme d’une paire de chaussures, qu’il envisage de proposer sur un parking à son ami « ivrogne », au milieu d’autres amis également susceptibles de vouloir acheter les chaussures.

L’exemple est repris tout au long du texte pour montrer comment telle condition nouvelle apparaissant dans la situation conduit à modifier les termes du contrat proposé à l’ivrogne, en même temps qu’elle altère les paris contractés avec les autres amis pour prédire (et/ou assurer) les différentes possibilités de dénouement. Un détour par le Livre de sable de Borges conduit toutefois cet exemple à déborder en une fiction qui fait du parking le site d’un ensablement, d’une tornade, puis d’une inondation, et enfin d’une noyade au cours de laquelle des questions de survie viennent redimensionner dramatiquement les soucis de gains financiers (p. 240).

Renversement du renversement : Elie Ayache a sans doute raison de montrer que « le sous-jacent est en fait un dérivé sur son prix futur », mais quand le sous-jacent vous emporte par le fond, ni le modèle Black-Scholes ni le prix des chaussures n’ont plus aucune valeur. Grâce à la recherche-création, une petite dérive explicitement fictionnelle (moins de dix pages) remet les pendules à l’heure d’une matérialité que tant de thèses d’économie gardent à une distance (trop) prudente. Au point que leur imposer une brève dérivation fictionnelle vers une scène de tornade pourrait relever d’une exigence de salut public – pour montrer que les lois de la finance ne s’appliquent que « hors tornade ».

La même aventure de dérivation littéraire conduit Boris Le Roy à mobiliser Chat-GPT dans l’écriture de sa thèse. Au lieu d’y voir une imposture, une facilité, une trahison ou une rupture du contrat de recherche universitaire, il faut voir dans les quatre pages nourries par l’IA générative une forme d’expérimentation révélant une pensée automatisée qui déborde largement nos attentes épistémologiques aussi bien que nos positionnements politiques. L’interview de Chat-GPT révèle que les clichés synthétisés par ce Generative Pre-trained Transformer sont aussi sceptiques face aux évolutions de la dérivation financière que les acteurs humains qui en assument les opérations.

Du côté humain, les financiers interviewés par l’enquête se trouvent plus ou moins tous prêts à déserter leur emploi (l’un pour se reconvertir dans l’exploitation forestière, l’autre pour entamer un master en arts textiles, une autre encore pour entrer dans un cursus de création littéraire !). L’intelligence synthétique d’Open AI, quant à elle, invite à une autre forme de désertion : son conseil est de « repenser les systèmes économiques existants en faveur d’un nouveau paradigme financier durable et responsable […] favorisant des pratiques éco-responsables et des modèles circulaires [ainsi que] les monnaies locales. » (p. 233)

Nouveau paradigme, dit-elle… Cette expérimentation d’écriture automatisée démontre en quelques clics que la critique (verte) de la finance est déjà débordée sur sa gauche par la dérivation scripturale qui structure les GPT. Boris Le Roy pousse subtilement le débordement un peu plus loin : tout un jeu d’échos entre ce qu’il est censé écrire lui-même et ce qu’il tire des réseaux de neurones d’Open AI nous fait douter de qui ventriloque qui au sein des discours s’échangeant aujourd’hui à la surface de cette planète financiarisée et GPTisée…

La recherche-création comme apprentissage de recalibrage

Comme celle de Matthieu Raffard, la thèse soutenue par Boris Le Roy suggère donc que le mérite principal de la recherche-création est d’accélérer l’émergence de nouveaux paradigmes ad hoc. Dans l’approche littéraire de la finance, cela s’appuie sur une intuition d’Élie Ayache, qui suggère depuis de nombreuses années déjà que les appareils de computation, aussi puissants et aussi gavés de données soient-ils, sont limités par leur approche strictement statistique de leur objet.

Ils ne font que recalculer et recombiner des données ou des régularités déjà fournies pour eux. Même si cela leur confère des capacités étonnantes, celles-ci sont incomparables avec ce que fait un trader humain, qui a le pouvoir unique de recalibrer à chaque instant les données de la situation au sein de laquelle il est plongé, en redimensionnant radicalement les pondérations qui avaient jusque-là orienté ses choix. Lorsque le parking est inondé par un raz-de-marée, les paris antérieurs sur les gains à espérer d’un achat de chaussures sont complètement recalibrés sous l’urgence du sauve-qui-peut.

Or l’intuition brillante d’Elie Ayache, dans laquelle s’engouffre Boris Le Roy, c’est que le geste d’écriture d’une phrase relève d’une opération de recalibration homomorphe à celle du trader. Et parce que nous avons un corps qui nous a sensibilisés à une quasi-infinité de micro-indices sur ce qui conditionne nos plaisirs et nos douleurs, nos espoirs et nos peurs, nos certitudes et nos doutes, notre recalibration permanente de nos phrases est incomparable avec les recombinaisons opérées par une machine électronique incapable de ressentir des plaisirs ou douleurs corporelles.

Il y a là quelque chose, insiste Ayache, qui est d’un autre ordre que celui de la stochastique, de l’aléatoire et du mouvement brownien : un mouvement guidé par une intuition interne irréductible à quelque programmation que ce soit, un mouvement de recalibration des paramètres et de leurs pondérations qui spécule sur un avenir anticipé par tel corps sensible en mouvement dans tel monde sensible en mouvement.

Au cœur du nœud entre écriture littéraire et spéculation financière, la thèse fait émerger une certaine capacité proprement humaine, qui traduit notre sensibilité animale en formulations langagières dont l’échelle pertinente se situe au niveau de la phrase. Chat-GPT sait très bien recombiner des mots en phrases, sur la base d’inductions statistiques dont les pondérations se régénèrent à la marge en permanence au sein de l’espace latent mis en place par Open AI. Mais la façon dont Boris Le Roy rédige ses phrases (de même que la façon dont l’ivrogne titube pour rentrer chez lui) relève d’une recalibration incessante de sa curiosité plongée dans le déroulement temporel de ses rencontres sensibles et cognitives.

La recherche-création permet à Boris Le Roy de mener simultanément une recherche sur deux fronts qui s’éclairent, se défient et s’enrichissent réciproquement : la composition des phrases de la thèse fournit un terrain d’expérimentation littéraire des processus de recalibration dont parle l’analyse des processus de spéculation financière (tels qu’interprétés à travers les propositions d’Elie Ayache).

Quelle est donc la valeur d’un exercice doctoral comme celui-ci ? D’un point de vue disciplinaire, au sein des études littéraires : proposer, grâce au parallèle établi avec la spéculation financière, un ré-éclairage saisissant de ce qui se passe lorsqu’un écrivain rédige une phrase.  D’un point de vue d’éducation civique : nous aider à comprendre comment se composent (narrativement et en partie rhétoriquement, c’est-à-dire littérairement) ces produits dérivés dont les 700 000 milliards de dollars jouent un rôle si important et si mystérieux dans la marche (sur la tête) de l’économie mondiale.

Ou, du point de vue de notre question de départ sur les risques et les mérites de la recherche-création : nous aider à recalibrer les critères au nom desquels on juge de la profitabilité et de la valeur d’une thèse ; nous entraîner à une heuristique capable de prendre en compte les incertitudes hors-modèle ; nous apprendre à anticiper les tornades socio-écologiques qui se profilent bien au-delà de l’horizon traditionnel de nos disciplines constituées et de leurs paradigmes prédéfinis.

La recherche-création n’a pas de formule magique. Elle peut certainement, comme le craint Caroline Talon Hugon, accoucher d’un mixte insipide de mauvaise science et de médiocrité esthétique. Mais si l’on en croit ce qui se déroule derrière les portes (ouvertes) de quelques soutenances de thèses, indûment ignorées par nos chroniques culturelles, elle peut aussi contribuer à régénérer significativement les dynamiques de la recherche universitaire.


[1] Pour une présentation très utile et très concise de cette évolution canadienne, voir les travaux de Louis-Claude Paquin et Cynthia Noury en 2018 et 2020. Pour des analyses plus poussées, voir Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte. Vingt propositions pour la recherche-création, Presses du réel, 2018, ainsi que Pierre-Damien Huyghe, Contre-temps. De la recherche et de ses enjeux. Arts, architecture, design, B42, 2017.

[2] C’est le cas du programme SACRe, de l’Ecole Universitaire de Recherche ArTeC, des universités de Paris Sorbonne, Cergy, Strasbourg, Lyon, Grenoble Alpes, Aix-Marseille, Limoges, entre autres. L’auteur de cet article précise qu’il a eu pour responsabilité administrative la direction exécutive de l’EUR ArTeC de 2018 à 2021, et que c’est sur la base de sa participation à de nombreux jury de thèses en recherche-création qu’il a rédigé cette contribution à un débat en cours.

[3] Fonds de Recherche du Québec Société et Culture, Bourse postdoctorale en recherche-création (B5), FRQSC, 2024-2025.

[4] Voir par exemple Pierre Alferi, Dominique Figarella, Catherine Perret, Paul Sztulman, « Que cherchons-nous ? », Hermès, La Revue, n° 72, 2015, p. 41-48.

[5] Boris Le Roy est l’auteur de plusieurs récits parus chez Actes Sud, L’éducation occidentale (2019), Du sexe (2014), Au moindre geste (2012).

[6] Fondateur de la compagnie financière ITO33, Elie Ayache est aussi un écrivain, philosophe, théoricien de la littérature et de la finance, en particulier dans deux livres importants, The Blank Swan. The End of Probability (Wiley, 2010) et The Medium of Contingency. An Inverse View of the Market (Londres 2015).

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

Notes

[1] Pour une présentation très utile et très concise de cette évolution canadienne, voir les travaux de Louis-Claude Paquin et Cynthia Noury en 2018 et 2020. Pour des analyses plus poussées, voir Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte. Vingt propositions pour la recherche-création, Presses du réel, 2018, ainsi que Pierre-Damien Huyghe, Contre-temps. De la recherche et de ses enjeux. Arts, architecture, design, B42, 2017.

[2] C’est le cas du programme SACRe, de l’Ecole Universitaire de Recherche ArTeC, des universités de Paris Sorbonne, Cergy, Strasbourg, Lyon, Grenoble Alpes, Aix-Marseille, Limoges, entre autres. L’auteur de cet article précise qu’il a eu pour responsabilité administrative la direction exécutive de l’EUR ArTeC de 2018 à 2021, et que c’est sur la base de sa participation à de nombreux jury de thèses en recherche-création qu’il a rédigé cette contribution à un débat en cours.

[3] Fonds de Recherche du Québec Société et Culture, Bourse postdoctorale en recherche-création (B5), FRQSC, 2024-2025.

[4] Voir par exemple Pierre Alferi, Dominique Figarella, Catherine Perret, Paul Sztulman, « Que cherchons-nous ? », Hermès, La Revue, n° 72, 2015, p. 41-48.

[5] Boris Le Roy est l’auteur de plusieurs récits parus chez Actes Sud, L’éducation occidentale (2019), Du sexe (2014), Au moindre geste (2012).

[6] Fondateur de la compagnie financière ITO33, Elie Ayache est aussi un écrivain, philosophe, théoricien de la littérature et de la finance, en particulier dans deux livres importants, The Blank Swan. The End of Probability (Wiley, 2010) et The Medium of Contingency. An Inverse View of the Market (Londres 2015).