La morsure et le pot : l’envenimation entre arts et sciences
Un petit village du sud de l’Inde héberge une initiative étonnante. Chaque jour pendant la saison de la chasse, des dizaines de villageois adivasi appartenant à la communauté Irular (catégorisée dans les populations dites tribales) apportent des serpents parmi les plus dangereux du pays tels que cobras, vipères ou bongares, auprès d’un centre coopératif de collecte de venin, le seul d’Inde et géré par la communauté.
Les serpents sont conservés par centaines dans de simples pots de terre, disposés au sein d’une fosse pendant quelques semaines, le temps d’extraire leur venin, puis ils sont relâchés dans la nature. Le venin fait alors l’objet d’une série d’opérations : réfrigéré, purifié et lyophilisé, il est acheminé vers des firmes pharmaceutiques qui l’injectent pendant plusieurs mois à des chevaux afin de développer leur immunité face à l’envenimation. Les anticorps de chevaux seront à leur tour employés dans la fabrication de sérum antivenin, un médicament essentiel.
Une approche réflexive du « rendre compte »
L’envenimation, vue depuis la coopérative Irular, pose une série de questions aux sciences de la nature, aux sciences sociales et aux arts visuels : comment dire le processus de production des antivenins, depuis la capture des serpents jusqu’à l’injection du sérum à des patients ? Comment expliciter les conceptions associées au venin à partir des différentes positions sociales ou professionnelles des groupes impliqués (depuis les chercheurs scientifiques jusqu’aux villages irulas) ? Comment y associer des connaissances traditionnelles, légendes, pratiques rituelles associées au serpent et au venin en Inde et comment les connecter à l’histoire des relations sociobiologiques entre espèce humaine et espèces de serpents[1] ? Dans quelle mesure les confrontations de ces conceptions manifestent la mise en commun de mondes et d’ontologies contradictoires[2] ? In fine, comment rendre compte des processus de recherche par des méthodes « sensibles » ? Quels récits, quelles formes de narration nous faut-il privilégier pour faire exister les problèmes réels d’une société, sans céder à des modes de calcul éthiquement douteux ?
C’est pour tenter de répondre à ces questions que nous avons monté l’installation Slithering Cures, exposée à l’Institut Français de Pondichéry au cours du mois de février 2024[3]. L’installation, issue d’un dialogue entre plasticiennes et chercheur.ses en sciences sociales, propose un parcours visuel et sonore dans la fabrication d’antivenins en Inde. À la coopérative, les visiteurs assistent en surplomb aux opérations d’extraction de venin conduites dans une fosse emplie de pots – dans une atmosphère mêlant le spectaculaire à l’explication technique.
Ce terrain, cette scène de départ offrent la matière d’un dispositif scénographique. L’installation se compose de 72 pots de terre disposés sur une plateforme elle-même installée dans une semi-pénombre. Chaque pot est rétroéclairé et présente une image extraite des collections visuelles issues de la collection du Madras Crocodile Bank Trust (qui héberge la coopérative d’extraction de venin), de l’Institut Français de Pondichéry, de l’École Française d’Extrême-Orient, de Vins Bioproducts (un fabricant d’antivenin), de l’ouvrage classique d’herpétologie The Thanatophidia of India (J.Fayrer, 1872) ou des archives personnelles d’un chercheur en biologie, Kartik Sunagar.
S’y ajoutent également des captures de sons réalisées sur le terrain (par exemple lors d’une chasse au serpent avec des membres de la coopérative ou dans l’animalerie d’un grand laboratoire pharmaceutique) et des compositions musicales réalisées à partir de matériaux en lien avec l’installation (par exemple des extraits de films indiens narrant des histoires de serpents, chants et mantras destinés à protéger des morsures). Le parcours est libre. Les visiteurs circulent autour de la plateforme, observent les pots et piochent du regard parmi les matériaux proposés.
Certains se laissent happer par l’image d’une forêt, de villages irular, de la coopérative où le venin est collecté, ou des laboratoires où il est transformé en antivenin. D’autres s’attardent sur les extraits musicaux et les sons ou s’arrêtent quelques minutes devant la citation d’un villageois évoquant un rituel du serpent auquel il a participé. Passés les premiers moments de surprise et de découverte du dispositif, une structure logique tend à émerger : du moment de la morsure à celui de la guérison potentielle, le visiteur est confronté au processus méconnu de la fabrication des antivenins, mais aussi aux multiples questions que celui-ci soulève : les calculs de la santé publique, les inégalités sociales en Inde, la cohabitation entre humains et serpents, l’exploitation animale dans les laboratoires, etc.
Coexistences
L’installation, tout en rendant hommage à la coopérative Irular, entend mettre en discussion une série d’enjeux. Il y a d’abord un grave problème de santé publique, aussi important que négligé et pointant le fonctionnement inégalitaire de la santé publique à l’échelle mondiale : celui de l’envenimation. Celle-ci représente environ 150 000 décès par an dans le monde et quatre fois plus d’invalidités permanentes. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) l’a catégorisée parmi les maladies tropicales négligées hautement prioritaires en 2017. Le statut négligé de cette condition est lié notamment au statut social des personnes touchées : dans leur immense majorité des populations rurales et pauvres, souvent à l’écart des institutions de santé. L’Inde est particulièrement touchée, représentant à elle seule environ un tiers des cas d’envenimation mortelle à l’échelle mondiale. Un élément essentiel de réponse à ce problème de santé publique est la production de sérum antivenin – celui-là même que la coopérative contribue à produire[4].
Face à ce problème, la coopérative rend également saillant un paradoxe des chaînes d’approvisionnement pharmaceutique qui, si formalisées soient elles, ne peuvent se passer de la contribution du secteur informel. En témoigne le statut social singulier des Irulars, catégorisés parmi les groupes sociaux les plus défavorisés par le gouvernement indien en raison des nombreuses discriminations dont il a été historiquement victime. La raison du quasi-monopole exercé par les Irulars sur le commerce de venin tient à des considérations de spécialisation ethno-communautaire : un stéréotype répandu attribue aux Irulars une compétence particulière dans la chasse aux serpents et en a fait leur spécialité professionnelle. Les Irulars étaient d’ailleurs largement mobilisés jusque dans les années 1970 par le marché international de la maroquinerie auquel ils fournissaient en grand nombre des peaux de serpents avant que cela ne soit interdit par le gouvernement. Aujourd’hui, la coopérative délivre des licences de collecte aux membres de la communauté en fonction des besoins. La collecte de venin constitue ainsi, pour un certain nombre de villages irulars, une ressource de subsistance durable en accord avec le mode de vie de la communauté. En même temps, l’urbanisation croissante ne cesse de faire évoluer ce mode de vie et les jeunes Irulars aujourd’hui ne sont pas toujours désireux de gagner une partie de leurs moyens en chassant des serpents. De ce point de vue, la coopérative apparaît comme une illustration du castéisme en Inde, mais aussi de son intégration originale à l’industrialisation du pays et des évolutions qui l’affectent.
En outre, cette situation montre la richesse des relations composées entre humains et non-humains et l’importance d’en tenir compte pour comprendre la fabrique de la santé publique. Par exemple, une difficulté importante à laquelle sont confrontés les fabricants de sérum est que l’efficacité d’un antivenin dépend du site de collection : le venin utilisé dans un antivenin doit provenir d’une zone géographique aussi proche que possible du lieu d’envenimation pour une efficacité optimale. Cela constitue un dilemme logistique en termes d’approvisionnement en venin, de segmentation du marché et de rapport efficacité/prix.
En Inde, jusqu’à aujourd’hui, plus de 90% de la collecte de venin a été assurée par une seule institution : la coopérative Irular. Son monopole est remis en cause depuis quelques années suivant un motif biomédical : il serait nécessaire de diversifier la collecte en créant des pools de venin plus diversifiés. Se trouvent alors mis en balance, suivant un calcul coût/bénéfice fréquent dans la santé publique, le nombre annuel de morts par envenimation et le mode de vie et de subsistance des villageois Irulars.
Mais c’est aussi parce que le venin est un produit biologique singulier, différent d’une espèce de serpent à l’autre, d’une aire géographique à l’autre, parfois d’une portée à l’autre, qu’il est si difficile de « standardiser » les traitements, et il faut alors tenir compte de la résistance du vivant face à des processus d’industrialisation qui reposent sur le principe de la standardisation et de la « scalabilité » (la nécessité de produire des biens à une échelle suffisamment large, souvent mondiale)[5].
Enfin, le serpent, en Inde comme dans de nombreuses régions du monde, est associé à des représentations structurant profondément la société et les manières de considérer la nature ou les relations entre humains et non-humains. Dans la mythologie hindoue le serpent Ananta (dont le nom signifie l’infini) est par exemple le soutènement de l’univers. Dans plusieurs états (notamment au Karnataka), la fête religieuse de Naga Panchami célèbre le serpent. En outre, diverses pratiques traditionnelles témoignent de la coopération entre humains et serpents (dans le nord du pays il existe des castes spécialisées dans le commerce et le « dressage » de serpents : Saperas et Bedes). Ces représentations et formes d’organisation sont soutenues par des pratiques esthétiques, visuelles et sonores (kollams dessinés au sol, musique itinérante, sculptures, etc.)[6].
Crise et calcul coût/bénéfice
L’installation Slithering Cures, par l’évocation qu’elle propose de ces différents enjeux, vise ainsi à explorer la coexistence de multiples récits et formes d’existence, mis en perspective par certains des problèmes qui en résultent. Mais que signifie « faire coexister des récits » ? C’est à ce point de rencontre que le dialogue entre les sciences sociales et les arts plastiques se fait particulièrement fécond.
Venant d’horizons différents, des arts et des sciences sociales, nous avons conduit des enquêtes de terrain et conceptualisé l’installation de façon collaborative et sans distinguer ou répartir des tâches qui le sont habituellement à des fins d’efficacité[7]. Nous avons ainsi nourri la fabrication de l’installation de la manière la plus collective et la moins hiérarchique possible pour aboutir à une proposition de mise en récit reflétant nos différences professionnelles.
Le parti de présentation adopté par l’installation Slithering Cures consiste alors à mettre sur un même plan des éléments habituellement rapportés à des discours différents et qui tendent parfois à se contredire ou à s’exclure les uns les autres. Les préoccupations de santé publique, par exemple, évacuent fréquemment les pratiques religieuses liées au serpent comme des phénomènes non pertinents pour la compréhension sanitaire du problème ; au mieux, ces pratiques sont rapportées à des « croyances » ou considérées comme des freins à une prise en charge efficace des victimes d’envenimation. Les rituels attribuant un rôle propitiatoire aux serpents pour la fécondité des femmes ou dans la réussite sociale ne sont jamais pris en compte en tant que tels. De même, l’utilisation massive d’animaux requise par la production d’antivenins n’est que rarement questionnée et le plus souvent elle est simplement éludée par l’efficacité du geste médical d’administration de sérum.
Certes, des pratiques de mise en commensurabilité de ces différents phénomènes existent : le calcul coût/bénéfice en est la principale. Mais celles-ci présentent les choix en suivant une logique comptable synthétique qui s’autorise à dénouer (et parfois dénier) les expériences individuelles et les raisons propres qui lui sont extérieures. Par exemple, la coopérative Irular comme forme d’organisation traverse aujourd’hui une situation de crise en raison des orientations actuelles de la lutte contre l’envenimation.
La catégorisation de l’envenimation comme maladie négligée par l’OMS s’est en effet accompagnée d’une série de mesures et de recommandations. L’une de celles-ci consiste à promouvoir la mise en place de serpentariums standardisés, permettant un meilleur contrôle des populations de serpents qui y sont maintenues (mise en quarantaine à l’arrivée, traçabilité d’origine). L’application de cette recommandation ne pourrait s’accompagner que de la disparition de la coopérative des Irulars dans sa forme actuelle, et en particulier d’une réduction drastique du nombre de licences attribuées pour la collecte. Cette situation illustre assez bien les dilemmes du calcul coût/avantage dans la santé publique. D’un côté, environ 50000 personnes par an décèdent en Inde des suites d’une morsure de serpent. De l’autre, 300 familles appartenant à une communauté défavorisée et très stigmatisée voient leur mode de vie menacé par les transformations de la santé publique.
Certes, il faut nuancer certains aspects de ce dilemme. La communauté Irular est estimée à 200000 personnes dans le Sud de l’Inde et déborde donc très largement la coopérative. De plus, la collecte de serpents ne représente qu’un revenu additionnel pour les familles Irulars, qui composent souvent avec différentes activités plus ou moins saisonnières, du travail agricole aux chantiers de construction. Enfin, les jeunes générations d’Irulars de la côte tamile aspirent de plus en plus à un mode de vie urbain, dans un contexte d’urbanisation croissante, et l’extension de villes comme Chennai intègre de fait les villages Irulas à un continuum urbain.
Il n’en demeure pas moins que la collecte de serpents autorisée par l’Etat dans le cadre de la coopérative constitue à la fois la reconnaissance de pratiques anciennes et un mode de légitimation sociale plus vaste. C’est ce qu’indique par exemple la remise à Vadivel Gopal et Masi Sadaiyan, deux chasseurs de la coopérative le Padma Shri, la plus haute distinction de l’Etat indien ; c’est également manifeste dans la représentation de la coopérative à la fête de Maasi Magam, la principale fête religieuse qui rassemble la communauté Irula chaque année sur la côte tamile.
De ce fait, les transformations dont doit faire preuve la coopérative revêtent l’aspect d’une mise en balance : d’un côté, le respect d’une série de normes encouragées par les institutions de santé publique pour lutter contre une maladie négligée, et de l’autre, les modes de vie, progressivement absorbé par la vie urbaine et les considérations biomédicales, de l’une des communautés discriminées vivant en Inde.
À rebours de la logique qui vient soupeser et opposer les intérêts, et sans dénier l’importance de celle-ci, voire son caractère incontournable pour les politiques publiques, il nous a paru essentiel de concevoir un dispositif permettant de saisir « ensemble », mais pas de façon concurrente, ces différentes manières d’être et de penser au monde. Les débats auxquels renvoie cette approche ont été ravivés au cours des dernières années par la multiplication d’interventions sur le plurivers, sur la multiplicité des ontologies, dans la foulée d’auteurs tels que Bruno Latour, Eduardo Viveiros de Castro ou Arturo Escobar[8].
D’une certaine façon, Slithering Cures reconnaît l’importance de leurs travaux et notre dette à leur égard en proposant une mise en discussion simultanée, croisée, des différents mondes qui coexistent autour du phénomène de l’envenimation. Ces mondes, fruits de l’expérience vécue des victimes, des serpents, des médecins, des spécialistes de santé publique, n’existent pas seulement sur des plans différents : ils sont en permanence fondus les uns dans les autres par des événements, des savoirs, des objets. De ce point de vue, le pot de terre constitue un modèle de fusion : entre les différents milieux de la santé publique et les expériences des entités.
Empoter l’univers
L’utilisation de pots de terre nous est en effet apparue comme la manière la plus significative de « faire coexister les récits ». Au départ, simple évocation de l’organisation de la « fosse » dans laquelle sont maintenus les serpents à la coopérative, le recours aux pots a peu à peu imposé un univers plus large, presque une cosmogonie. Dans la fosse de la coopérative, les serpents s’y enroulent et s’y sentent en sécurité, abrités par l’obscurité. Ces contenants bon marché, utilisés quotidiennement pour stocker de la nourriture ou de l’eau, deviennent parfois instruments de musique (kuttam) et s’inscrivent dans des récits populaires en Inde (à l’instar du serpent à 16 têtes, brûlé, plongeant pour se sauver dans un pot d’eau[9]).
Objets à la fois ancestraux et contemporains, les pots, leur fabrication, leur usage renvoient à un continuum. Utilisés, cassés, modelés et cuits à nouveau, ils sont une manifestation de la dimension cyclique de la vie symbolisée par le serpent Ananta, souvent représenté se mordant la queue. L’accumulation des pots, ici fermés en surface par des images, invite le spectateur à se questionner sur leur contenu, réel ou symbolique (mais où sont donc les véritables serpents ?). Surtout, chacun permet d’accéder, en surface à une image, un texte ou un son qui sont autant d’histoires.
Le travail de médiation opéré par Kishore Kumar, snake rescuer professionnel, n’est pas pour rien dans la profondeur donnée à ces histoires : devant les visiteurs et visiteuses dont la curiosité est attisée par l’installation, Kishore déploie son expérience auprès des serpents et donne vie aux images de forêt et aux sifflements qu’on peut entendre ici ou là. Mais c’est encore le hasard qui donne vie à l’installation, lorsque Mahesh Vinayakram, musicien invité dans le cadre de l’installation, se saisit d’un des pots et entame une improvisation rythmique devant le public de passage…
Slithering Cures s’inscrit alors pleinement dans la foulée des multiples pratiques d’expérimentation qui cherchent à mettre en discussion des questions de santé globale, des enjeux environnementaux et leur croisement, contenu dans la notion de One Health par exemple, tout en s’essayant à des formes narratives alternatives de ces récits.
L’installation encourage également à poursuivre un dialogue entre sciences de la nature, sciences sociales et arts visuels, afin de continuer à « mettre en problème » dans des gestes communs, mais à partir de nos savoirs et compétences respectifs. Et s’il faudrait être bien naïf pour penser que la réponse à des questions aussi complexes que celle des interactions entre santé humaine et santé animale tient en un pot, il nous semble néanmoins qu’il n’est pas désormais complètement idiot de commencer, à l’avenir, par empoter collectivement nos problèmes.