International

En finir avec l’hindouisme, révolutionner l’Inde : la philosophie de Divya Dwivedi et Shaj Mohan

Philosophe

Au moment où commencent en Inde des élections dont l’issue prévisible est la victoire du BJP et le renforcement du pouvoir autocratique de Modi, paraît le nouvel ouvrage de Divya Dwivedi et Shaj Mohan : les deux philosophes y montrent que l’hindouisme a étouffé à sa naissance la démocratie indienne ; elle ne peut renaître que d’une manière révolutionnaire.

Les élections législatives générales en Inde ont commencé le 19 avril et se dérouleront jusqu’au 1er juin 2024 ; elles ont été préparées dans un climat de propagande, de violence et de répression orchestrées par l’État, si bien que l’issue en est presque entièrement prévisible : la confirmation de la mainmise sur la démocratie indienne du Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir depuis 2014, et donc aussi du pouvoir autocratique de son chef Narendra Modi. L’opposition, réunie dans une coalition menée par le Parti du Congrès, est en déroute, comme l’ont suffisamment montré les élections régionales de 2023 : face au succès du récit national qui soutient le BJP, entièrement centré sur l’« hindouïté » (hindutva), elle peine à construire un contre-récit.

publicité

Partant de ce constat, un article de la Fondation Jean Jaurès souligne que « l’hindutva – le nationalisme culturel –, appelle pour l’opposition un débat portant non pas sur l’hindouisme, respectable comme toute croyance, mais sur ses dérives et ses excès » avant d’indiquer une autre approche qui « serait de débusquer le fait que l’hindutva, au nom de la nation hindoue, est une stratégie pour pérenniser la domination millénaire des castes supérieures. »

Cette seconde approche demande cependant à être clarifiée. Si elle repose sur un hindouisme moderne, compatible avec la démocratie et la liberté de croyance, elle correspond à l’un des pans de la doctrine du Parti du Congrès ; en effet, dès l’origine, ce parti n’est depuis le chemin vers l’indépendance qu’un agglomérat de tendances incompatibles (communisme, socialisme, islam, hindouisme) qui ne tient que grâce à l’objectif de l’émancipation et à la chimère, particulièrement entretenue par Gandhi, d’une spiritualité hindoue à la fois diffuse, unifiante et tolérante ; or cela n’a pas empêché son écroulement électoral. Ou bien elle peut reposer sur une critique radicale de l’hindouisme, montrant qu’il est indissociable du système des castes et n’est donc nullement une religion « respectable » ; que sous l’image construite d’une nation composée à 80% d’hindous souffre et gronde une autre majorité, réelle, composée de tous ceux pour qui la religion védique, nommée en Europe brahmanisme, puis au XIXe siècle hindouisme n’a jamais été une croyance, mais a toujours été un système oppressif leur interdisant l’accès au pouvoir, à la reconnaissance sociale ou culturelle, et même à la religion.

Cette voie n’est à vrai pas dire pas à « débusquer » puisqu’elle est déjà fortement élaborée; elle va de la critique de l’hindouisme à l’invention d’une autre politique ; or elle trouve l’une de ses explicitations les plus nettes dans un ouvrage des philosophes indiens Divya Dwivedi et Shaj Mohan qui rassemble leurs articles politiques, dont certains inédits, et qui vient de paraître (également le 19 avril) en Inde et au Royaume Uni : Indian Philosophy, Indian Revolution[1]. Il nous semble donc important de rendre compte sans tarder et assez en détail de ce livre pour un lectorat français.

« Fausse majorité » hindoue et majorité réelle

Les deux auteurs ont déjà donné un bon aperçu de leur pensée dans plusieurs articles de l’ouvrage d’abord parus dans notre langue[2] ; il convient assez d’y entrer par cette porte, ce qui mobilise déjà d’autres textes voisins de l’ouvrage.

Traditionnellement, c’est-à-dire depuis l’invasion aryenne de l’Inde deux mille ans avant J.-C. et l’écriture des Védas, la lecture de ces textes sacrés, leur langue (le sanskrit), leurs rites, donc aussi les temples védiques, étaient strictement réservés à l’élite coloniale, donc aux Aryens, divisés en différentes castes supérieures ; ce système strictement hiérarchique, endogamique et racial a fait que les castes inférieures indigènes à la peau noire ont été réduites à une exploitation esclavagiste, sans accès à la propriété de la terre, à l’eau potable et aux routes. Ce « racisme le plus ancien »[3] a perduré jusqu’à et pendant la colonisation anglaise, qui s’est appuyée sur la hiérarchie sociale locale et l’a renforcée. Il a ensuite fallu que les castes supérieures négocient le tournant de la décolonisation et de la démocratisation de l’Inde (surtout dans la période cruciale 1947-50) sans perdre leur pouvoir, et leur stratégie a été de prendre appui sur une idéologie anglaise qu’ils avaient combattues : celle d’une appartenance d’une majorité des Indiens à « l’hindouisme »[4].

L’amendement constitutionnel porté par le BJP en 2019, sous couvert de faciliter l’obtention de la nationalité pour les victimes de persécutions au Pakistan, au Bangladesh et en Afghanistan, a donné une valeur juridique à cette stratégie[5] : alors que la loi sur la citoyenneté de 1955 reposait sur le droit du sol, les basses castes, et tout autant les sikhs, les bouddhistes, les jaïns sont maintenant considérés administrativement comme « hindous » et les chrétiens comme citoyens indiens non-hindous ; les musulmans, non-cités, qui sont les « éléments marginaux » de la société indienne selon le BJP, entrent alors dans la catégorie d’étrangers indésirables et par répercussion de citoyens de seconde zone. Notons que les décrets d’application de cette loi ont paru très récemment, en mars 2024, dans le contexte de l’intensification de la répression populiste et raciale en vue des prochaines élections.

Si l’on refait les comptes, le fait (sur lequel se centre encore le texte de la Fondation Jaurès) que la plus haute caste, celle des brahmanes, occupe la hiérarchie du pouvoir alors qu’elle ne correspond qu’à 3,5% de la population, est l’arbre qui cache la forêt ; le vrai problème est bien plutôt que les 10% qui forment les castes supérieures occupent 90% des positions politiques, universitaires, et valorisées socialement ; donc que 90% de la population indienne appartient toujours aux basses castes (incluant les « intouchables » autrement dit les Dalits), qu’elles soient décrétées « hindous » ou non, et vit dans la pauvreté et l’exploitation ; ce sont les mêmes castes inférieures qui ont été décimées lors de la pandémie de Covid 19, gérée d’une manière désastreuse par le parti de Modi[6]. Ces pourcentages sont connus mais ne sont pas l’objet de publications officielles, l’Etat indien refusant depuis 1931 de rendre public les recensements par castes, y compris le dernier qui date de 2011.

On se demande évidemment pourquoi cette majorité ne renverse pas la domination du BJP et n’assure pas le succès de l’opposition. La première réponse (signalée par la Fondation Jean Jaurès) est qu’en nombre de voix, cette dernière, si elle était pouvait unifier son corps électoral, l’emporterait en effet ; mais comme on l’a vu à propos du parti du Congrès depuis l’indépendance, et nos auteurs le rappellent[7], cette opposition n’a jamais été unifiée. La deuxième, plus importante et également très présente dans l’ouvrage, est que ses principaux représentants appartiennent en très grande partie aux castes supérieures de « l’hindouisme » et sont incapables de porter la voix des castes inférieures, qui se reconnaissent donc difficilement en eux. La troisième, c’est que l’identité hindoue est l’idéologie dominante de l’éducation, de la culture, des médias, et qu’appuyée sur la haine de l’autre (les musulmans, les européens), elle fait que la partie majoritaire et la plus pauvre de la population est relativement gagnée par ce nationalisme culturel, favorisant alors le parti qui en donne la version la plus extrême au détriment de la version modérée portée par la gauche, même si ce parti nationaliste au pouvoir depuis dix ans ne lui apporte rien politiquement[8] : c’est en fait la version indienne de l’avantage actuel de toutes les idéologies droitières.

Enfin, quatrième réponse, n’oublions pas que le maintien au pouvoir du BJP repose aussi sur une répression policière violente, le gel des avoirs du Parti du Congrès, l’arrestation des opposants, l’incitation au meurtre et la fraude électorale ; ce qui montre que le succès « électoral » n’est assuré que par la destruction de la démocratie[9] ; et cela avec la bénédiction officielle des gouvernements occidentaux, voyant très positivement le fait que l’Inde cherche à diminuer sa dépendance vis-à-vis de la Russie et se tournent vers eux, y compris pour se fournir en armement[10]. Traduit en discours élyséen, cela se nomme « notre attachement commun à la démocratie, à la liberté, à l’égalité, à la fraternité et à la justice ».

L’hindouisme, construction européenne devenue idéologie postfasciste néocoloniale

Il n’est certes pas facile de renoncer à l’idée que l’hindouisme est la troisième religion au monde, avec un milliard de fidèles, qu’il est au fondement de l’identité culturelle indienne. Cela est d’autant moins facile pour nous que cette idée s’en entièrement construite dans la relation entre l’Europe et l’Inde : la critique radicale de l’hindouisme menée par Divya Dwivedi et Shaj Mohan repose sur l’étude de cette construction, qui offre une perspective riche de sens sur la colonisation, sa continuation postcoloniale et la possibilité d’une véritable décolonisation.

Comme l’indique la volonté du parti de Modi de renommer l’Inde en hindi, Bharat, l’histoire du Sous-Continent s’est en très grande partie développée sous un nom étranger : les Persans appelait hindoush le peuple situé dans la vallée du fleuve que les Grecs ont donc nommé Indus à l’époque de la campagne d’Alexandre. C’est dans cette continuation, soulignent les auteurs d’Indian Philosophy, Indian Revolution, que les colonisateurs anglais ont alors utilisé le mot « Hindou » « d’une manière lâche mais consistante pour se référer au peuple de l’ensemble du sous-continent indien, et plus rarement, pour parler des coutumes des classes supérieures, surtout celle des Brahmins ».

Alors que pour les auteurs l’« hindouisme » s’invente surtout en Inde et au début du XXe siècle, il nous faut insister sur son invention européenne au cours du XIXe siècle, qui apparaît aussi dans l’ouvrage par moments. Premièrement le développement conjugué de la philologie et de la philosophie de l’histoire a mené à l’élaboration d’une genèse des langues européennes à partir du sanskrit et à la reconnaissance admirative de la valeur métaphysique des Vedas, traduits, commentés, et considérés comme l’une des sources majeures de la philosophie grecque : ainsi l’Europe trouvait à l’extérieur d’elle, en Inde, la source même de son identité.

Deuxièmement, la même philosophie de l’histoire, étendant au monde l’idée de nation issue de la Révolution française, a identifié chaque peuple à un territoire ; la liberté de croyance et le droit des peuples à se donner leur propre constitution est devenue ainsi le droit des peuples à affirmer sur leur territoire leur conception religieuse de la liberté. C’est de cette manière que chez Hegel, l’Inde est par définition « hindouiste » comme l’Europe est chrétienne[11]. Il en découle que l’hindouisme est pensé comme la version spirituelle d’un système social et politique reposant sur une conception négative de la liberté, qui renverse celle-ci en inégalité naturelle et en servitude. Ainsi se conjuguent une critique virulente du système des castes, clairement indissociable de la religion brahmanique, et l’idée européocentriste que l’Inde est condamnée à un archaïsme culturel impliquant que toute sa population adhère à une croyance « hindoue » qui l’aliène radicalement. Marx se situe dans cette lignée, et encore Weber au début du XXe siècle, lequel souligne que les Védas expriment déjà clairement la volonté des Brahmanes de s’accaparer toutes les richesses matérielles et jugeant l’organisation indienne totalement irrationnelle.

Si l’on poursuit avec le contexte indien retracé par nos auteurs, il est clair qu’en ce même début du XXe siècle la population indienne n’est encore nullement imprégnée de cette conception européenne de leur pays : un rapport de la commission anglaise de recensement datant de 1921 note « qu’aucun Indien n’est familier avec le terme « hindoue » appliqué à sa religion ». Ce que montrent plus précisément ces recensements (non publiés officiellement, rappelons-le, depuis 1931), c’est bien à chaque fois que seules les castes supérieures adhèrent à leur religion (qu’ils ne nomment toujours pas eux-mêmes hindouisme) et ainsi à la légitimité du système des castes. Les conférences de 1830 et 1832 voient les Anglais douter franchement de la possibilité de continuer à s’appuyer sur cette élite traditionnelle et leur volonté de se tourner vers les revendications des castes inférieures, en particulier leur demande d’un électorat séparé leur permettant une juste représentation parlementaire ; et cela malgré la résistance de Gandhi et du Parti du Congrès. Bhimrao Ramji Ambedkar, l’un des rares Dalits qui soient parvenus alors à faire des études dont une partie à l’étranger, devient alors un interlocuteur important de l’administration coloniale.

Les auteurs soulignent tout ce qui sépare Ambedkar de Gandhi. Ce dernier refuse que les Dalits forment un électorat séparé parce qu’il y voit, selon ses termes, « l’injection d’un poison qui détruirait l’hindouisme », affirmant que « quelque chose de subtil maintient [les Dalits] dans l’hindouisme malgré eux ». Ce « quelque chose de subtil » a toute « l’horreur », lit-on dans l’ouvrage, d’une supposée adhésion de la population au racisme dont elle est victime ; elle transpose bien en Inde l’enrôlement européen de toute la population indienne par l’hindouisme, et ouvre la voie faussement subtile que pourrait prendre les castes supérieures pour réassurer leur domination : et de fait, Gandhi utilise alors son immense influence pour que cette voie soit admise par le parti du Congrès, mais aussi par la population, entamant pour la convaincre une longue période de jeûne fortement médiatisée.

Or l’énergie qu’a dépensé Gandhi, y compris déjà sous la forme de la résistance passive, au service de la création indienne de l’hindouisme, Ambedkar l’a dépensé au service des basses castes. On lui doit un ouvrage sans ambiguïté, Annihilation of Castes ; cette annihilation a pour Ambedkar une condition, à savoir la rupture entre Dalits et hindouisme, par le biais de leur conversion au bouddhisme, religion minoritaire mais qui repose explicitement sur la dignité de chaque être humain. Lui-même s’est converti et a organisé des conversions collectives, et ce mouvement aurait continué s’il n’avait pas été tout simplement interdit par le parti de Modi. De même, le mouvement des Dalits continue, en particulier sous la forme de la « Bhim army », qui se réfère directement à Bhimrao Ramji Ambedkar et a joué un grand rôle dans la protestation étudiante contre l’amendement constitutionnel de 2019 – réprimé par la police.

La constitution indienne rédigée au moment de l’Indépendance doit à Ambedkar, qui fut l’un de ses rédacteurs, son préambule et certains articles affirmant clairement les principes d’une démocratie moderne respectant les droits de l’homme : égalité des citoyens, respect de la liberté de croyance, fraternité. Elle doit en revanche au Parti du Congrès ses articles affirmant le « bien être des hindous » et assurant de fait la domination de l’hindouisme sur l’ensemble de la population : l’imposition de l’hindi et la « protection des vaches », laquelle, en qualifiant de crime tout écart vis-à-vis du code alimentaire hindou, sert d’outil à la répression policière et aux actes violents perpétrés par les milices hindoues contre les chrétiens et les musulmans ; la même référence constitutionnelle à l’hindouisme légitime une police des mœurs dotée de tous les moyens technologiques actuels pour traquer et sanctionner tout écart des basses castes vis-à-vis des codes religieux qui les oppressent (interdiction du mariage inter-caste ou inter-religieux, contrôle de la subordination et de la sexualité des femmes, etc.)[12].

Nous pouvons maintenant faire le point sur la différence entre la religion védique ou brahmanisme, l’hindouisme et l’« hindouïté ». Une religion védique ouvertement discriminatoire est devenue une « religion » faussement nationale avant de refonder la domination des basses castes sur le racialisme biologique du XIXe siècle[13], puis de prendre également le tournant du fascisme européen, qu’elle a tout simplement gardé : ainsi le groupe paramilitaire Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) fondé en 1925, ouvertement pronazi perdure jusqu’à aujourd’hui : Modi en a été membre, ce mouvement est l’allié violent du BJP, et la police lui laisse le champ libre dans ses actions criminelles (souvent de véritables pogroms[14]) contre les musulmans, les chrétiens, et les héritiers de la gauche marxiste.

Alors que l’idéologie européenne du XIXe siècle, identifiant un peuple et une religion partait aussi du principe que seule l’Europe avait véritablement une histoire, tandis que l’Asie demeure dans un archaïsme éternel, il s’avère que l’Inde, le système des castes et la religion qui le soutient ont effectivement une histoire, liée à celle de l’Europe, et menant au paradoxe dont on trouverait confirmation dans d’autres parties du monde ayant subi la colonisation moderne : un nationalisme populiste assure son succès politique en nourrissant un retour mythique aux traditions précoloniales, cependant indissociable de la version européenne de ce passé, ainsi qu’une haine de l’Europe, cependant indissociable du pire nationalisme européen. L’Inde garde une spécificité dans le fait que l’identité européenne s’est construite en la prenant pour source historique et philologique, d’où l’accord « parfait » entre la doctrine aryenne du nazisme et celle de l’hindouisme pronazi ; cette spécificité même concourt à faire du pays « le hub le plus important de tous les mouvements d’extrême droite dans le monde »[15].

Décoloniser l’Inde

On comprend dès lors que nos auteurs prennent très franchement leur distance vis-à-vis d’un postcolonialisme qui vise à rejeter toutes les valeurs philosophiques, juridiques et culturelles européennes au profit de l’identité culturelle « hindoue ». Lecteurs de Frantz Fanon et d’Achille Mbembe, ils ne se font aucune illusion sur cette version la plus courante du postcolonialisme est un néocolonialisme : l’élite dominante d’un pays officiellement décolonisé favorise la cristallisation d’une identité ethnique antécoloniale tout en le scindant entre les représentants les plus purs de cette ethnie, à savoir cette élite elle-même, et ceux qu’elle domine. Dans ce contexte, la partie de l’élite qui s’oppose à l’autoritarisme postcolonial partage ses présupposés ; C’est ainsi qu’en Inde le milieu académique, très majoritairement issu des castes supérieures, valorise l’hindouisme et l’hindi, ce « langage sanskritisé récemment inventé »[16] et prétend libérer le pays des schèmes occidentaux dont elle est dépendante.

Les auteurs déplient la version indienne des paradoxes de ce faux projet « de-post-colonial »[17]. Il repose sur une « archéologie spéculative » qui dégage illusoirement le passé précolonial des impuretés de l’histoire récente, et donc en fait de toute preuve matérielle subsistante. Il attribue à la colonisation européenne l’aspect critiquable des castes (sous la forme d’un « colonialisme interne ») tout en l’euphémisant dans des termes européens (le système devient alors « celui d’une diversité verticale »), et en le renforçant par sa référence constante à « l’autorité paternelle » de Gandhi. Celle-ci plane aussi sur le féminisme postcolonial, dominé par des intellectuelles d’abord blanches et ensuite femmes, dans un pays où les discriminations de castes sont plus violentes que les discriminations de genre, et sont la plupart du temps à leur source ; ce féminisme interprète donc les crimes contre les femmes dalits comme des phénomènes patriarcaux tout en rejetant comme une théorie importée la théorie de l’intersectionnalité, qui indiquerait que ces femmes sont victimes à la fois de leur statut de genre et de leur couleur ; il en découle que les étudiants des basses castes ont déserté les départements d’études de genre, que le féminisme s’est scindé par castes (académique, dalit, musulman), et que le féminisme dalit est accusé de travailler pour la droite hindoue en ciblant la gauche élitiste[18]… En tout cela, la pensée dite postcoloniale a conforté la structure idéologique de l’hindouisme du BJP tout en permettant sa diffusion dans les écoles et les universités.

Une fois saisi qu’une culture postcoloniale, y compris en Europe, est comme le dit Achille Mbembe « un emboîtement de formes, de signes et de langage » [19], il devient aussi clair, nous citons encore Achille Mbembe, qu’une vraie « pensée postcoloniale n’est pas une pensée antieuropéenne ; elle est au contraire fille de la rencontre entre l’Europe et les mondes dont elle fit autrefois ses lointaines possessions ». Autrement dit, ce vrai décolonialisme implique une autre hybridation de concepts locaux et occidentaux, cette fois-ci vraiment au bénéfice de la population dominée.

La tâche de nos auteurs est alors la suivante[20] : décoloniser l’Inde, c’est détrôner Gandhi, inventer ces nouveaux concepts hybrides au service de la vérité, et dégager la virtualité d’une démocratie à venir, ce qui implique ni plus ni moins qu’une nouvelle conception de la révolution comme seule véritable issue de la décolonisation.

Détrôner Gandhi

Le Gandhi jeûnant pour rallier le plus de soutien possible à la défense des castes supérieures et s’opposer à une juste représentation des Dalits à l’assemblée n’est pas celui dont nous avons l’habitude. Nous connaissons plutôt celui qui a théorisé la non-violence pour la mettre au service de l’indépendance de l’Inde, et a placé cette indépendance à la fois spirituelle et politique (swaraj) au cœur de la démocratie indienne moderne. Or établir la cohérence de la pensée et de la politique de Gandhi tout en déconstruisant ses présupposés ségrégationnistes a justement été le fil directeur des réflexions de Divya Dwivedi et Shaj Mohan dans un ouvrage précédent, non encore traduit, Gandhi and Philosophy[21].

La pensée de Gandhi, montrait cet ouvrage, est une « hypophysique » fusionnant loi naturelle et loi morale et ancrant ainsi les valeurs traditionnelles de l’hindouisme dans la nature elle-même. Chaque être a ainsi sa place dans un ordre naturel, et son existence est identique à sa valeur. Tous les êtres participent de manière égale à l’harmonie universelle, si bien que ce qui semble inégal et hiérarchique ne l’est fondamentalement pas : par exemple il appartient aux castes inférieures de travailler à des tâches que l’on juge à tort infâmantes mais qui correspondent à leur fonction dans un tout qui les dépasse et dépasse l’humanité. C’est ainsi que Gandhi conçoit l’égalité entre les castes.

La loi naturelle et morale est aussi divine, car Le Créateur ne diffère pas de sa création. La nature est donc sacralisée et le sacré naturalisé. À la différence des autres êtres, dont les animaux, il appartient alors à l’humanité de pouvoir s’écarter de la loi divine par une sur-action qui semble lui donner une survaleur, mais qui de fait lui fait perdre sa juste place dans l’ordre du tout : donc selon la « scalologie » de Gandhi, ce qui s’élève selon l’échelle humaine en sortant de sa condition s’abaisse selon l’échelle divine.

Cet écart vis-à-vis de la nature, que les Occidentaux nomment « civilisation » et « histoire » est en fait selon Gandhi une interruption du cours des choses, un détachement de leur existence et de leur valeur. Cette civilisation prend un tour catastrophique avec la science occidentale moderne, qui ne considère plus les lois naturelles que comme des lois régissant la seule matière, si bien que la physique se détache entièrement de la morale ; dans le même mouvement, la technique occidentale moderne rend exponentielle la sur-action humaine : alors que chaque être est fait pour vivre selon son propre rythme, la technique se voue à une accélération indéfinie et non-maîtrisable ; son emblème est le train, dont Gandhi rejette le développement en Inde en l’opposant au juste rythme de la marche et du pèlerinage. Ce dé-placement, qui prend l’ampleur d’une dénaturalisation, implique un déchaînement de forces et de violences que l’Etat, colonial ou non, concentre. Les lois humaines participent alors entièrement à cette dénaturalisation et à cette violence.

À l’inverse l’Orient est, toujours selon Gandhi, le lieu naturel où l’humanité est encore en accord avec la nature : la valeur de chacun reste inhérente à sa naissance, l’ordre social héréditaire se perpétue dans ce que les auteurs nomment une « société cérémonielle » où l’histoire n’existe pas, où les actes sont ritualisés, où chacun connaît sa place et vit selon son rythme, avant tout incarné par la lenteur sans événement de la vie de village en Inde, mythifiée par Gandhi.

Il s’avère alors que la « non-violence » ou la « résistance passive » n’est pas une technique politique inventée contre l’administration coloniale anglaise et pour l’émancipation de l’Inde : elle est une manière d’être hindoue en accord avec l’être même. Celle-ci n’est « passive » qu’abordée négativement, autrement dit parce qu’elle ne suit pas le déchaînement de forces actives, détachées de la nature, qu’implique la sur-action politique et technique de l’Europe. Elle n’est donc pas une simple réaction qui userait d’une certaine quantité de puissance inférieure ou supérieure à ce qui s’oppose à elle ; elle est, comme force de la nature et celle de dieu, infiniment supérieure à toute force active. Autrement dit aucune violence délibérée ne peut en venir à bout. Certes l’homme doit faire effort sur lui-même pour exercer cette résistance : il ne doit pas enfreindre l’ordre naturel, il doit se restreindre, se tenir à sa place ; mais comme cette place est la sienne, la non-violence (ahimsa) n’est pas un acte mais un état constant de cohérence et de cohésion avec soi, qui est aussi cohésion de son existence et de sa valeur : elle est le bien lui-même, dont le sage (satyagrahi) ne sort pas. Bref « la résistance passive » est aussi naturelle que morale, elle est hypophysique ; ou encore, la désobéissance aux lois humaines n’est autre que l’obéissance sans faille à la loi divine, ou à la vérité (satyagraha).

C’est alors, soulignent les auteurs de Gandhi and Philosophy, cette adhérence à la vérité qui est centrale chez Gandhi : résister veut dire saisir purement la nature (morale) des choses, et s’en tenir à elle, rester en elle ; la non-coopération non-violente à la violence d’État, en retrait de tous les événements, y compris ceux qu’elle subit, équivaut donc à la claustration dans une vérité inexpugnable semblable à l’enfermement d’Ulysse et de ses compagnons dans le paradis isolé de l’île de Calypso : la pensée de Gandhi est une « callypsologie ». Pour Gandhi, la compréhension de l’ordre est alors la vraie foi, le vrai amour de Dieu, et aussi bien la science ultime, qui n’hésite pas à convertir en hypophysique la physique contemporaine, autrement à lui reconnaître une intuition morale, et c’est ainsi qu’il assimile la force passive contenue dans la nature à la force de cohésion des atomes dans la physique d’Einstein.

La vérité devient aussi programme politique intégral, puisqu’il s’agit de détruire la loi compréhensive qui condense tous les écarts de l’homme vis-à-vis de la nature, donc la violence politique, pour permettre l’avènement d’une autre loi compréhensive, celle de Dieu. Contre le matérialisme marxiste, le socialisme de Nehru, ou les revendications modernes des basses castes, tous dépendants pour Gandhi d’une civilisation « fausse », celui-ci conçoit un État et une société vrais, coïncidant avec la permanence naturelle de l’organisation indienne, à la fidélité de toutes les castes aux codes religieux et sociaux, et à l’exposition totale de la vie morale de chacun, puisqu’aucun acte ne peut échapper à Dieu, ou à la vérité. Hostile aux mariages inter-castes qu’il juge incestueux, et reprenant l’inversion postcoloniale habituelle de la catégorie de superstition, Gandhi affirme ainsi clairement qu’il ne « considère pas les castes comme une institution nuisible », et qu’il faut résister aux « superstitions venues de l’Ouest ».

Rétablir la vérité

Les philosophes Dwivedi et Mohan rejoignent le slogan des militants pour les basses castes, « dire la vérité au pouvoir », mais se demandent aussi : « qu’advient-il quand le pouvoir parle lui-même de toute la vérité et de rien que de la vérité » ?[22] Qu’advient-il quand cette vérité coïncide avec la foi hindoue, tout autant avec la loi naturelle et divine qui donne une armature spéculative à l’hindouisme dans la philosophie de Gandhi, et tout autant avec une fausse science qui trouve des vertus médicinales spécifiques dans l’urine de vache, et voit dans les trajets aériens des dieux védiques l’origine de l’aviation ? Alors le vrai n’est justement qu’un canular (un hoax) à la fois théologique, scientifique, culturel, politique, et finalement policier.

Lutter alors pour le rétablissement de la vérité devient ici une tâche critique au sens kantien du terme : il s’agit de favoriser l’avènement d’une communauté rationnelle et émancipatrice libérant la population des vérités chimériques du pouvoir, ce qui est la condition même de la démocratie. La tâche philosophique de défendre la vérité ici et maintenant s’oppose alors à la poésie élégiaque religieuse au service de l’État, et à un discours reposant sur la foi en une liberté après la mort[23]. Ainsi, le concept d’ « hypophysique », d’identification entre nature et moralité, de sacralisation de la nature et de naturalisation du sacré, est un concept kantien d’abord appliqué tout autant à la philosophie de Gandhi puis à l’hindouisme.

Il est la structure même du « hoax », allant de la légitimation du statut héréditaire des Indiens, dont l’existence a une place et une signification morale dès la naissance, à la médiatisation des miracles hindous (en 1995, les statues de Ganesha se sont mises à boire du lait), en passant par le charisme religieux des leaders politiques de Gandhi à Modi. De plus, puisque l’être est une valeur, ceux qui n’ont pas de valeur disparaissent miraculeusement, et la « disparition » est bien le terme officiel attribué aux meurtres de masses des musulmans et des Dalits, comme à l’emprisonnement des intellectuels et des activistes. Critiquer ce hoax, c’est donc bien montrer la fusion théologico-politique qui le soutient et rétablir la différence entre physique, morale et politique.

Cependant le pouvoir est aussi celui, comme l’a montré Hannah Arendt, de présenter comme évident ce qui est évidemment non-vrai, en le répétant suffisamment longtemps pour construire une masse prête à croire n’importe quoi : il ne substitue pas le faux au vrai mais détruit la différence entre le vrai et le faux. Dans ce contexte, disent nos auteurs, « penser est présenté comme un luxe et un poison »[24], ce qui favorise la répression des intellectuels.

La tâche de rétablissement de la vérité est alors plus que critique : elle demande une déconstruction au sens rigoureux du terme, Dwivedi et Mohan se situant eux-mêmes clairement dans la suite des travaux de Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy depuis leur ouvrage sur Gandhi. Il s’agit donc maintenant de montrer comment la vérité a pu être scellée comme un secret mythique qui sert de référence constante, mais aussi vide, au hoax hindouiste. Cette « isolation » du vrai, qui se continue socialement dans la déconnexion entre castes supérieures et inférieures, essentielle à la domination de l’une sur l’autre, est aussi nommée « callypsologie » par nos auteurs également depuis leur écrit sur Gandhi : elle enferme le vrai comme dans une île et aussi bien comme dans un camp autorisant d’autres camps ou sont enfermés ceux qui s’opposent à elles. Mais cette vérité se déconstruit : elle n’est toujours telle que dans les différences qu’elle produit et qui ne peuvent être maîtrisées, y compris par le pouvoir, même totalitaire : celui-ci se déconstruit lui-même en manifestant ce que masquent ses constructions, à savoir les diversités incompatibles de la société indienne, leur non-adhérence à une foi unique ou à l’unicité d’une « nation ».

Parce qu’il est déconstructeur, ce rétablissement de la vérité est aussi historiographique, et ainsi vraiment décolonial : il s’agit de lutter contre un modèle d’histoire faussement postcolonial qui perpétue l’histoire des vainqueurs, et ne fait qu’affirmer que ce qu’on a toujours cru vrai doit continuer à l’être[25] ; et cela pour rendre aux castes dominées leur histoire, une autre histoire, rappelant que l’unité d’une nation est toujours construite, que toutes les civilisations sont « bâtardes », n’ont pas d’ancêtre commun, ni d’origine assignable. Dès lors, l’histoire peut cesser de se répéter, elle peut laisser la place à l’avènement d’une nouveauté – celle d’une communauté diverse, donc aussi sans communauté, et encore à venir.

Cette communauté à venir implique la convergence, contre l’oppression, des mouvements d’émancipation des castes inférieures au nom de la liberté et des mouvements de défense des intellectuels au nom de la vérité[26]. Ainsi, être philosophe aujourd’hui c’est être « un conducteur d’ambulance, un instituteur de village, un porteur de morts, un destinataire des coups des fascistes, un agitateur qui arrache l’âme à l’appel des morts et aux lamentations endeuillés sur les jours pires à venir »[27]. C’est aussi lutter au quotidien pour modifier le contenu de l’éducation et du discours universitaire, sauver et diffuser la mémoire des classes inférieures, sauvegarder les outils occidentaux défendant l’égalité et la citoyenneté fondée sur le droit du sol, écrire sur les militants arrêtés et les pogroms racistes, et cela sur les campus, dans les médias libres encore existant et surtout étrangers, les réseaux sociaux. Mais dès lors, ce qui se pense philosophiquement et se prépare politiquement, c’est une révolution, une autre révolution que celles qui ont déjà eu lieu et ne sont pas répétables.

Révolutionner l’Inde

Le mot de « révolution » fait partie de ceux qu’il faut à la fois réactiver et réinventer, donc maintenir « parce qu’il est aussi polyvalent que tous les autres mots et signifie le refus de se fier à l’autorité, tant que ceux qui la défient sont le peuple à la recherche de sa liberté »[28].

En Inde, elle signifie toujours, dans la suite de la critique marxiste et d’Ambedkar, l’annihilation des castes, coïncidant plus clairement que jamais avec la fin de l’hindouisme, mais aussi à condition de ne pas simplement reprendre et répéter les discours des grandes figures de l’indépendance. Car déjà, l’Inde est malade de sa répétition : cette pathologie est précisément celle de la société cérémonielle »[29], qui repose sur la ritualisation des mêmes conduites, sur une hypophysique affirmant que chacun doit rester ce qu’il est né pour être, sur une histoire qui se réduit à la commémoration d’événements mythiques fondateurs, si bien qu’il n’y a plus d’événements. La révolution demande alors d’abord à être écrite au sens où l’écriture est déjà la rupture avec la cérémonie, centrale dans l’éducation et même dans la pensée postcoloniale indiennes, de la lecture et la citation des mêmes livres ; elle est l’inscription d’une nouveauté. Et dans ce contexte, comme le dit Horace cité par nos auteurs, « ceux qui ont osé commencer ont déjà fait la moitié »[30].

Pas plus qu’elle ne peut se répéter, la révolution ne peut coïncider avec la simple résistance[31]. C’est bien plutôt la résistance qui se répète : toutes les formes de militantisme ou d’activisme se justifient en son nom, depuis qu’elle a été idéalisée dans sa lutte contre le nazisme en Europe et dans sa lutte pour l’Indépendance en Inde, en particulier sous la forme de la « résistance passive » chez Gandhi. Le problème, c’est alors que la résistance est d’emblée valorisée comme forme d’existence, ou même comme identique à l’existence : les deux termes sont issus du même stare, de la même « tenue » dans le monde. Sur ces bases la résistance peut devenir « hypophysique » : exister est une valeur, une manière de rester ce que l’on est, y compris dans le jeu physique des forces naturelles qui font que tout corps résiste aux autres.

Politiquement, la résistance se borne donc à « être contre », ce qui ne veut pas encore dire agir, mais bien plutôt offrir une régulation à l’existant en l’empêchant de s’effondrer : ainsi, la résistance à la version autoritaire du néolibéralisme le maintient en limitant son action destructrice contre la société, comme le montre le « nationalisme résistant » occupant le centre gauche de l’échiquier politique en Inde. Même quand la résistance devient désobéissance civile, elle reste inefficace tant qu’elle repose (comme chez Gandhi) sur une obéissance générale à la loi (chez Gandhi en apparence la loi naturelle et divine, en réalité la loi du système des castes) : tant qu’elle n’est pas désobéissance entière et active. Il s’agit donc d’une part de réhabiliter l’action, qui n’est ni la non-action chez Gandhi, ni l’activité rituelle, ni l’apologie néolibérale du « faire » qui condamne autoritairement tout activisme et ne considère pas comme un « faire » le travail des classes défavorisées, ni la réaction populiste sur laquelle compte le gouvernement indien, mais qui est réflexion active et action réfléchie. Et celle-ci est entière puisqu’elle vise une nouvelle loi vraiment commune, reposant sur l’égalité et la liberté et non sur l’obéissance.

La révolution ne repose alors pas plus sur la tolérance, conçue comme un absolu, que sur la résistance[32]. À vrai dire, résistance et tolérance sont identiques, et c’est bien ce que montre la résistance passive chez Gandhi, impliquant la capacité à tolérer toutes les souffrances, toutes les oppressions. Il faut bien plutôt affirmer que tout être vivant à un degré limité de tolérance, autrement dit d’assentiment et de dissentiment. C’est pourquoi face à l’oppression actuelle en Inde, entraînant les meurtres de masse et la « disparition » des intellectuels, Dwivedi et Mohan prône un assentiment à la pensée et à la vérité impliquant un dissentiment ou une intolérance radicale à tout ce qui attaque la pensée et la liberté, donc à l’État indien tel qu’il est devenu – et a toujours été.

Le fait est que l’État indien ne remplit tout simplement plus son rôle d’État, qui est de protéger le peuple, ses minorités quelles que soient leur religion et leur degré de pauvreté, et chacun de ses membres[33]. Tout au contraire, le lien entre le BJP et les milices du RSS, l’inaction de la police lors des pogroms, le nombre de morts pendant la période de pandémie, l’amendement sur la citoyenneté qui fait que celle-ci ne paraît plus garantie, montre que l’État est entièrement défaillant et a perdu toute légitimité. S’il a toujours formellement une constitution démocratique, celle-ci est désamorcée sans avoir été annulée (Hannah Arendt avait fait le même constat à propos du Reich hitlérien, qui n’a pas pris la peine d’abolir la constitution de Weimar), comme le montre également l’abandon complet de la liberté d’association pour les basses castes, comme si elle n’était préservée que pour les organisations fascistes et criminelles[34]. La loi générale en Inde est plus celle de l’état de nature chez Hobbes que de la loi naturelle chez Gandhi : il faut tuer pour ne pas être soi-même tué. Il devient alors nécessaire de changer d’état comme d’État, de s’associer contre la répression, plus précisément de dissoudre les identités (et les différences) traditionnelles pour inventer de nouvelles formes associatives, et cela simplement en vue de devenir collectivement des citoyens.

Comment s’associer, comment donner de nouvelles formes à un nouvel être commun ? Selon Ambedkar, alors même que c’est la politique et non la religion qui portait une possibilité de changement, la voie de la rupture avec un hindouisme à la fois récent et archaïque ne pouvait qu’être religieuse et prendre la forme d’une conversion collective au bouddhisme. Mais selon Dwivedi et Mohan l’opposition des Dalits à la loi hindoue (dharma) trouve plutôt sa force dans des motifs rationnels clairement énoncés par le même Ambedkar comme valeurs laïques dans la constitution indienne (l’égalité, la liberté) et prenant la forme d’une vraie urgence sociale (particulièrement nette chez les agriculteurs indiens, qui se révoltent régulièrement), et ces motifs passent donc avant la religion dans la lutte pour citoyenneté et un niveau de vie minimal. C’est ce qui fait que leurs mouvements d’émancipation « ne cesseront pas avant que la transformation sociale de l’Inde soit achevée »[35]. Leur importance, leur imprévisibilité, leur organisation propre (telle celle de la « Bhim Army), les rend ingouvernables et fait qu’ils portent en eux des possibilités de transformation que l’indépendance indienne n’a pas accomplie, et deviennent ainsi comme la reprise nouvelle, imprévisible, d’autres mouvements (mai 68, les Printemps arabes et « Occupy Wall Street ») participant d’une mutation du monde[36].

Dès lors, il s’agit pour les philosophes de fournir aussi les concepts hybrides permettant de cerner l’incernable, donc de penser cette révolution : ce sont ceux de statis, d’anastasis et de « loi compréhensive ».

Une loi compréhensive est celle qui arrive à faire tenir ensemble les différents éléments de la société : la constitution, les autres lois, le gouvernement, les intellectuels, les différentes parties de la population… Quand elle n’y parvient plus, la société entre dans une période que les Grecs nommaient stasis, où il s’avère que deux lois compréhensives scindent la cité : l’ancienne, maintenant accaparée par l’élite qui prétend encore représenter l’ensemble, et la nouvelle, celle que revendique la classe inférieure[37]. Ainsi la loi compréhensive des castes dominantes (l’hindouisme du BJP) entre en conflit avec la loi constitutionnelle de l’égalité des citoyens ; elle devient ouvertement partielle, partiale et oppressive, son fondement théologico-naturel s’avérant un simple geste d’auto-sacralisation et d’auto-racialisation.

La révolution prend alors la figure d’une anastasis, donc d’un mouvement populaire qui met fin à la « stase » par un changement de loi fondamentale, et plus précisément par un passage à une loi compréhensive démocratique. Celle-ci ne comprend pas tous les éléments de la société au même sens que la loi traditionnelle, ou que sa version oppressive au cours de la crise précédente : elle ne les totalise pas, et ne les unifie pas vraiment : elle les laisse disjoints et les libèrent, autrement dit ne les comprend que d’une manière elle-même « anastatique », ou reste « polynomiale ». Et c’est bien ainsi qu’il faut définir la démocratie, après Jean-Luc Nancy[38], qui inspire beaucoup Dwivedi et Shaj comme Mmembe : la démocratie a un régime qui articule les conditions de son déploiement, mais n’est pas un régime : elle est bien plutôt la dissémination indéfinie de sphères d’existence, elle est le lieu de « l’exploration et du partage des libertés données ici et maintenant »[39].

La révolution comme anastasis n’est donc pas la résurgence ni même la réalisation d’une « idée de la démocratie » qui comprendrait tout en unifiant ce tout, et qui s’articulerait dans une organisation politique et sociale prédéfinie (hindoue, française, stalinienne…). Elle n’est pas non plus une finalité anticipable dont il ne resterait qu’à déterminer les moyens. S’il est encore permis de s’inspirer à la fois de la pensée post-heideggérienne (dont celle de Derrida et Nancy) et de celle de Gandhi, c’est bien en soulignant l’impasse de toute pensée qui sépare moyens et fins puis tentent de les évaluer les uns par les autres, alors qu’il n’y a pas de fin dernière, et que l’homme, ou l’humanité, ne sont pas une telle fin : les hommes sont simplement au monde, ce qui signifient chez Gandhi qu’ils doivent vraiment être ce qu’ils sont, chez Heidegger qu’ils décident librement de ce qu’ils sont, et chez Derrida qu’ils sont ouverts sur un à venir indéterminable. Ce qui devient alors possible, c’est de comprendre la révolution comme « conversion »[40] : non au sens platonien d’un tournant de l’âme vers les idées, ni au sens religieux d’un changement de croyance, mais au sens d’une convertibilité indéfinie de l’essence humaine, impliquant la possibilité d’une transition vers un autre genre, une autre nationalité, d’autres manières de vivre, bref la possibilité globale d’une conversion à la liberté.

La nouvelle loi fondamentale est clairement imprévisible, d’autant plus qu’elle sera toujours à venir, puisqu’elle est celle du débordement d’une organisation démocratique toujours inadéquate par une promesse démocratique toujours renouvelée. Elle a ainsi sa vérité dans le simple être-avec de tous les citoyens qui la composent (et l’inventent en la composant). La démocratie est cette production commune de nouvelles règles et de nouvelles formes de vie ou d’existence, plurielles, irréductibles et indéfiniment convertibles, donc « inéquivalentes » au sens de Nancy – c’est-à-dire singulières et incomparables, impossible à hiérarchiser et infiniment égales. Comme la révolution elle-même, elle implique tout autant l’invention permanente de nouvelles formes associatives, de nouvelles alliances. Elle est entièrement portée, à la différence d’une société cérémonielle répétitive, vers l’événement d’ « un jour qui ne ressemble à aucun autre »[41] et qui peut surgir à chaque instant pour ouvrir sur un temps où aucun jour ne ressemble au précédent.

Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Indian Philosophy, Indian Revolution, Hurst Publishers, avril 2024.


[1] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Indian Philosophy, Indian Revolution, Hurst Publishers, avril 2024.

[2] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, « Ce que l’hindouisme recouvre », Esprit, juin 2020 ; Entretien avec Sophie Landrin, « Divya Dwivedi: “En Inde, les minorités religieuses sont persécutées pour cacher que la véritable majorité, ce sont les castes inférieures” », Le Monde, 11 février 2022.

[3] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Indian Philosophy, Indian Revolution, « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial », Hurst Publishers, avril 2024.

[4] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! » et « The Courage to Begin ».

[5] Cet amendement, très commenté par la presse occidentale et les ONG défendant les droits de l’homme, a fait l’objet d’une tribune en français de Divya Dwivedi. Voir dans l’ouvrage que nous commentons l’article « From Protesting the CAA to Embracing the Dalit-Bahujan Position on Citizenship ».

[6] Op. cit., « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial » et « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[7] Op. cit., « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial ».

[8] Ibid.

[9] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! » et « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations ».

[10] Chietigj Bajpaee, « La relation Inde – Russie décline », Conflits, 13 mars 2024.

[11] Cette « histoire théologisée » est commentée dans l’article « Looming Objects and the Ancestral Model of Historiography » ; l’article « The Aryan Doctrine… » y voit bien la source de « l’unité nationale ».

[12] Op. cit., « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations ».

[13] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! ».

[14] Op. cit., « Who Gets to Kill Whom in the Union of India? ».

[15] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! ».

[16] Op. cit., « The Aryan doctrine ».

[17] Op. cit., « The Aryan doctrine ».

[18] Op. cit., « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations » et « Sex and Post-colonial Family Values ».

[19] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Éditions La Découverte, 2013, chapitre II.

[20] Ibid.

[21] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Gandhi and Philosophie – On Theological Anti-politics, Bloosbury Academic, 2019. Les thèses de cet ouvrage sont reprises dans Indian Philosophy, Indian Revolution : en particulier « The Courage to Begin » et « The Winter of Absolute Zero ».

[22] Indian Philosophy, Indian Revolution, « The Obscenity of truth », « The Hoax of the Cave », ainsi que « The Hindu Hoax » écrit avec J. Reghu et d’abord publié dans la revue indienne Caravan.

[23] Op. cit., « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[24] Op. cit., « Never was a Man Treated as a Mind ».

[25] Op. cit., « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography ».

[26] Op. cit., « Freedom First: Manifesto » et « Intellectual Insurgency: For Mahesh Raut ».

[27] Op. cit., « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[28] Op. cit., « Democracy and revolution ».

[29] Op. cit., « The Pathology of a Ceremonial Society » et « Romila Thapar: The Modern Among Historians »

[30] En exergue de « The Courage to begin ».

[31] Op. cit., « The Futility of “Resistance”,the Necessity of Revolution ».

[32] Op. cit., « A Great Intolerance ».

[33] Op. cit., « Who Gets to Kill Whom in the Union of India? »

[34] Op. cit., « Assemblies of Freedom: Testing the Constitution ».

[35] Op. cit., « From Protesting the CAA to Embracing the Dalit-Bahujan Position on Citizenship ».

[36] Op. cit., « The Current Protests in India are a Training Ground for a Break With the Past ».

[37] Nicole Loraux, La Cité divisée, Payot, 2019. Et dans l’ouvrage cité, « The courage to Begin », « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography », « Democracy and Revolution », « Rebellion: The World Needs to Save Itself ».

[38] Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, 2008.

[39] Indian Philosophy, Indian Revolution, « Democracy and Revolution ».

[40] Op. cit., « The Terror that is man ».

[41] Op. cit., « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography ».

Jérôme Lèbre

Philosophe, directeur de programme au Collège International de Philosophie

Notes

[1] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Indian Philosophy, Indian Revolution, Hurst Publishers, avril 2024.

[2] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, « Ce que l’hindouisme recouvre », Esprit, juin 2020 ; Entretien avec Sophie Landrin, « Divya Dwivedi: “En Inde, les minorités religieuses sont persécutées pour cacher que la véritable majorité, ce sont les castes inférieures” », Le Monde, 11 février 2022.

[3] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Indian Philosophy, Indian Revolution, « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial », Hurst Publishers, avril 2024.

[4] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! » et « The Courage to Begin ».

[5] Cet amendement, très commenté par la presse occidentale et les ONG défendant les droits de l’homme, a fait l’objet d’une tribune en français de Divya Dwivedi. Voir dans l’ouvrage que nous commentons l’article « From Protesting the CAA to Embracing the Dalit-Bahujan Position on Citizenship ».

[6] Op. cit., « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial » et « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[7] Op. cit., « The Aryan Doctrine and the De-post-colonial ».

[8] Ibid.

[9] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! » et « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations ».

[10] Chietigj Bajpaee, « La relation Inde – Russie décline », Conflits, 13 mars 2024.

[11] Cette « histoire théologisée » est commentée dans l’article « Looming Objects and the Ancestral Model of Historiography » ; l’article « The Aryan Doctrine… » y voit bien la source de « l’unité nationale ».

[12] Op. cit., « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations ».

[13] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! ».

[14] Op. cit., « Who Gets to Kill Whom in the Union of India? ».

[15] Op. cit., « The Obscenity of Truth: Arrest the Anti-Fascist! ».

[16] Op. cit., « The Aryan doctrine ».

[17] Op. cit., « The Aryan doctrine ».

[18] Op. cit., « The Macabre Measure of Dalit-Bahujan Mobilizations » et « Sex and Post-colonial Family Values ».

[19] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Éditions La Découverte, 2013, chapitre II.

[20] Ibid.

[21] Divya Dwivedi et Shaj Mohan, Gandhi and Philosophie – On Theological Anti-politics, Bloosbury Academic, 2019. Les thèses de cet ouvrage sont reprises dans Indian Philosophy, Indian Revolution : en particulier « The Courage to Begin » et « The Winter of Absolute Zero ».

[22] Indian Philosophy, Indian Revolution, « The Obscenity of truth », « The Hoax of the Cave », ainsi que « The Hindu Hoax » écrit avec J. Reghu et d’abord publié dans la revue indienne Caravan.

[23] Op. cit., « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[24] Op. cit., « Never was a Man Treated as a Mind ».

[25] Op. cit., « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography ».

[26] Op. cit., « Freedom First: Manifesto » et « Intellectual Insurgency: For Mahesh Raut ».

[27] Op. cit., « He Has Lit a Funeral Pyre in Everyone’s Home ».

[28] Op. cit., « Democracy and revolution ».

[29] Op. cit., « The Pathology of a Ceremonial Society » et « Romila Thapar: The Modern Among Historians »

[30] En exergue de « The Courage to begin ».

[31] Op. cit., « The Futility of “Resistance”,the Necessity of Revolution ».

[32] Op. cit., « A Great Intolerance ».

[33] Op. cit., « Who Gets to Kill Whom in the Union of India? »

[34] Op. cit., « Assemblies of Freedom: Testing the Constitution ».

[35] Op. cit., « From Protesting the CAA to Embracing the Dalit-Bahujan Position on Citizenship ».

[36] Op. cit., « The Current Protests in India are a Training Ground for a Break With the Past ».

[37] Nicole Loraux, La Cité divisée, Payot, 2019. Et dans l’ouvrage cité, « The courage to Begin », « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography », « Democracy and Revolution », « Rebellion: The World Needs to Save Itself ».

[38] Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, 2008.

[39] Indian Philosophy, Indian Revolution, « Democracy and Revolution ».

[40] Op. cit., « The Terror that is man ».

[41] Op. cit., « Looming Objects and the Anchestral Model of Historiography ».