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L’Équateur, hub stratégique au cœur de la guerre mondiale contre la cocaïne

Politiste

Longtemps épargné par les dynamiques criminelles qui sévissent en Colombie et au Pérou voisins, l’Équateur a basculé dans une spirale de violence inquiétante. Une crise qui questionne la stabilité même du pays, mais aussi les conséquences pour l’Amérique latine, l’Amérique du Nord, l’Europe et même l’Asie, et suscite donc un intérêt international.

L’Équateur est devenu le pays le plus meurtrier d’Amérique du Sud avec un taux alarmant de 44,5 morts pour 100 000 habitants en 2023. Cette montée en flèche de la violence reflète une crise sécuritaire profonde, caractérisée par des attaques ciblées contre des personnalités politiques, avec 93 assassinats ou tentatives depuis 2022, ainsi que des saisies record de cocaïne, atteignant 197 tonnes en 2023, le deuxième chiffre le plus élevé au monde après la Colombie.

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Tandis que l’État s’efforce de lutter contre la corruption qui le ronge, les gangs équatoriens ont réagi avec une rapidité déconcertante en janvier 2024 : l’évasion de prison des deux chefs des principaux gangs, une prise d’otages dans un studio de télévision et l’assassinat en plein jour du procureur responsable des affaires ont secoué le pays. En réponse, le jeune président Daniel Noboa a déclaré un état de « conflit armé interne » contre vingt-deux organisations criminelles qualifiées de « terroristes », intensifiant ainsi la réponse de l’État qui avait jusqu’alors géré les explosions de violence par la proclamation d’états d’urgence.

La reconfiguration des routes de la cocaïne

Le marché des drogues illégales demeure l’un des secteurs où le capitalisme néolibéral est le plus abouti, où les profits sont les plus nombreux face aux risques du métier, où la concurrence est la plus sauvage. La géopolitique de la cocaïne permet d’étudier la place de l’Équateur en se concentrant sur deux phénomènes : d’une part, la diversification des itinéraires sud-américains de cette drogue vers les États-Unis et vers l’Eurasie, et d’autre part, l’évolution de la structure de sa chaîne de production, de transformation et de distribution.

Dès le début des années 2000, les cartels mexicains et la mafia calabraise Ndrangheta s’intéressent à l’Équateur. Comme l’a mis en lumière Sunniva Labarthe dans son analyse, les principaux « avantages comparatifs » du pays résident dans sa dollarisation (depuis le 1er janvier 2000) favorable au blanchiment d’argent, ses infrastructures portuaires et routières de qualité, son industrie pétrolière, mais aussi dans la faiblesse institutionnelle de son État, facilement corrompu. Ces avantages constituent des ressources précieuses pour sécuriser l’exportation de la cocaïne colombienne, surtout pendant la période où la Colombie voisine était encore en proie à la guerre.

Soutenu généreusement par les États-Unis, le gouvernement colombien d’Alvaro Uribe Velez met en œuvre le Plan Colombie entre 2000 et 2015, une répression militaire intense qualifiée d’« antiterroriste » contre la guérilla marxiste-léniniste des Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (FARC), associée à une lutte acharnée contre la culture de la coca et son trafic. Dans un contexte post-11 septembre 2001, son discours officiel amalgame de manière simpliste et mécanique la répression anti-insurrectionnelle « antiterroriste » avec la lutte contre le narcotrafic.

À l’époque, les groupes paramilitaires sont également très impliqués dans le narcotrafic, mais leur rôle est minoré pour favoriser leur démobilisation, et ce malgré leur recomposition dans une variété de bandes criminelles (Bacrims). Selon l’organisation Indepaz, le rôle des FARC dans la production de cocaïne en Colombie a été exagéré pour justifier la politique militaire du gouvernement colombien. Cela explique que le bilan du Plan Colombie soit nuancé : bien qu’il ait affaibli les FARC, cette politique n’a pas entraîné un recul durable de la culture de la coca. Face à ce panorama, le cartel mexicain de Sinaloa et la Ndrangheta établissent des liens avec le gang équatorien des Choneros, les engageant comme sous-traitants pour transporter la cocaïne depuis la zone frontalière avec la Colombie jusqu’aux ports de la côte pacifique vers les États-Unis et l’Europe.

Après l’élection de Rafael Correa fin 2006, l’Équateur adopte une politique de retrait vis-à-vis du conflit colombien, tout en renforçant sa présence militaire à la frontière nord avec le Plan Ecuador. En 2009, le contrat transformant la base militaire de Manta en poste d’opérations avancées des États-Unis pour la lutte anti narcotique insérée largement dans le Plan Colombie prend fin, faute d’une volonté équatorienne de le renouveler. Parallèlement, le gouvernement de Correa mène une politique migratoire ouverte, symbolisée par la suppression des visas de mai à décembre 2008 et l’Enregistrement élargi (2009-2010), qui régularise près de 27 353 personnes fuyant le conflit colombien. Bien que cette politique ait été critiquée, il n’a jamais été prouvé qu’elle ait favorisé structurellement l’installation de criminels colombiens dans le pays. La présence des FARC et d’autres groupes criminels découlent principalement de la géographie complexe de la frontière nord, une zone où la présence de l’État reste insuffisante. De plus, le changement d’identité reste facile et l’obtention de visas pour les ressortissants colombiens fortunés est chose aisée.

Les efforts de répression des FARC et d’autres groupes criminels par le gouvernement équatorien de Rafael Correa ont par ailleurs été inégaux, nourrissant une « paix mafieuse », c’est-à-dire d’un mélange d’arrangements et de laisser-faire entre les organisations criminelles et le gouvernement, fréquent en Amérique latine. Cette thèse, soutenue par l’équipe de chercheurs de l’Universidad Central del Ecuador dirigée par Luis Córdova-Alarcón, explique la baisse remarquable du taux d’homicides en Équateur entre 2009 et 2016. Cela aurait incité les organisations criminelles internationales, tels que les cartels mexicains de Sinaloa et Jalisco Nueva Generación, les mafias italiennes de la Ndrangheta, la Camorra et la Costa Nostra, ainsi que les intermédiaires de ces dernières, à savoir les mafias des Balkans, à sous-traiter le transit de cocaïne entre la Colombie et leurs ports du Pacifique dès 2009.

Avec la conclusion des accords de paix en 2016, les FARC démobilisés laissent un vide, en particulier dans les départements du Nariño et du Putumayo, des départements associés historiquement à la culture de la coca et à sa transformation. Progressivement, les dissidents des FARC ainsi que les organisations paramilitaires, recomposées en de nouveaux groupes criminels, réorganisent leur présence sur ces territoires. Leurs dynamiques évoluent souvent vers des alliances opportunistes, mais surtout vers des rivalités violentes pour le contrôle des terres et des villages. Dans ce contexte, les mafias italiennes et les cartels mexicains renforcent leur domination en amont de la chaîne de production de la cocaïne en Colombie. Leur coopération opère en réseau fluide, où les partenaires peuvent être relativement autonomes et les collaborations ne sont pas exclusives, ce qui ne mène pas à une compétition ouverte entre les acteurs. En 2022, sur les 1 200 tonnes de cocaïne produites à l’échelle nationale, 500 tonnes proviennent de ces départements du sud du pays, et environ la moitié de la production nationale colombienne transite ensuite par l’Équateur.

Après la décennie de Correa (2007-2017), l’élection de Lenin Moreno à la présidence de la République marque selon les chercheurs de l’Université Centrale une rupture progressive de la « paix mafieuse ». En l’absence de protection de l’État, les organisations criminelles équatoriennes déploient leurs propres milices privées, cherchant le soutien des organisations criminelles internationales avec lesquelles elles sont déjà en contact, notamment pour s’armer. Durant les premiers temps de la pandémie du Covid-19, la restriction des déplacements favorise la baisse du contrôle de l’État sur les marges de son territoire. À ce contexte s’ajoute la fragmentation du gang des Choneros, ce qui renforce le climat de défiance généralisée à la suite de l’assassinat de leur leader Jorge Luis Zambrano, alias Rasquiña, en décembre 2020.

À partir de 2009, les mafias albanaises investissent directement et discrètement en Équateur. Certains leaders recherchés par Europol choisissent l’exil dans ce pays où ils développent leurs activités illicites en tant qu’émissaires d’organisations criminelles européennes. En Amérique latine, ces mafias jouent un rôle important dans l’acheminement de la cocaïne vers l’Europe, en particulier au bénéfice de la puissante ‘Ndrangheta calabraise qui contrôlerait 80% du trafic en Europe, contribuant ainsi à faire de Guayaquil le principal port d’exportation de la cocaïne du Pacifique latino-américain. Au cours des années 2014-2015, elles étendent leurs opérations en développant des entreprises d’exportation, notamment dans le secteur des bananes et d’autres matières premières, facilitant ainsi l’acheminement de la cocaïne vers l’Europe et le blanchiment d’argent.

Leur rôle en tant qu’intermédiaires autonomes dans le transport de drogue depuis l’Équateur vers les grands ports européens leur permet de grimper dans la hiérarchie criminelle européenne. En 2022-2023, les liens étroits entre le frère du président Guillermo Lasso et la mafia albanaise contribuent à renforcer la crise politique, puisque cette n’a pas été suffisamment prise en charge par le pouvoir judiciaire et la majorité du Parlement a tardé à réussir à mettre en cause le président Lasso. Cet épisode a mis en lumière l’ampleur de la corruption au sein de l’État équatorien et souligné le rôle central du chef de l’État en tant qu’arbitre des enjeux politiques et criminels.

La transformation de l’Équateur en un hub de transit pour la cocaïne est largement influencée par l’évolution de la situation en Colombie. L’impact de l’effondrement du Venezuela sur ce phénomène est plus complexe à évaluer. À partir de 2005, le Venezuela est devenu une plateforme majeure pour le trafic de drogue après l’expulsion de l’agence anti-narcotique étasunienne (la DEA) du pays. Les autorités chavistes ont été accusées de protéger les organisations criminelles depuis la fin des années 1990. Sous le gouvernement de Nicolas Maduro, divers réseaux politico-militaires, affiliés à différents secteurs gouvernementaux, ainsi qu’un ensemble varié d’acteurs civils armés, ont démultiplié leurs activités illicites en raison de l’effondrement de l’exploitation pétrolière.

La relation entre ces acteurs criminels et les institutions étatiques est souvent décrite comme « symbiotique », soulignant leur interdépendance et les frontières floues entre eux à l’instar de ce qui est communément appelé « le cartel de Los Soles », en référence aux insignes des généraux de l’armée qui facilitent le transit. Même si la scène criminelle vénézuélienne est fragmentée, le régime semble jouer un rôle actif très favorable au narcotrafic. Bien que les données concrètes sur l’impact de l’effondrement du Venezuela sur l’évolution des routes de la drogue ne soient pas claires, il est raisonnable de supposer que la dollarisation de l’Équateur et les opportunités de croissance du marché criminel ont probablement été des facteurs favorisant le développement du crime organisé également sur son territoire.

Comment l’Équateur est devenu un hub mondial du trafic de cocaïne

L’année 2023 a marqué un tournant significatif dans le paysage international du trafic de cocaïne, avec trois des cinq plus importantes saisies de cette drogue en Europe provenant d’Équateur, respectivement 9,4 tonnes à Alger, 8 tonnes à Rotterdam et 7,7 tonnes à Anvers. Cette transformation de l’Équateur en « hub » stratégique du trafic de cocaïne repose non seulement sur l’évolution de la scène régionale, mais aussi sur la montée en professionnalisme des gangs équatoriens dans leur domaine et la diversification de leurs activités.

L’essor du trafic de cocaïne dans le pays a permis aux gangs équatoriens de jouer un rôle d’intermédiaires dans ce trafic. Contrairement aux organisations criminelles internationales qui n’opèrent pas directement en Équateur, ces gangs collaborent étroitement avec elles, ne se contentant plus d’un simple rôle d’exécutant dans le transport de la drogue. En plus du transport depuis la frontière colombienne jusqu’aux ports de la côte pacifique, ces gangs ont également été chargés, à partir de 2016-2018, du stockage des feuilles de coca et du processus de raffinage, probablement initialement par le cartel de Sinaloa. Bien que la culture de coca en Équateur reste limitée, il est envisageable qu’elle se développe dans les zones les plus reculées, notamment à la frontière nord.

Parallèlement, les partenariats avec des organisations criminelles internationales telles que les mafias italiennes, les cartels mexicains et les groupes albanais ont favorisé l’acquisition de compétences professionnelles internationales par les gangs équatoriens, stimulant ainsi leurs ambitions. En quelques années seulement, ces gangs ont réussi à recruter massivement et à accroître considérablement leurs compétences professionnelles. Des écoles de formation de tueurs à gages ont même été établies sur la côte, grâce à l’expertise colombienne et albanaise, attirant notamment des mineurs.

Ces gangs ont ainsi atteindre les objectifs fixés par les grandes organisations criminelles avec lesquelles ils travaillent en aval de la chaîne, notamment en termes de capacité de stockage sécurisé, de qualité et de volume de transformation, ainsi que de rapidité et de fiabilité du transport vers les autres continents. Leur travail est facilité par le haut niveau de corruption des institutions étatiques, de la police, en passant par l’armée et les services secrets, mais aussi la justice et l’exécutif comme en témoigne l’affaire Metástasis, ouverte en décembre 2023 et qui a d’ores et déjà occasionné l’arrestation de nombreux juges, procureurs et policiers.

Depuis 2019, la crise sécuritaire reflète la compétition pour le contrôle local du territoire entre les gangs équatoriens, qui sont devenus des acteurs intermédiaires dans les réseaux internationaux de trafic de cocaïne. L’augmentation de la violence en Équateur est attribuable non pas à une augmentation du volume de cocaïne exporté par les gangs équatoriens, mais à la fragmentation du gang des Choneros, anciennement le plus puissant du pays, après l’assassinat de Rasquiña en décembre 2020. En conséquence, de nombreux gangs ont rivalisé pour contrôler le microtrafic, mais aussi les routes et les territoires de transit de la cocaïne, tout en étendant leurs activités à de nouveaux secteurs tels que l’exploitation minière illégale (notamment de l’or) et forestière, les extorsions de commerces et les enlèvements de civils. Cette compétition ouverte a davantage exposé la population et augmenté le taux de violence dans le pays, lequel est devenu le plus élevé d’Amérique du Sud. Actuellement, ces gangs ont constitué des alliés tactiques à court terme contre la stratégie militaire de Daniel Noboa, lancée en janvier 2024.

Rapprochement avec les États-Unis

Le président de l’Équateur Daniel Noboa ne peut gagner seul face aux organisations criminelles internationales et équatoriennes. Il a donc sollicité le soutien de l’ensemble des États et des organisations internationales, en particulier ceux et celles susceptibles de le soutenir financièrement, de l’armer, de former ses fonctionnaires et de renforcer ses institutions, mais aussi de coopérer dans l’échange d’informations entre services de lutte contre le crime organisé. Selon les sondages locaux, l’opinion publique équatorienne soutient à 80% la politique présidentielle en matière de sécurité. Ce constat a récemment été confirmé dans les urnes puisque malgré la crise diplomatique entre le Mexique et l’Équateur, le référendum du 21 avril dernier a été un plébiscite en faveur de son approche punitive sur les enjeux sécuritaires[1].

Les États-Unis sont un soutien décisif de l’Équateur, sur le plan économique en tant que premier partenaire commercial, destination d’exportation de 22,3% des produits non pétroliers du pays, et offrant une coopération militaire significative. Après une période de refroidissement des relations pendant la décennie corréiste, la coopération sécuritaire entre Quito et Washington s’est renforcée sous la présidence de Lenin Moreno en 2018 avec la réouverture du bureau de coopération de sécurité américain à Quito. Cette séquence ouvre une nouvelle période où l’Équateur rentre de nouveau dans le giron étasunien, sous couvert de coopération en matière de sécurité. Le soutien militaire des États-Unis à son « client » équatorien prend plusieurs formes conçues sous forme de « packages » comprenant la vente de matériel militaire, la formation et le renforcement institutionnel. De plus, le rapprochement avec les États-Unis favorise le développement de politique d’austérité mêlant réduction des dépenses publiques, réformes fiscales (augmentation de la TVA) et répressions des mouvements sociaux sous les gouvernements de Lenin Moreno et de Guillermo Lasso.

En cela, le nouveau président s’inscrit dans la continuité de la ligne diplomatique de ses deux prédécesseurs. Alors que Daniel Noboa promeut son Plan Phénix en tant que réponse populiste à la crise sécuritaire de son pays, les États-Unis ouvrent la voie à ce qui est présenté comme un nouveau Plan Colombie, c’est-à-dire à un ensemble de politiques d’approfondissement de la coopération en matière de lutte anti-narcotique (retour de la DEA, équipement militaire, coopération des services secrets), de coopération judiciaire (enjeux d’extradition), ce à quoi s’ajoutent des négociations de financements bilatéraux.

Ce nouveau volet de politiques politico-militaires n’est pas une « stratégie du choc » surgi uniquement dans le contexte de la proclamation du « conflit armé interne », il s’inscrit dans une politique de plus long terme d’alignement des intérêts de l’Équateur sur ceux des États-Unis. Et ce malgré les maladresses du gouvernement de Quito : en février dernier, il négociait auprès de la Russie l’achat de chars datant des années 1990, pour les échanger auprès des États-Unis qui prévoyaient de les envoyer à leur tour… en Ukraine. Malgré l’annulation en dernière minute de cette transaction par l’Équateur, Moscou a cessé de lui acheter des œillets et surtout des bananes, dont il est le deuxième acheteur après l’Union européenne. Pour l’heure, le gouvernement de Joe Biden fait le choix d’augmenter son soutien militaire (lucratif) à l’Équateur pour éviter qu’il ne devienne plus instable encore, tout en demeurant favorable au renforcement des politiques néolibérales d’austérité et de flexibilisation. Auprès de la population équatorienne, la médiatisation de l’acquisition de nouveau matériel militaire permet de masquer les insuffisances institutionnelles du pays.

Relations avec ses voisins latino-américains

Alors que le Mexique devrait être pour l’Équateur un partenaire prioritaire dans cette lutte contre les organisations criminelles, les deux États sont en froid. Le 7 avril dernier, sur ordre de Daniel Noboa, les forces de l’ordre équatoriennes ont attaqué l’ambassade du Mexique à Quito pour y capturer l’ex-vice-président corréiste Jorge Glas, accusé dans deux affaires de détournement de fonds publics et de corruption[2], qui espérait s’envoler sous peu pour Mexico grâce à l’asile politique octroyé par le président Manuel López Obrador. À la suite de cette attaque, le Mexique a mis fin à 186 ans de relations diplomatiques entre les deux pays. Manuel López Obrador entend traduire l’Équateur devant une série de juridictions internationales, à l’instar de la Cour Internationale de Justice, la Cour Interaméricaine des Droits Humains, afin que son préjudice soit reconnu, d’obtenir des excuses officielles de l’Équateur, et de dissuader la survenance de nouvelles atteintes de ce type à l’avenir. De plus, il a demandé à l’ONU de suspendre l’Équateur de son organisation.

L’Organisation des États américains (OEA) et la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) ont officiellement désapprouvé ce coup de Daniel Noboa, tout en contribuant à une désescalade des tensions diplomatiques entre les deux pays. Cette attaque contre l’ambassade mexicaine a été condamnée consensuellement, à l’exception du président salvadorien Nayib Bukele. Dans un contexte où le président mexicain est accusé de liens avec le cartel de Sinaloa, la coordination en matière de lutte contre la délinquance organisée et le narcotrafic entre les deux pays, qui avait débuté en janvier dernier, a donc très vite été interrompue avec cette crise diplomatique. Plus largement, cet épisode isole l’Équateur sur le plan diplomatique à l’échelle latino-américaine, notamment dans sa lutte contre les organisations criminelles et le trafic de cocaïne. Alors que la crise sécuritaire a provoqué une troisième vague migratoire de civils équatoriens, Noboa ne devrait pas prendre le risque de compromettre l’accueil des Équatoriens en créant des tensions diplomatiques avec le Mexique, passage clé vers les États-Unis.

Cette crise diplomatique entre le Mexique et l’Équateur a aussi éloigné ce dernier de son voisin colombien, puisqu’elle a conduit à la suspension des commissions binationales qui coordonnent les politiques des pays aux échelles nationales et en zone frontière. Malgré la présence de Gustavo Petro à la cérémonie d’intronisation de Noboa, les tensions n’ont cessé d’augmenter entre les deux gouvernements du fait de leurs antagonismes politiques. Alors que Daniel Noboa pendant sa campagne électorale entendait combiner une approche militaire à un ensemble de politiques économiques et sociales pour réduire la pauvreté et stimuler l’économie en parallèle de la lutte contre les organisations criminelles, il semble s’être replié sur une approche militaire qu’il combine avec des politiques d’austérité.

De son côté, Gustavo Petro tente de négocier avec les organisations criminelles tout en portant conjointement des politiques sociales et de développement économique. Même si cette politique est limitée, sa politique de « Paix totale » s’oppose à l’approche militaire qui a longtemps dominé les politiques des gouvernements colombiens de droite, et dont les effets sont très limités en matière de réduction de la violence et de lutte antinarcotique. Dans un contexte où la crise carcérale a précédé la crise sécuritaire actuelle, Daniel Noboa cherche à désengorger les prisons équatoriennes surpeuplées en renvoyant les détenus étrangers dans leur pays d’origine, au premier lieu duquel la Colombie. Cependant, tous les prisonniers n’ont pas été condamnés dans leur pays d’origine, et tous les pays ne souhaitent pas les réincarcérer. Dans le cas de la Colombie, le risque serait que l’Équateur expulse les prisonniers colombiens à sa frontière nord, et qu’ils soient de fait libérés dans cette région frontalière poreuse. Le refroidissement des relations avec Bogota limite donc les marges de gestion de cette crise pour Noboa, malgré leurs dépendances.

Enfin, l’Union européenne est un partenaire stratégique de l’Équateur qui a été au rendez-vous dans la lutte contre le crime organisé et le trafic de drogues. Le marché étasunien étant saturé, l’Europe est devenue un marché particulièrement dynamique et lucratif d’exportation de la cocaïne. Même s’il existe des partisans de l’approche militaire, le consensus européen est favorable à une appréhension plus large du problème, qui prenne en compte l’économie et les enjeux sociaux. D’abord face à la crise des prisons, l’Union européenne avait ouvert les portes à l’Équateur de son programme Euresp pour renforcer son système pénitentiaire. Face à la crise sécuritaire, l’Union européenne a apporté un soutien financier de 2,5 millions d’euros à Quito. Elle l’a intégré dans ses deux grands programmes internationaux de lutte contre la criminalité transnationale (EL PAcCTO) et contre le trafic de drogues (PAPOLAD), où l’organisation régionale a investi 19 millions d’euros au cours de ces cinq dernières années. L’Équateur a également renforcé ses liens avec des initiatives spécialisées, comme le programme italien Falcone-Borsellino. Depuis 2023, l’Europe s’applique à développer la coopération entre les grands ports, hubs stratégiques dans le trafic de drogues, qui conduit à l’approfondissement de son programme de renforcement institutionnel en Équateur début 2024.

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En moins de deux décennies, l’Équateur est donc devenu l’un des principaux hubs du trafic de cocaïne. Roberto Saviano, journaliste italien spécialisé et auteur de Gomorra, estime que la cocaïne a supplanté le pétrole et la banane en tant que principale source de richesse de l’économie équatorienne.

Les organisations criminelles cherchent à forcer l’État à conclure un accord qui affaiblirait davantage son indépendance et minerait les fondements mêmes de la démocratie équatorienne, compromettant ainsi le respect pourtant central des droits humains. Face à cette menace existentielle, l’Équateur doit agir de manière décisive et coordonnée pour préserver son intégrité institutionnelle, garantir la sécurité, et plus largement le bien-être de sa population.


[1] Malgré une abstention de 30% du corps électoral, les neuf questions (sur 11) proposant des mesures de durcissement de la politique sécuritaire ont toutes été approuvées avec des scores compris entre 59 et 72%. Elles couvrent une variété d’aspects dont : une augmentation du spectre d’action et des droits reconnus aux forces de l’ordre au nom de la lutte contre le crime organisé, la possibilité d’extrader des prévenus équatoriens, une augmentation des peines graves et la suppression de la libération conditionnelle dans les cas les plus graves, l’usage des armes et biens saisis par l’État et ses forces de l’ordre. Voir Rédaction Plan V, « Consulta popular 2024 : Ganadores y Perdedores », Plan V, 25 avril 2024.

[2] Les deux affaires en cours sont : l’affaire « Reconstrucción » qui met en cause l’opportunité de certains contrats publics-privés passés dans le contexte de la reconstruction de la côte pacifique après le tremblement de terre d’avril 2015, et l’affaire « Singue » (rouverte) qui questionne les termes désavantageux de contrat d’exploitation pétrolière dans cette partie de l’Amazonie.

Lucie Laplace

Politiste, Doctorante en Science politique, Université Lumière Lyon 2

Se passer de peuple

Par

Dans un récent article d'AOC, Gérard Bras soulignait la nécessité qu'il y aurait a bien faire peuple. Et si, au contraire, la philosophie politique apprenait enfin à se passer de cet encombrant totem... lire plus

Notes

[1] Malgré une abstention de 30% du corps électoral, les neuf questions (sur 11) proposant des mesures de durcissement de la politique sécuritaire ont toutes été approuvées avec des scores compris entre 59 et 72%. Elles couvrent une variété d’aspects dont : une augmentation du spectre d’action et des droits reconnus aux forces de l’ordre au nom de la lutte contre le crime organisé, la possibilité d’extrader des prévenus équatoriens, une augmentation des peines graves et la suppression de la libération conditionnelle dans les cas les plus graves, l’usage des armes et biens saisis par l’État et ses forces de l’ordre. Voir Rédaction Plan V, « Consulta popular 2024 : Ganadores y Perdedores », Plan V, 25 avril 2024.

[2] Les deux affaires en cours sont : l’affaire « Reconstrucción » qui met en cause l’opportunité de certains contrats publics-privés passés dans le contexte de la reconstruction de la côte pacifique après le tremblement de terre d’avril 2015, et l’affaire « Singue » (rouverte) qui questionne les termes désavantageux de contrat d’exploitation pétrolière dans cette partie de l’Amazonie.