« Bifurcation » : comment un mot est devenu concept
Le terme bifurquer a connu une carrière médiatique et politique remarquable. Il y a deux ans, un groupe d’étudiants d’AgroParisTech a popularisé le mot via son discours de fin d’année. Depuis, le mot a été repris dans de nombreux livres, émissions radio et débats publics. Dans la presse, le nombre d’articles sur le sujet a triplé, voire quadruplé[1]. Afin de saisir son essor, sa portée politique et sa multiplicité, revenons sur l’histoire – à la fois récente et longue – du terme bifurcation.

Reprises dans les grandes écoles
On est le 6 avril 2024 aux Folies Bergères à Paris, à la cérémonie de remise de diplôme de l’école d’ingénieur AgroParisTech. Après deux heures et demie de discours, tous positifs et bienveillants, un groupe de onze étudiants monte sur scène pour une prise de parole collective. Le ton change radicalement et les critiques fusent. Le discours fustige la « domination » et « l’exploitation du vivant » et le statut privilégié des ingénieurs et il critique la direction de l’école pour avoir censuré plusieurs événements alternatifs. « Nous aurions honte d’accepter, sans les repenser, nos diplômes, nos métiers et nos rôles dans ce système défaillant ». Le but du discours, explique le groupe, est de « faire perdurer la brèche ouverte par les déserteurs et les déserteuses ».
Piqûre de rappel. Deux années plus tôt, huit élèves « déserteurs » de la même école provoquent un coup d’éclat lors de leur remise de diplôme. À la fin de leur célèbre discours, ils lancent : « Vous pouvez bifurquer maintenant. Commencer une formation de paysan-boulanger […] Vous investir dans un atelier vélo autogéré ou rejoindre un week-end de lutte avec les Soulèvements de la Terre. Ça peut commencer comme ça. À vous de trouver vos manières de bifurquer » (discours du 30 avril 2022).[2]
Le discours d’il y a deux ans a été vu plus d’un million de fois, donné lieu à des centaines d’articles, et impacté considérablement l’enseignement supérieur. Engagé, fataliste, caricatural