Le peuple à venir (1/2) : union de la droite vs front populaire
La catastrophe politique qui s’est abattue sur la France le 9 juin dernier a pris de court beaucoup d’entre nous, et pourtant elle était largement annoncée. D’abord par les sondages, même s’il ne faut pas toujours les croire. Mais surtout, par les décennies de montée du Front-Rassemblement National dans les élections et dans l’opinion, qui ne cessait de s’accélérer en élargissant sa base dans la dernière période.
Derrière cette ascension, une série de causes qui convergent, et dont chacune est bien connue. Erreurs des responsables politiques « républicains » qui se sont crus capables d’instrumentaliser Le Pen ou sa fille (faut-il oublier que Mitterrand lui-même y céda ?). Acceptation rampante de l’idée que « l’immigration est un vrai problème », non seulement économique (alors que sans les immigrés, y compris sans papiers, la France ne tournerait pas), mais par la diversité culturelle ou religieuse qu’elle installe dans la société française comme partout dans le monde. Compromis avec l’idéologie sécuritaire et autoritaire dont le RN est le propagandiste inlassable. Mais aussi ignorance ou mépris des angoisses et des souffrances qu’engendre dans la société une mondialisation dévastatrice, qui partout aujourd’hui favorise la montée du nationalisme. Exténuation du débat politique au profit d’une gouvernance fondée sur le postulat de « l’ignorance du peuple » et d’une invasion de l’espace public par les « réseaux sociaux » commercialisés.
En conséquence, dénigrement hautain ou répression violente de tous les mouvements qui, année après année, expriment les demandes de la société et recréent de la participation civique. Et pour couronner le tout la démoralisation et la désorientation que produisent sur le « peuple de gauche » les divisions, la stagnation intellectuelle, l’esprit de chapelle, les revirements opportunistes ou les trahisons répétées de leurs engagements des partis que leur histoire destinait à incarner une alternative au système économique dominant – un capitalisme financier de plus en plus féroce et arrogant.
Que fallait-il en attendre d’autre qu’une brutale avancée populiste, à laquelle travaillaient de longue date les héritier(e)s du vieux fascisme à la française ? Elle vient de se produire. Comme disent les manuels de philosophie, « la quantité s’est changée en qualité ». En l’espace d’une journée nous voici dans un autre paysage, voire dans un autre monde. Et surtout dans un autre avenir. La révélation, au soir d’une consultation réputée « sans enjeu national », que ladite Extrême-Droite (RN, plus « Reconquête », plus une proportion à déterminer des « Républicains ») était potentiellement majoritaire dans le pays, a donc été vécue comme un traumatisme.
On devine ce que signifierait l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, Jordan Bardella et leur équipe : extinction des libertés publiques au profit d’une police dégagée de tout contrôle et de toute obligation, monopole des empires médiatiques ultra-conservateurs et de leur emprise sur la culture et l’information, régression des droits sociaux et démantèlement des services publics, xénophobie meurtrière encouragée et même officialisée, ordre moral, sanitaire et pénitentiaire…
Ce premier choc a été immédiatement suivi d’un second aux effets beaucoup plus contradictoires : l’annonce « régalienne » par le Président de la République, atteint de plein fouet par le succès de l’adversaire qu’il avait lui-même désigné, de la dissolution de l’Assemblée Nationale et d’élections à suivre, pratiquement sans campagne. Car ce coup de théâtre concocté avec une poignée de conseillers irresponsables, à l’insu du gouvernement et au grand dam de ses propres fidèles, en révélant l’imminence du danger d’un changement de régime, a mis au pied du mur tous ceux qui ne peuvent se résigner à entrer ainsi dans la nuit sans rien faire. Trop d’expériences historiques nous enseignent qu’on n’en sortirait qu’à la longue, en payant un prix effroyable. Si on en sort.
Pour tous les citoyens que nous sommes, il n’était pas question de se dire : laissons filer cette mauvaise manche, et attendons qu’ils démontrent leur incapacité… L’évidence était au contraire qu’il fallait un sursaut, un rassemblement, une mobilisation. Des appels ont paru en ce sens, élaborés en quelques heures. Un petit groupe de responsables de gauche qui, dans les décombres de la NUPES, avaient maintenu entre eux des liens de confiance et d’imagination, a pris l’initiative de convoquer les partis, marginalisant du même coup ceux qui sur les deux bords avaient transformé la compétition électorale en une fracture idéologique et personnelle. Les syndicats restés unis depuis la campagne contre la réforme des retraites ont appelé à manifester pour une union de combat des forces sociales et démocratiques.
Un électron libre de La France Insoumise, le député François Ruffin, a lancé l’idée d’un nouveau « Front populaire », aussitôt plébiscitée, enrichie d’une référence explicite à l’écologie, et inscrite par son nom même dans une tradition qui associe l’unité des forces de gauche avec le barrage républicain devant le péril fasciste. C’est cette idée qui guide désormais l’élaboration de la stratégie électorale et du programme des quatre partis aspirant à la majorité dans la prochaine assemblée, et forme l’horizon des mobilisations, des concertations qui s’esquissent. Je simplifie, bien sûr. Le choc n’est pas atténué, le rapport des forces dans le pays ne s’est pas inversé, mais une perspective de résistance et d’alternative s’est ouverte, et par conséquent une espérance est revenue. Le pire n’est pas sûr, la défaite collective annoncée pourrait se retourner en contre-offensive, si beaucoup de conditions favorables sont réunies.
Je m’inscris pleinement dans cette perspective. Parmi d‘autres, dans toute sorte de cadres qui peuvent être locaux, professionnels ou nationaux, je veux essayer d’y contribuer comme citoyen et comme intellectuel. Pour autant, je n’ai aucune prétention, ni à peser sur des décisions et des négociations, ni à dessiner des orientations. Plutôt, à mon intention et celle de qui voudra bien, le cas échéant, y confronter d’autres hypothèses, je me propose ici de « problématiser » cette idée de front populaire, en déployant à la fois ses difficultés et ses potentialités. Je suis sûr qu’elle ne sort pas de rien, mais je vois aussi qu’elle a quelque chose d’une « trouvaille », dont l’expérience dira si elle fut ou non heureuse.
Je suis frappé à la fois par le nombre des propositions qu’elle stimule et par les imprécations qu’elle suscite, instaurant d’emblée une polarisation qui pourra évoluer (et dont il faut espérer qu’elle engendre plutôt des clarifications que des procès d’intentions).[1] Il ne s’agira certes pas pour moi d’en fournir une « théorie », mais de pointer, au travers de quelques questions d’histoire, de langage ou de stratégie, la nature des obstacles que j’entrevois et les ressources qu’on pourrait leur opposer.
Le « risque » pris par Macron et le jeu de la droite : le troisième scénario
La première question qui me semble devoir être discutée, même si – vu la structure des institutions et la méthode assez particulière du pouvoir actuel – toute réponse doit comporter une part de supputation, c’est celle de la stratégie suivie par le Président et des options qu’il envisage.
La presse depuis le début a martelé l’idée qu’il « prend un grand risque » ou qu’il « joue au poker ». C’est l’évidence, à condition de préciser que le risque est pour lui et ceux qui le suivent, mais surtout pour les autres, pour le pays et donc pour nous tous, matériellement, existentiellement. Risque de blocage des capacités de gouvernement, voire de chaos et d’affrontements violents, ouvrant la voie à des initiatives autoritaires : la Constitution de la Ve République, en partie rédigée sous l’influence d’idées schmittiennes concernant « l’état d’exception », offre à cet égard des facilités. Risque de crise des finances de l’État, mettant en péril la continuité des services publics et les politiques économiques, sous l’effet d’une explosion de la dette. Risque de délégitimation du système politique représentatif. Etc.
Mais si l’on revient aux objectifs du Président, je vois que deux scénarios seulement sont principalement envisagés par les analystes : celui d’un improbable « rétablissement » du macronisme qui, contre toute logique, aurait réussi à se présenter de nouveau comme le rempart devant l’arrivée du lepénisme au pouvoir, et celui d’une victoire du RN (désormais soutenu par plusieurs alliés) qui obtiendrait la majorité absolue et imposerait la cohabitation. Laquelle s’annonce conflictuelle, donc exposée à toute sorte de secousses intérieures et extérieures. Le Président en effet, s’éloignant du modèle gaullien dont il imite à l’occasion les attitudes, a exclu de démissionner en cas de défaite de son camp.
Ces hypothèses sont de bon sens, mais il me semble qu’on en écarte trop vite une troisième, encore plus « risquée » que les précédentes, qui découle des forces en présence, de l’évolution de leur discours, et de tendances observables internationalement : celle de l’alliance « contre nature » entre les adversaires, et donc d’un partage du pouvoir consensuel entre Macron et le RN, incarné par Bardella Premier ministre (Marine Le Pen se tenant plus ou moins en retrait). Consensuel ne voulant pas dire, évidemment, dénué d’arrières pensées et d’intentions meurtrières : on peut s’entendre pour chercher à mieux se détruire.
Sans doute cette hypothèse est invraisemblable.[2] Une série d’objections se lèvent contre elle. D’abord les résistances qu’elle suscitera au sein des deux camps. Et donc les défections qu’elle entraînera (surtout du côté macroniste, car il est à prévoir que l’accession au pouvoir représentera pour les politiciens d’extrême droite qui ont 2027 en ligne de mire une prime valant toutes les concessions). Ensuite les questions de vanité personnelle, indissociables de la répartition des domaines réservés et des prérogatives entre la présidence et le gouvernement, donc de la façon dont seront négociés les compromis et les tournants. Et pour finir, ce qui n’est pas le moindre, la question des divergences de programme et de mots d’ordre.
Le RN augmente son électorat en tenant le langage d’une violente critique du « macronisme » et plus généralement du « système » (vieille tradition de l’extrême droite), il s’est proclamé le défenseur du niveau de vie et de la dignité des petites gens, l’adversaire intransigeant de la technocratie dont Macron et son entourage apparaissent comme de pures incarnations. Son « souverainisme national » paraît aux antipodes de l’européisme que Macron proclame en Sorbonne et dont il prétend être le leader dans les instances communautaires. Cela vaut à la fois pour la position envers la Russie et la conduite de la guerre où l’Union Européenne est impliquée en Ukraine, et pour la protection des entreprises françaises contre la concurrence internationale. Et pourtant… La décision que Bardella a prise immédiatement de retirer de son programme l’abrogation de la réforme des retraites, montre que les principes sont flexibles. Interprétée comme une façon de faciliter l’alliance avec la droite « traditionnelle » (LR), cette décision pourrait aussi bien – avec d’autres du même genre – faciliter l’entente avec les Macron, Darmanin et Lemaire, pour qui cette réforme imposée contre tout le pays est devenue un totem.
En politique internationale, le modèle « occidentaliste » de Giorgia Meloni peut montrer la voie, en permettant du même coup de relâcher certaines liaisons devenues dangereuses avec Moscou. Il n’en faut pas trop évidemment, car l’électorat se sentirait trahi dès le premier jour (comme les électeurs de gauche par Hollande en 2012). Ou plus exactement il faut une certaine science du double langage. Mais sauf à prendre avant l’heure le risque d’une crise institutionnelle, le RN a besoin de Macron et de la technocratie qui l’entoure pour pouvoir utiliser la machine administrative de l’État, dont la culture et les réseaux d’influence lui sont largement étrangers (à l’exception notable de la police).
Macron de son côté a besoin d’éviter une guérilla entre les pouvoirs (dont les précédentes cohabitations de la Ve République ne donnent qu’une pâle idée) s’il veut continuer de se présenter en « patron » sur la scène internationale (ce qui est son point de vanité par excellence), et éviter la dégradation de la France auprès des institutions financières européennes et mondiales. Et l’on peut parier sans grand risque d’erreur que les responsables et porte-paroles du capitalisme français pèseront de tout leur poids dans ce sens, en invoquant le réalisme économique, l’intérêt national, les risques « systémiques » d’un conflit politique ouvert au cœur de l’Europe.
Or les premiers terrains d’entente, permettant d’aplanir les différends sinon de concilier tous les intérêts, peuvent déjà être désignés. J’en vois au moins deux, gros comme des maisons. Le premier c’est la xénophobie, donc la politique de répression des migrants et des réfugiés, que le vote de la loi Darmanin, instituant pour la première fois en France la « préférence nationale », a fait plus que mettre en route avec les voix du RN. À quoi s’ajoute bien entendu la guerre au « communautarisme » et au « séparatisme » qui vise des millions de résidents et de citoyens d’origine étrangère, sur des bases en fait raciales.
Le second, c’est le programme de restauration de « l’autorité » civile, scolaire, familiale, et de promotion du patriotisme dans la tradition conservatrice et militariste. Ce programme fait très bon ménage avec une défense de « l’universalisme » entendu comme un effacement du droit des minorités auquel, même au prix de quelques déboires, la présidence Macron a souscrit de longue date, converge pleinement avec les valeurs proclamées du RN : increvable pétainisme français. Cela ne fait pas un « programme commun » mais quand même une sérieuse base de départ.
On voit ainsi se dessiner un scénario bourré d’obstacles mais qu’il serait stupide d’exclure a priori : guerre « à outrance » pendant la période électorale entre les porte-paroles des deux camps (dont Macron lui-même), suivie immédiatement, si le résultat lui est défavorable (et si, point bien sûr capital, la gauche ne réussit pas à bloquer l’engrenage), d’un nouveau coup d’éclat et d’une nouvelle « prise de risque » : dans l’intérêt du pays, pour sauver la République et la place internationale de la France, pour barrer la route à l’anarchie (c’est-à-dire au Front populaire), il faut réunir le centre et l’extrême-droite (en incorporant au passage la vieille droite) et les faire travailler ensemble. Ainsi le retour à une bipolarisation de la vie politique française au détriment des tentatives de gouvernement « ni de droite ni de gauche », annoncé par certains politologues, deviendrait un fait accompli.
Réalité brutale, synonyme non pas d’un conflitto civile ou d’une réactivation de « l’agonisme » politique dont parlent d’autres théoriciens (et que j’ai appelé ailleurs la « démocratie conflictuelle »), mais de criminalisation des oppositions et de normalisation de l’état d’exception. C’est contre ce danger aussi qu’il nous faut trouver la parade, ou plutôt c’est cette configuration qu’une politique de front populaire doit retourner en son contraire, du point de vue du rapport des forces et des projets politiques à installer au premier plan.
Front populaire et union de la gauche : où est la différence ?
Voilà pourquoi ce n’est pas, je crois, perdre son temps que de remonter dans le temps et comparer les circonstances historiques. La référence au « Front populaire » est récurrente dans l’imaginaire politique français, elle pourrait passer pour purement symbolique, alors qu’elle soulève des questions de fond. Le plus souvent cependant, appelée par la défense des institutions qui ont leur origine dans l’expérience unique en son genre de 1936-38 (comme les congés payés ou l’école unique), elle est simplement invoquée pour montrer ce que peut faire l’union des partis de gauche en matière de droits du travail, de culture, d’éducation, de santé publique, bref de gouvernement au service de la grande majorité du peuple.
À ce titre elle est revenue plusieurs fois dans notre histoire contemporaine (en particulier, autre exemple décisif, après l’insurrection de Mai 68 dans la formation de « l’Union de la gauche » avec son programme commun, qui a débouché sur l’élection de Mitterrand à la Présidence). Mais la décision que viennent de prendre les partis de gauche ajoute un élément stratégique qui oblige à aller plus loin dans l’examen des analogies et des différences, pour essayer d’en tirer des enseignements pratiques.
Il y a deux raisons principales à cela. La première, évidente, c’est que le « front populaire » qui vient de s’esquisser constitue comme en 36 une réponse directe à la gravité du danger « fasciste » (ou si l’on préfère attendre un peu pour examiner la pertinence de cette catégorie, du danger de prise de pouvoir par l’extrême droite qui est une menace mortelle pour la démocratie). Comment fait-on reculer le fascisme ou ses succédanés ? En réunissant quelles forces dans la société et en leur conférant quel genre d’organisation ? C’est la première question à propos de laquelle il faut interroger l’exemple du « premier » Front populaire.
La seconde, qui en est l’autre face, c’est qu’il y a dans l’histoire de notre pays une différence qualitative entre plusieurs types d’union : ou bien il s’agit plutôt d’une union de partis (qu’on peut appeler un « cartel »), même soutenue par des mobilisations qui les excèdent, pour proposer aux électeurs une « offre » commune ; ou bien il s’agit d’un mouvement de masse dont les protagonistes sont les citoyens eux-mêmes (et les partis l’un des cadres d’organisation en même temps que l’instrument dans le champ des institutions politiques).
La première formule est tout naturellement appelée par une échéance électorale (ce qui, n’en doutons pas un instant, est l’urgence actuelle). Mais elle est par définition à la merci des vicissitudes de l’élection et de ses lendemains, ce qui veut dire qu’elle peut voler en éclats dans le cas d’une défaite ou, plus ou moins rapidement, dans le cours d’un exercice du pouvoir qui voit resurgir la tentation, pour chaque composante, de faire prévaloir son programme, et de trouver pour cela des appuis propres dans l’opinion.
La seconde suggère au contraire qu’une urgence historique s’est fait sentir qui a généré un affect commun dans le cœur des citoyens, faisant passer au second plan la multiplicité de leurs intérêts et de leurs idéologies, capable de créer au quotidien ce que le philosophe Jacques Rancière appelle « une communauté de lutte qui est en même temps une communauté de vie », mise au service non seulement d’un programme de gouvernement, mais d’un projet de société qui vise à transformer les conditions de l’existence. On dira que ce sont là des « idéal-types » très simplificateurs, et que la réalité des expériences historiques se situe toujours quelque part entre les deux.
Les citoyens, en tant que « sujets », adhérant à des partis ou suivant leurs consignes, investissent toujours dans leurs choix une conviction ou une passion transformatrice ; et les « multitudes » en mouvement vers l’avenir qu’elles croient pouvoir se forger en défiant l’ordre établi n’en sont pas moins aux prises avec des problèmes de représentation, de discipline, de tactique, de leadership, qui relèvent de la politique partisane. C’était manifestement le cas en 36 (pensons à la question de la « participation gouvernementale » des communistes), et ce fut à nouveau le cas dans la séquence qui s’étend de mai 68 à la Présidence Mitterrand, ou plutôt, si j’en crois mes souvenirs personnels, jusqu’à la crise de l’union autour de « l’actualisation du programme commun » qui engendra l’échec électoral de 1978. Les germes d’une union à la base (ou, comme nous disions à l’époque, « dans les luttes ») avaient été jetés, surmontant le grand clivage entre mouvement ouvrier revendicatif et « nouveaux mouvements sociaux » anti-autoritaires, mais les calculs et la rivalité des deux partis de gauche, même recouverte par un pacte de gouvernement, l’avait privée de sa capacité de peser sur la politique menée en commun, ce qui allait se payer très cher après 1981.
Mon sentiment, pour le dire simplement, est que notre « nouveau Front populaire » se trouve pour l’instant en suspens entre les deux formules. Il y a une alliance électorale, sous-tendue par la nécessité de résister à la vague d’extrême droite en évitant les combats fratricides, et par la conviction que la force du RN est pour une part importante le contrecoup du « vide » politique creusé par l’absence d’une force de gauche stable, suffisamment organisée, suffisamment armée idéologiquement, c’est-à-dire dotée au moins virtuellement d’un programme qui s’inscrit dans un projet d’avenir. En quelques jours, à peine conclue, cette alliance a fait preuve d’une assez étonnante capacité d’initiative qui a déstabilisé, en fait, ses adversaires (surtout du côté du pouvoir, qui avait escompté que la place à gauche resterait stratégiquement inoccupée).
Ses fragilités n’en sont pas moins apparues tout de suite (et le gouvernement les exploite immédiatement) : un François Hollande venant, toute honte bue, se replacer dans le dispositif électoral pour – on l’imagine – en freiner la volonté de « rupture » avec le passé qu’il incarne plutôt que pour l’appuyer ; ou Jean-Luc Mélenchon réaffirmant aussitôt son emprise sur le parti qu’il a fondé « personnellement », au détriment de députés sortants qui sont des figures représentatives de la tendance unitaire en son sein et laissant entendre qu’il dominerait ainsi de l’extérieur le groupe parlementaire… Mais surtout, rien de tel qu’un mouvement de citoyens « de base » n’existe (ou n’existe encore) à côté de l’alliance électorale, susceptible de l’appuyer, de l’encourager et de la contrôler, bien qu’il y ait des appels, des manifestations, des réunions ou des échanges sur les réseaux sociaux.
Il est évident qu’un mouvement ou une mobilisation qu’on puisse dire « massive » ne va pas sortir de terre en quelques jours, simplement parce qu’elle serait nécessaire ou parce que des voix la réclament. Mais je crois aussi qu’elle va être difficile (et donc requérir un grand effort de volonté et d’imagination), et qu’il vaut la peine de se demander pourquoi. C’est ici que, de nouveau, un retour sur l’expérience de 36 peut donner des indications précieuses.
Comment faire pour trouver le peuple ?
Qu’on me comprenne bien. La référence au Front « historique » et l’emprunt de son nom pour lancer la mobilisation contre la victoire annoncée du Rassemblement national, à laquelle le Président Macron a donné un formidable coup de pouce, est une belle invention parce que le moment où nous sommes est caractérisé, comme en 36, par une alternative radicale : ou bien l’État passe au service d’un projet totalitaire, dont les proclamations de « normalisation » ne doivent pas tromper, ou bien un « peuple » de résistants se constitue et s’affirme dans l’urgence, conscient des intérêts fondamentaux qui le réunissent et des buts qu’il faut atteindre, renversant ce qui semble être la fatalité.
Telle est bien la grande analogie entre la situation de 1936, au moment où le fascisme s’installe au pouvoir dans un pays européen après l’autre, après la tentative de putsch antiparlementaire de février 34, et la nôtre en 2024, quand la France est gagnée à son tour par la vague populiste, « illibérale » et nationaliste qui s’étend partout dans le monde et notamment en Europe. Mais pour le reste, si on descend au niveau des conditions économiques, des forces sociales, des idéologies, voire des affects, rien ou presque rien de ce qui avait permis la formation et le succès (même transitoire) du Front populaire ne semble plus exister. Les différences l’emportent donc, mais qu’est-ce à dire, exactement ?
« 1936 », pour le dire d’un mot, correspond au point d’intensité et de pureté le plus haut qui ait été atteint dans notre pays par la lutte des classes en tant que matrice du combat politique et de la personnalité de ses acteurs. L’affrontement entre la démocratie et le fascisme n’a fait qu’intensifier et surdéterminer cette configuration, de telle sorte que les deux logiques ont étroitement fusionné, au point de devenir pratiquement indiscernables dans la conscience des acteurs. « Pain, paix, liberté » : les citoyens et les travailleurs, les militants et les dirigeants du Front Populaire ont d’un seul mouvement défendu la démocratie (de la seule façon possible, en l’élargissant), et imposé (par la grève et l’occupation des usines) les plus grandes « conquêtes ouvrières » de l’histoire du capitalisme.
Cela tient sans doute au moment dans lequel cette lutte prenait place, dans l’après-coup d’une guerre, d’une révolution et d’une crise économique mondiale : un des très rares moments historiques où les classes deviennent « visibles » pour elles-mêmes et les unes pour les autres. D’où l’existence d’un puissant mouvement ouvrier (même divisé entre plusieurs organisations), constitué à la fois de syndicats et de partis, d’une solidarité de classe qui faisait partie des conditions mêmes de l’existence quotidienne (comme dans le secours aux chômeurs), et d’un « horizon d’attente » ou d’une utopie qui conféra d’emblée à l’antagonisme politique le sens d’une remise en question du capitalisme (forçant celui-ci au bout du compte à inventer de nouveaux modèles de régulation du travail et de « compromis social »). À quoi s’ajoutait l’arrivée à échéance d’une question constitutionnelle (au sens de la « constitution matérielle ») plus que séculaire, qui était posée au fond depuis la Révolution française, portant sur le choix entre une république oligarchique, gouvernée par des « élites » bourgeoises dans l’intérêt des possédants, et une démocratie républicaine, dans laquelle les classes populaires exercent un pouvoir réel, même s’il n’est pas absolu et passe par des représentants.
On peut alors affirmer que ces classes, malgré les difficultés matérielles dans lesquelles elles se débattaient et la violence de l’agression qui visait à les terroriser, furent historiquement à l’offensive et en ont pris conscience, dans la forme précisément d’un « front » dont le langage de transformation sociale était immédiatement intelligible pour ses participants et ses partisans. Rien de tel aujourd’hui, répétons-le, ou rien qui puisse immédiatement en constituer l’équivalent.
La politique de la gauche, bien qu’elle se réclame de principes démocratiques, socialistes, communistes, écologiques qui sont pleins de sens, apparaît toujours fondamentalement défensive : défensive en face des politiques « néo-libérales » de destruction des droits et des protections liées au travail, défensive devant la privatisation directe ou indirecte des institutions de service public ou leur démantèlement, défensive devant la commercialisation de la culture, défensive devant les formes « atypiques » de crise économique qui sont inhérentes au capitalisme financier, défensive aussi bien devant la mondialisation que devant les réactions populistes et nationalistes qu’elle suscite. Défensive par-dessus tout, peut-être, devant les « catastrophes » qui obscurcissent l’horizon du changement, depuis la catastrophe environnementale jusqu’à la révolution informatique en passant par le retour de la guerre. Car chacune d’entre elles l’enferme dans des dilemmes dont elle n’a pas trouvé la clé (comme celui de la décroissance et de la réduction des inégalités), engendrant en son sein des conflits d’intérêts et de principes qui font obstacle, précisément, au projet, et privent l’unité d’action d’une base historique que la politique chercherai alors à traduire et à consolider. Par lui-même un nom n’y changera rien, sauf s’il évoque des potentialités de la situation encore inaperçues, qu’il faut faire venir au jour.
En poussant ainsi le scepticisme à l’extrême, je cherche à désigner la tâche à laquelle une union de forces de gauche doit maintenant s’atteler pour accoucher du « front populaire » dont elle se sent porteuse et dont le besoin lui est apparu comme un impératif de salut public. Or cette tâche comporte deux aspects distincts, mais qui relèvent d’une seule pratique ou action politique collective : il faut renverser la position idéologique défensive en une position offensive, faite non seulement de réflexes républicains ou de réponses au danger, mais de véritables projets libérant une « puissance d’agir » qui soit la puissance même du commun, réorganisant de fond en comble le régime des craintes et des espérances de la multitude ; et d’autre part il faut trouver le « peuple » encore virtuel qui s’appropriera ces projets, inventer le langage dans lequel il puisse discuter de ses intérêts communs et surtout de ses différences et de ses désaccords, sortir « par le haut » des antagonismes hérités de son histoire ou des querelles que suscite l’actualité. Car c’est seulement par l’élaboration des « différends » qui le séparent de lui-même, en remontant aussi loin que nécessaire dans les raisons de leur aggravation, que le peuple « manquant », fait de masses hétérogènes et comme étrangères entre elles, trouvera son unité et son identité politique. Le peuple du front « populaire » n’est pas donné, d’une certaine façon on peut aller jusqu’à dire qu’il n’existe pas, qu’il est « à venir ».