Politique

La Tech sur les chemins d’une contre-révolution

Sociologue

D’Elon Musk à Pierre-Edouard Stérin, en passant par Emmanuel Macron : que s’est-il donc passé en France comme aux États-Unis pour que la Tech s’apparente à une révolution conservatrice ? Pour analyser cette évolution, il faut suivre le chemin des différentes promesses du secteur, celles d’une société ouverte, fondées sur l’information, la désintermédiation, la dématérialisation et l’augmentation des richesses.

Sidération. C’était l’État dominant à San Francisco au soir de l’élection de Donald Trump le 8 novembre 2016. Le candidat Républicain s’était pendant des mois attiré les railleries des techies de la Bay area, pour la moitié nés dans un autre pays que les États-Unis, ayant l’habitude ne pas voter et se désintéressant le plus souvent de la vie politique locale, mais hautement diplômés et attachés à l’esprit scientifique.

publicité

Dans les mois précédents l’élection, les entrepreneurs et investisseurs mettaient quelques minutes de côté les actualités Tech au moment du déjeuner et dans les meetups de fin de journée pour se demander comment un tel personnage avait pu être investi. Des petits regroupements étaient organisées pour s’en moquer les soirs de débats présidentiels comme certains en avaient l’habitude pour leurs émissions de TV réalité préférées. Un même état de sidération s’est emparé de la French Tech aux soirs du résultat des élections européennes et au premier tour des législatives face à la montée électorale du Rassemblement national.

À Paris comme à San Francisco, la Tech se vit comme un secteur résolument progressiste. Les historiens et essayistes firent la part belle aux hippies, aux universitaires et aux hackers des années 1970-1980 dans le récit de ses origines[1]. Ce récit trouva une continuité dans le boom Internet des années 1990. Internet incarnait et réalisait la promesse libérale d’un monde sans guerre et sans crise économique[2]. En France, la thèse d’Henri Bourguinat triomphait : celle des 3D, désintermédiation, dérégulation et décloisonnement[3].

Bureaucraties et règlements étaient appelés à perdre du terrain au profit de l’information et de la libre entreprise. Aux États-Unis, Francis Fukuyama célébrait la fin de l’histoire et Al Gore invitait à s’engager sur les autoroutes de l’information. Grâce à Internet, le monde devait entrer dans une période de paix, de démocratie, marquée par un accroissement des connaissances et des richesses. La célébration du partage et de la contribution du Web 2.0 emboita le pas à cette promesse dans les années 2000. Les réseaux d’information devaient participer à l’avènement de sociétés ouvertes.

Contrairement à l’idée reçue d’une Tech tout entière libertarienne, cette vision explique l’affinité historique liant la Silicon Valley et le parti démocrate depuis les années 1990. Le secteur de la Tech a très majoritairement soutenu successivement les candidats Clinton en 1992 et 1996, Al Gore en 2000, John Kerry en 2004, Obama en 2008 et 2012, Clinton en 2016 et Biden en 2020. Les donations des salariés de grandes entreprises technologiques durant la campagne de 2012 l’illustrent : 91 % des donations des employés chez Apple au profit du candidat Obama, 97 % chez Google et 99 % chez Netflix[4].

Ce soutien n’est pas anodin alors que les big Tech ont détrôné l’industrie pétrolière comme premier financeur de la campagne présidentielle en 2016. En 2016, un seul diner de 20 convives organisé par la veuve de Steve Jobs avait permis à Hilary Clinton de repartir en campagne avec 20 millions de dollars. Eric Schmidt, ancien PD-G de Google, et Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, travaillent avec le parti Démocrate pour améliorer le ciblage électoral et la culture numérique de ses candidats depuis près de dix ans. L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche fut donc logiquement vécue comme une catastrophe dans le nord de la Californie.

À l’inverse, celle d’Emmanuel Macron en 2017 fut perçue comme un signe d’espoir. Le jeune candidat, déjà marqué par plusieurs voyages aux États-Unis, était venu présenter avec conviction sa vision aux entrepreneurs français de la région, à San Francisco, en janvier 2016 en tant que ministre de l’Économie. Deux ans plus tôt, en 2014, alors qu’il réfléchissait à la création d’une start-up offrant des services de formation, il y rencontra des fondateurs de start-ups aux cotés de Brigitte Macron et Xavier Niel[5]. Il repartit de la Silicon Valley fasciné par ce modèle organisé autour du travail, de la jeunesse et de l’innovation.

Cette fascination fut la pierre de touche d’un programme de politique notamment présenté lors de l’inauguration de la Station F en juin 2017. L’objectif était de transformer le pays en une terre d’entrepreneurs, en leur donnant les moyens de leurs ambitions. Il annonça en mars 2018 au Collège de France le déblocage d’1,5 milliard d’euros de crédits publics au profit de l’intelligence artificielle, comprenant 400 millions d’appels à projets et de défis d’innovation de rupture financé par le Fonds pour l’innovation et l’industrie de 10 milliards d’euros récemment mis en place.

À l’automne de la même année, la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) était inscrite dans la loi de finances de manière à favoriser l’investissement. Fin 2019, une mission était confiée au cabinet de conseil McKinsey au sein de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (Cnav) pour planifier la réforme des retraites. L’une des hypothèses de travail était de glisser d’un système par répartition à un système par capitalisation, à l’image de la Californie, où les fonds de pension constituent l’un des principaux partenaires des capitaux-risqueurs. Au niveau Européen, le Président Macron pressa l’avancée de projets de grands investissements à l’image du supercalculateur Jules Verne devant voir le jour en 2025.

La Tech semble très éloignée des préoccupations de l’électorat à la différence des guerres, du pouvoir d’achat ou de l’immigration. Elle est pourtant aujourd’hui la première des industries[6]. Or, après avoir tenue une ligne progressiste, elle semble ces dernières années basculer vers le conservatisme. En mars 2024, Elon Musk s’est entretenu avec l’ancien Président à Palm Beach (Floride) au début du mois de mars, et ses relations avec Biden n’ont cessé de se tendre. Il multiplie depuis les déclarations contre « l’immigration illégale et non-contrôlé », le « virus woke » ou encore les « médias traditionnels » coupables de biaiser l’information. Au début du mois de juin dernier, David Sachs (cofondateur de PayPal) et Chamath Palihapitiya (dont Facebook a fait la fortune en tant que l’un des premiers employés) ont invité Donald Trump dans la Silicon Valley pour une levée de fonds au profit de ce dernier. L’invitation avait valeur d’événement dans ce bastion progressiste[7]. Les organisateurs l’ont justifié par le fait que le candidat soit pro-business, favorable aux cryptomonnaies et aux baisses d’impôts.

En France, Otium Capital qui constitue un poids lourd de la French Tech, contrôlé par Pierre-Edouard Stérin, milliardaire catholique et conservateur, est devenu un des soutiens économiques les plus actifs du Rassemblement national[8]. Comme pour d’autres secteurs, l’objectif consiste à associer défense de valeurs traditionnelles avec la préservation d’un cadre réglementaire propice aux affaires[9]. Que s’est-il donc passé en France et aux États-Unis pour que la Tech s’apparente à une révolution conservatrice ? Il est possible d’analyser cette évolution en suivant le chemin des différentes promesses de la Tech, soit celles d’une société ouverte, fondées sur l’information, la désintermédiation, la dématérialisation et l’augmentation des richesses.

Pour mesurer l’écart de la Tech avec la promesse d’une société ouverte, il est commode de se référer à Peter Thiel qui comptait parmi les premiers soutiens du candidat Trump au sein de la Silicon Valley en 2015. L’entrepreneur-investisseur prédisait la victoire du « Lone Warrior » quand aucune élite intellectuelle du pays ne l’envisageait avec sérieux. Thiel est connu dans la Silicon Valley pour sa proximité au « Dark Enlightment », un mouvement qui considère que liberté et démocratie ne peuvent marcher de concert, la première devant primer sur la dernière. Il a cofondé en 2004 la société Palantir, une entreprise éditrice de deux logiciels dédiés à l’appariement et la visualisation de données : Palantir Gotham et Palantir Foundry. En 2015, le site d’information TechCrunch révélait que la firme avait comme principaux clients la CIA, la NSA, l’Air force, West Point et les US Marines[10].

Cette proximité entre armée et nouvelles technologies n’est pas une nouveauté. La seconde guerre mondiale puis la guerre froide profitèrent grandement au développement de l’informatique et de l’intelligence artificielle dans les régions de Boston et de San Francisco. Dans les années 1980, la Silicon Valley comptaient plusieurs centres de contrôle d’armement et de satellites de défense. La révolution Internet a fait oublier ce trait d’union liant le complexe militaro-industriel. Il est apparu avec netteté après le déclenchement de la guerre en Ukraine, au Moyen-Orient et l’ouverture de la crise taïwanaise.

Les cinq contrats militaires les plus importants attribués à Amazon, Microsoft et Alphabet entre 2019 et 2022 totalisaient près de 53 milliards de dollars[11]. Le projet Nimbus, un accord entre Google, Amazon et Israël datant de 2021 incluant des services de Cloud et d’intelligences artificielles (IA) prévoyaient des applications stratégiques. Les tensions entourant Taïwan entre les États-Unis et la Chine ont été également lues à travers le prisme de la guerre des semi-conducteurs[12].

Les grandes entreprises de la Tech restent pourtant sur le plan des services un gage de liberté et de sécurité, vers lequel se tournent encore aujourd’hui des développeurs ukrainiens, des opposants russes, chinois ou turcs. À partir d’une étude des mouvements sociaux du tournant des années 2010, Zeyneb Tufekçi a souligné que si Internet a permis de contourner efficacement la censure des médias aux États-Unis, en Égypte, en Turquie ou à Hong Kong, ce pouvoir de contrôle glissait des instances politiques vers les grandes plateformes. Ces dernières délimitent en effet le cadre communicationnel des rassemblements et restructurent le pouvoir des groupes militants autour des figures masculines du développeur et du data analyst[13].

Les développeurs du monde entier continuent d’envisager les services de la Silicon Valley comme un gage de liberté, notamment en raison de la prévalence des outils open source, souvent rapportés à une vision libertaire[14]. Mais depuis quelques années, des piliers du logiciel libre telles que GitHub (service d’hébergement et de gestion logiciel créé en 2008 et racheté 7,5 milliards de dollars en 2018 par Microsoft) et Red Hat (premier fournisseur mondial de logiciel libre, fondé en 1993 et racheté par IBM en 2018 pour 34 milliards de dollars) ont intégré le pôle propriétaire de la Tech.

Les salariés des grandes entreprises sont devenus les principaux contributeurs aux projets de logiciels libres, seul 15 % du code Linux continuant d’être produit par des bénévoles[15]. Microsoft, entreprise naguère haïe des hackers en raison de ses solutions fermées, voit son écosystème triompher à force de rachats et de partenariats (LinkedIn, OpenIA, Blizzard, Mistral AI, etc.). Ce renversement trouve son point d’origine à la fin des années 1990 quand l’entreprise fondée par Bill Gates acta que l’open source était l’inévitable chemin de la domination industrielle dans le secteur informatique.

Cette stratégie de l’écosystème hégémonique se retrouve aujourd’hui au cœur du déploiement des services de Meta, d’Apple, d’Amazon et d’Alphabet. L’accès aux « interfaces de programmation (API) premium » qui constituait l’un des cœurs du Web 2.0 se ferme ou se monnaye chèrement, de 1 500 à 5 000 dollars par an. Parallèlement, il en coûte entre 20 000 et 50 000 dollars de services de Cloud aux développeurs pour mettre sur pied une application Internet, mettant à mal la promesse de décloisonnement du web. Là où Internet devait faire triompher la désintermédiation, c’est le modèle d’entreprises capitalistes et leurs stratégies d’écosystème hégémoniques qui prédominent.

Le boom des IA renforce la domination des « Magnificent 7 » (les 7 mercenaires, surnom des anciens GAFAM rejoints par Tesla et Nvidia) dans un contexte où l’accès aux ressources s’avère plus cher et plus contraint. Le traitement de larges bases de données suppose en effet des GPU, des services de Cloud et le recrutement de « cerveaux » pour accompagner la supervision et la modélisation. Les grands modèles de fondations nécessitent pour cette raison des investissements conséquents : il en a couté plus de 79 millions de dollars à OpenIA pour entrainer Chat-GPT4 en 2023, plus de 191 millions de dollars à Alphabet pour Gemini-Ultra[16].

En détrônant les entreprises du pétrole, de l’électricité, de l’agro-alimentaire et de l’assurance, le secteur de la Tech a redéfini la question sociale.

Les coûts environnementaux de la Tech croissent d’autant, même si le secteur continue à s’accrocher à la promesse de dématérialisation. Amazon vise la neutralité carbone en 2040. Google déclarait l’avoir atteint en 2007. Microsoft ambitionne de capter plus de carbone qu’il n’en émet. Or, ces déclarations sont rendues possibles par l’achat massif de crédits carbone et les jeux de compensation via des projets eco-labelisés. Dans les faits, entre 2013 et 2020, la consommation d’énergie du secteur a augmenté de 50 %[17].

Dans son rapport annuel sur l’environnement publié en 2024, Google a concédé que l’émission de gaz à effets de serre de l’entreprise s’était accrue de 50 % sur les cinq dernières années[18]. Sam Alman alerte régulièrement sur la nécessité de développer massivement de nouvelles sources d’énergie pour couvrir des besoins exponentiels de consommation des IA. C’est 15 à 35 % de quantité d’eau supplémentaire que les big Tech ont utilisé chaque année depuis 2021. Aux États-Unis plusieurs voix se sont levées pour exiger l’encadrement de cette fuite en avant via notamment la proposition de loi « Artificial Intelligence Environmental Impacts Act ».

Mais ce type d’initiative participe à la crispation politique du secteur face à des cadres de régulation renforcés, aux États-Unis comme en Europe. Outre Atlantique, la multiplication des audiences au Sénat, les menaces de mise en application du Sherman Act (loi AntiTrust), les coups de semonce de la Security and Exchange Commission (autorité de surveillance des marchés) ou encore la pression exercée par le Federal Trade Commission Office of Technology (créé en 2023) agace et inquiète le secteur.

En Europe, le Règlement général sur la protection des données (2016), Digital Service Act (2022) et l’IA Act (2024) se traduisent dans les faits : 500 millions de dollars d’amende infligés à Google en 2021 faisant suite au 2,42 milliards exigés en 2017 pour violation des règles antitrust de l’Union européenne ; 1,2 milliard d’euros réclamés à Meta par la Data Protection Commission, l’autorité de contrôle irlandaise des données en juin 2023 ; 1,8 milliard d’euros d’amende pour Apple en mars 2024 pour abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications de diffusion de musique en continu.

Des enquêtes pour non-conformité contre Apple, Alphabet et Meta sont également en cours au titre du règlement sur les marchés numériques. Cette pression réglementaire pousse les grands noms de la Tech vers des positions défensives et droitières considérées comme plus favorables à leur industrie. Elle est d’ailleurs devenue depuis dix ans le principal lobby à Washington (90 millions investis en 2017 selon Fondapol) comme à Bruxelles (113 millions d’euros en lobbying en 2022 selon le LobbyControl et Corporate Europe Observatory).

Dans le même temps, le statut de l’information sur laquelle repose l’économie de la Tech a changé. Dans les années 1990, une information équivalait à un savoir et une connaissance. Or, l’actuelle révolution des IA se traduit par un appauvrissement de la qualité de l’information, sous diverses formes (hallucinations, deepfakes, erreurs, etc.). Les différentes mesures réalisées situent le taux d’erreur de Chat-GPT entre 30 et 45 % en fonction des pays, là où Wikipédia ne comptent en moyenne que 3,5 erreurs par page. Une récente étude de chercheurs de Google DeepMind concluait à la montée des fausses informations sur Internet, liées aux détournements d’images de personnes et la falsification de preuves[19]. Alors que 80 % de la désinformation à base d’image sur Internet est généré par des IA, la plupart de ces faux viserait à influencer l’opinion, à escroquer et à réaliser des profits[20].

Dans cet écosystème, la valeur des données est dissociée de leur qualité informationnelle : vraies ou fausses, opinions ou informations sourcées, photos authentiques ou truquées, chacune est susceptible de participer à la chaîne de valeur. Cette dynamique explique le changement de position de la Tech vis-à-vis du journalisme. Meta supprima Facebook News en 2023 sans égard pour les conséquences de cette décision sur l’économie des médias, la plateforme se réjouissant de disposer d’une large base d’entrainement.

Elon Musk déclarait au Cannes Lions de juin 2024 que chaque citoyen devait désormais faire entendre sa vérité, sans passer par le contrôle des journalistes. OpenIA a multiplié les accords avec des grands groupes de presse (l’agence Associated Press, News Corp, le groupe de presse allemand Axel Springer ou Le Monde) en déclarant en privé qu’il lui reviendra de choisir quelle information serait mise en valeur et exploitée par ses services.

Or, qu’ils s’agissent du journalisme ou d’autres secteurs, les entreprises de la Tech ont montré qu’elles étaient peu à même de donner suite aux mobilisations sociales qui les visaient. La fronde des chauffeurs Uber en Californie, les oppositions internes au contrats militaires passées par Microsoft et Alphabet, les tentatives régulières d’organisation syndicale dans les usines Tesla et les entrepôts d’Amazon, ou encore le Google Walkouts, quand près de la moitié des employés protestait contre les inégalités dont les femmes étaient victimes au sein de l’entreprise en 2018, furent résolu par la direction de ces entreprises d’une même façon : le licenciement des organisateurs et porte-voix de la mobilisation. Cette position trouve une forme de cohérence historique dès lors que l’on interroge le modèle social de la Tech.

En détrônant les entreprises du pétrole, de l’électricité, de l’agro-alimentaire et de l’assurance, le secteur de la Tech a redéfini la question sociale[21]. Au 19e siècle, la révolution de l’énergie et des transports s’était accompagnée de lois assurantielles visant à couvrir les risques et développer l’éducation dans les pays industriels. Dans la première moitié du 20e siècle, l’essor de l’automobile déboucha sur la mise en place du fordisme, un modèle social posant pour principe que les ouvriers travaillant durement à l’usine seraient payés en conséquence et pourraient accéder aux biens de consommation produits. Avec la Tech, la promesse héritée des années 1990 fut toute autre : de nouveaux acteurs (Amazon, Napster, Google, Facebook, etc.) libéraient l’information et donnaient à chacun et chacune les moyens de devenir entrepreneur.

La contrepartie du cadeau de la Silicon Valley fut la précarisation du droit et des conditions de travail. Le statut hyperprivilégié des employés des big Tech ont pris la direction inverse des travailleurs précaires des plateformes, non seulement dans les pays riches, mais aussi ceux des pays du Sud global mobilisés dans le cadre de contrats de crowd et d’outsourcing[22].

Les grandes entreprises de la Tech concentrent les richesses, travaillent à abaisser le niveau d’imposition, et n’ont de cesse d’optimiser fiscalement leurs opérations. Le tout sans proposer de système de redistribution au-delà de leurs bureaux, autre que le revenu minimum universel, une mesure qui trouve sa source chez les conseillers libéraux de Richard Nixon dans les années 1970[23]. Or, le secteur s’avère peu propice à employer. Il ne représente que 2 à 3 % de la population active en France comme aux États-Unis. Son modèle est pourtant devenu hégémonique.

En effet, les traitements algorithmiques, les services dématérialisés, les mesures de performance et les valeurs d’agilité, ont été hissés au rang de nouveaux standards professionnels au sein des grandes bureaucraties privées et publiques. Comme l’a montré la sociologue Clara Deville au sujet de l’accès au revenu de solidarité active (RSA) en zone rurale[24], les services de l’État ont été présentés au cours des années 2010 comme plus simples, plus efficaces et plus rapides. La mise en place d’outils numériques devait faciliter les démarches administratives.

Or, pour nombre de personnes, cette numérisation fut synonyme de fermetures des guichets et de difficultés accrues pour obtenir des rendez-vous. L’obtention du RSA, et l’accès de bien d’autres services, est devenue plus complexe pour les personnes reléguées géographiquement et socialement. La montée de l’extrême droite peut être ainsi lue comme l’envers d’une start-up Nation, pensée uniquement à partir des centres urbains et des catégories sociales privilégiées.

Ainsi donc, pour chaque promesse de la révolution Internet des années 1990 (société de l’information, désintermédiation, dématérialisation, enrichissement) correspond aujourd’hui une tendance inverse (désinformation, domination des big Tech, coûts environnementaux, croissance des inégalités). Ces évolutions expliquent son changement de cap politique, et interroge sur la direction que cette industrie prendra et fera prendre à l’avenir si elle continue d’ignorer sa portée sociale.

NDLR : Olivier Alexandre a récemment publié La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde aux éditions du Seuil


[1] Cf. Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, Caen, C&F Editions, 2012; Benjamin Loveluck, Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’Internet, Paris, Armand Colin, 2015 ; Félix Treguer, L’utopie déchue, Paris, Fayard, 2019 ; Anne Bellon, L’État et la toile, Paris, La Dispute, 2023.

[2] Voir notamment Manuel Castells, L’Ère de l’information. La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 et Yochai Benkler, The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven (CO), Yale University Press, 2006.

[3] Henri Bourguinat, Michel Dupuy, Jérome Teïletche, Finance internationale, Paris, PUF, 1992.

[4] Nate Silver, « In Silicon Valley, Technology Talent Gap Threatens G.O.P. Campaigns », FiveThirtyEight, November 28th 2012.

[5] François Clémenceau, « Quand Emmanuel Macron découvrait l’Amérique à 29 ans », Journal du Dimanche, 22 avril 2018

[6] En 2023, le secteur information et technologie représente 4,5 % du PIB, 900 000 employés et 65 milliards d’euros en 2023. Aux États-Unis, le secteur représente près de 1.9 trilliards, soit 10 % du PIB (source : International Trade Administration).

[7] Voir Corine Lesnes, « En Californie, des milliardaires prennent parti pour Donald Trump », Le Monde, 18 juin 2024.

[8] En 2023, il a déployé près de 190 millions d’euros, là où la BPI a engagé au cours des dernières années 400 millions d’euros d’investissements et où Kima, le fonds de Xavier Niel, engage près de 20 millions d’euros par an.

[9] Théo Bourgeron, « Finance, énergies fossiles et Tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt », AOC, 5 juillet 2024.

[10] Matt Burns, « Leaked Palantir Doc Reveals Uses, Specific Functions And Key Clients », TechCrunch, January 11, 2015.

[11] Roberto J. Gonzalez, « How Big Tech and Silicon Valley are Transforming the Military-Industrial Complex », Watson Institute, April 17, 2024.

[12] Voir Chris Miller, La guerre des semi-conducteurs: Un conflit mondial pour une technologie, Paris, L’artilleur, 2024.

[13] Zyneb Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, Caen, C&F Éditions, 2019.

[14] Voir notamment Gabriella Coleman, Gabriella Coleman, Coding Freedom: The Ethics and Aesthetics of Hacking, Princeton Princeton (NJ), University Press, 2013 et Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Éd. Le passager clandestin, 2013.

[15] Laure Muselli, Fred Palier, Mathieu O’Neil, Stefano Zacchiroli, « Les employés des GAFAM, plus gros contributeurs du logiciel libre », Polytechnics Insights, 2021.

[16] Source : Stanford AI Index, May 2024.

[17] Voir notamment Mélodie Pitre, « Cloud carbon footprint: Do Amazon, Microsoft and Google have their head in the clouds ? », Carbone 4, 2 november 2022 et Nastasia Hadjadji, « L’insoutenable coût écologique du boom de l’IA », Reporterre, 4 juillet 2024.

[18] « Google environmental Report », 2024.

[19] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse: A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse: A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nicolas Dufour and al., « AMMEBA: A Large-Scale Survey and Dataset of Media-Based Misinformation In-The-Wild », May 21, 2024.

Sur la thématique des usages politiques de la désinformation, voir notamment Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Les États à la conquête de nos esprits, Paris, JC Lattès, 2019 ; David Colon, La guerre de l’information, Paris, Taillandier, 2023 ; David Chavalarias, « Minuit moins dix à l’horloge de Poutine. Jusque-là tout se passe comme prévu », 30 juin 2024.

[21] Pour une mise en perspective historique, voir notamment Jacques Donzelot, L’invention du social, Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984 et Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[22] Voir notamment Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, 2019 Sarah T. Roberts, Derrière les écrans. Les nettoyeurs du web à l’ombre des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2020, et Kate Crawford, Contre-Atlas de l’intelligence artificielle, Paris, Zuma, 2021.

[23] Anton Jager and Daniel Zamora Vargas, Welfare for Markets: A Global History of Basic Income, Chicago, University of Chicago Press, 2023.

[24] Clara Deville, L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Paris, Éditions du Croquant, 2023.

Olivier Alexandre

Sociologue, Chercheur au CNRS

Notes

[1] Cf. Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, Caen, C&F Editions, 2012; Benjamin Loveluck, Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’Internet, Paris, Armand Colin, 2015 ; Félix Treguer, L’utopie déchue, Paris, Fayard, 2019 ; Anne Bellon, L’État et la toile, Paris, La Dispute, 2023.

[2] Voir notamment Manuel Castells, L’Ère de l’information. La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 et Yochai Benkler, The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven (CO), Yale University Press, 2006.

[3] Henri Bourguinat, Michel Dupuy, Jérome Teïletche, Finance internationale, Paris, PUF, 1992.

[4] Nate Silver, « In Silicon Valley, Technology Talent Gap Threatens G.O.P. Campaigns », FiveThirtyEight, November 28th 2012.

[5] François Clémenceau, « Quand Emmanuel Macron découvrait l’Amérique à 29 ans », Journal du Dimanche, 22 avril 2018

[6] En 2023, le secteur information et technologie représente 4,5 % du PIB, 900 000 employés et 65 milliards d’euros en 2023. Aux États-Unis, le secteur représente près de 1.9 trilliards, soit 10 % du PIB (source : International Trade Administration).

[7] Voir Corine Lesnes, « En Californie, des milliardaires prennent parti pour Donald Trump », Le Monde, 18 juin 2024.

[8] En 2023, il a déployé près de 190 millions d’euros, là où la BPI a engagé au cours des dernières années 400 millions d’euros d’investissements et où Kima, le fonds de Xavier Niel, engage près de 20 millions d’euros par an.

[9] Théo Bourgeron, « Finance, énergies fossiles et Tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt », AOC, 5 juillet 2024.

[10] Matt Burns, « Leaked Palantir Doc Reveals Uses, Specific Functions And Key Clients », TechCrunch, January 11, 2015.

[11] Roberto J. Gonzalez, « How Big Tech and Silicon Valley are Transforming the Military-Industrial Complex », Watson Institute, April 17, 2024.

[12] Voir Chris Miller, La guerre des semi-conducteurs: Un conflit mondial pour une technologie, Paris, L’artilleur, 2024.

[13] Zyneb Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, Caen, C&F Éditions, 2019.

[14] Voir notamment Gabriella Coleman, Gabriella Coleman, Coding Freedom: The Ethics and Aesthetics of Hacking, Princeton Princeton (NJ), University Press, 2013 et Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Éd. Le passager clandestin, 2013.

[15] Laure Muselli, Fred Palier, Mathieu O’Neil, Stefano Zacchiroli, « Les employés des GAFAM, plus gros contributeurs du logiciel libre », Polytechnics Insights, 2021.

[16] Source : Stanford AI Index, May 2024.

[17] Voir notamment Mélodie Pitre, « Cloud carbon footprint: Do Amazon, Microsoft and Google have their head in the clouds ? », Carbone 4, 2 november 2022 et Nastasia Hadjadji, « L’insoutenable coût écologique du boom de l’IA », Reporterre, 4 juillet 2024.

[18] « Google environmental Report », 2024.

[19] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse: A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse: A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nicolas Dufour and al., « AMMEBA: A Large-Scale Survey and Dataset of Media-Based Misinformation In-The-Wild », May 21, 2024.

Sur la thématique des usages politiques de la désinformation, voir notamment Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Les États à la conquête de nos esprits, Paris, JC Lattès, 2019 ; David Colon, La guerre de l’information, Paris, Taillandier, 2023 ; David Chavalarias, « Minuit moins dix à l’horloge de Poutine. Jusque-là tout se passe comme prévu », 30 juin 2024.

[21] Pour une mise en perspective historique, voir notamment Jacques Donzelot, L’invention du social, Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984 et Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[22] Voir notamment Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, 2019 Sarah T. Roberts, Derrière les écrans. Les nettoyeurs du web à l’ombre des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2020, et Kate Crawford, Contre-Atlas de l’intelligence artificielle, Paris, Zuma, 2021.

[23] Anton Jager and Daniel Zamora Vargas, Welfare for Markets: A Global History of Basic Income, Chicago, University of Chicago Press, 2023.

[24] Clara Deville, L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Paris, Éditions du Croquant, 2023.