Législatives 2024 : un avertissement sans frais
L’échec de l’extrême droite, au second tour des élections législatives, est à la fois porteur d’espoir et lourd de menaces. Oui, première force au sortir des élections européennes, le RN se retrouve troisième juste un mois plus tard, dans un quasi – referendum à la question unique « voulez-vous que l’extrême droite gouverne la France ? » La réponse, écrasante, est : Non ! Il n’empêche que chaque année le vote RN progresse. Nous venons de vivre le dernier avertissement sans frais, et rien ne serait plus dangereux que de l’oublier.
Une marée très inquiétante
Aux élections européennes 2019, avec déjà une participation en hausse, le RN a obtenu 23,3 % des voix. L’ensemble de l’extrême droite nationaliste (ce que dans un précédent article de AOC je rattache au courant international du « national-capitalisme autoritaire, le NaCA ») regroupait déjà plus d’un tiers des voix, le centre un peu moins, la gauche encore moins mais les trois pôles s’équilibraient. Le 9 juin 2024, les listes RN et Reconquête totalisaient 37 % des voix, la gauche (Verts compris) restait stable à 32 %, tandis que le centre semblait en perdition (14 %). Avec une participation encore en hausse, ce résultat marque l’expression la plus précise et réelle du rapport des forces au début du mois dernier. Au plan international, je parlais de « semi -victoire de Poutine » et, de fait le groupe RN a formé avec le parti hongrois, du très illibéral et très poutinien Orban, le troisième groupe du Parlement européen.
Le premier tour des législatives, trois semaines plus tard, donne une nouvelle évaluation, avec une participation encore en hausse, mais distordue par l’existence de bastions, de primes de notoriété aux sortants. Cette distorsion s’est révélée dans le détail avoir peu fonctionné : des élus bien implantés ont été balayés par de parfaits inconnus affichant simplement les portraits de Marine Le Pen et Jordan Bardella. Cette fois, le RN, ayant phagocyté une partie du vieux parti de droite (Les Républicains) et pompé l’électorat zemmouriste, recueille à soi seul 29,25 % des voix, l’extrême droite au total en recueille 34 %.
On peut donc considérer que 35 à 36 % des « votants » sont positivement « pour » un gouvernement d’extrême droite. Certains sondages d’entre-deux-tours semblaient même indiquer que la moitié des Français étaient prêts à l’accepter, et même une majorité des hommes. Dans un scrutin de circonscription, la majorité absolue semblait alors à portée de la main du RN, en tête dans une écrasante majorité des circonscriptions.
On sait ce qu’il en a été à la fin du second tour : le Nouveau Front Populaire en tête, la majorité présidentielle, ressuscitée, en seconde position, le RN et son petit allié « LR ciottiste » en 3e position. Avec un nombre effarant de députés, couvrant un immense territoire, mais très loin de la majorité. Derrière ce renversement, deux événements inattendus : la formation en quelque jours du Nouveau Front Populaire pour aborder le premier tour, et la résurrection du Front républicain au second tour. Ce qui ne réduit en rien la « marée brune ».
Les raisons d’un insuccès
La défaite électorale du RN s’est faite en deux temps, incarnées par deux personnes. Dès le 9 juin, à l’annonce de l’immense succès du RN aux élections européennes, immédiatement suivie de celle de la dissolution et de nouvelles élections, c’est le très médiatique François Ruffin qui lançait l’appel au Front Populaire : l’alliance des gauches et des écologistes qui ne s’était pas faite aux européennes.
Si l’offre de différentes nuances de rouge ou de vert était en effet préférable dans un scrutin de liste, elle aurait eu un effet désastreux dans des scrutins uninominaux. Seule l’unité de la gauche et des écologistes permettait de figurer en première ou seconde position, voire d’être élu.es à l’issue du premier tour. Ce que LFI, PS, PCF et Écologistes ont immédiatement compris. À la manœuvre se distingua, inlassablement, la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier. En quatre jours le programme était rédigé et les circonscriptions partagées.
On peut chipoter sur la cohérence économique du programme, mais l’orientation était claire : enrayer l’insoutenable polarisation de la richesse et de la pauvreté en taxant les riches pour distribuer aux pauvres. Un bloc PS-Écologistes, fort de leurs voix aux européennes (près du double de celles de LFI) permit d’éviter les absurdités. Les sujets de débats brulants entre LFI et les autres étaient vite réglés : soutien à l’Ukraine et arrêt du massacre à Gaza, libération des otages et solution à deux États.
Il faut bien comprendre que cette unanimité était déjà réalisée dans les votes au Parlement européen, la ligne des LFIstes Manon Aubry et Manuel Bompard ne se distinguant guère de celle des élu.es écologistes et socialistes. Les gauches n’étaient donc pas si irréconciliables que le laissaient entendre les imprécations de Jean-Luc Mélenchon et le pilonnage obscène des candidats socialistes par les militants LFI dans la campagne européenne qui venait de s’achever. Le volet proprement écologiste du programme était hautement satisfaisant, malheureusement, comme lors des européennes, aucun des grands médias ne s’y est intéressé.
C’est en effet une toute autre campagne que menèrent la plupart des grands médias : une complaisance pour la dé-diabolisation du RN (où Jordan Bardella fit encore une fois merveille) et une diabolisation du Nouveau Front Populaire, réduite aux accusations d’antisémitisme, à front renversé par rapport à toute la tradition historique, depuis l’affaire Dreyfus et la collaboration de Vichy à la Shoah.
Renversement absurde mais qui sembla fonctionner… jusqu’au test des urnes, qui montra le peu de poids de cet argumentaire sur le terrain. Cependant, au soir du premier tour, il semblait bien que les « leçons de l’Histoire » avaient été complètement oubliées, les reportages auprès des votants RN rapportant invariablement l’argument « on n’a jamais essayé », alors que le vieil argumentaire de la gauche contre l’extrême droite était précisément qu’avec le Maréchal, « on avait essayé ».
Dans les derniers jours avant le premier tour, une équipe d’intellectuels proches du PS, des Verts et de rares centristes lança pourtant, pour le second tour, le thème du « Front républicain, du barrage à l’extrême droite. Je l’avais tenté, sur les réseaux sociaux, dans les premiers jours de la campagne, mais je m’étais heurté à une incompréhension. Il faut bien comprendre que Front populaire et Front républicain ne sont évidemment pas de même portée, par définition (le centre et la droite républicaine étant censés faire partie du second), mais surtout ne sont pas de même nature. Un Front populaire se fait sur un programme négocié à l’avance, « faire Front républicain » est une décision unilatérale de chaque parti.
Dans les sondages précédant immédiatement le premier tour, l’idée recueillait la quasi-unanimité du soutien du (futur) électorat NFP, un soutien de 75 % pour de l’électorat centriste si on lui demandait de se reporter sur un candidat PS ou Vert, de 50 % si le candidat « anti-RN » était LFI, et un très faible soutien de la droite « républicaine », c’est à dire les restes de LR amputé de sa scission ciottiste alliée au RN.
Cette « matrice des reports » (que la suite vérifiera en gros) rassura les têtes le plus froides : il n’y avait aucune chance que le RN emporte la majorité absolue si le Front républicain se constituait. Les mêmes calculs révélaient cette injustice : cette « républicanité différenciée » (et traditionnelle) entre la droite et la gauche allait profiter prioritairement… aux partis du centre et de droite, qui bénéficieraient à plein du vote de la gauche, sans lui rendre la pareille dans les mêmes proportions. Encore fallait-il que ce Front se constituât.
Cette fois encore, Marine Tondelier joua un rôle décisif qui allait la faire sortir de l’ombre. Dès le lendemain-matin du second tour, scandalisée par la déclaration routinière de Bruno Lemaire, poids lourd du gouvernement Attal, qui reprenait mécaniquement le slogan centriste (admissible à la rigueur dans la campagne de premier tour) « ni RN, ni LFI », elle se lançait dans une interview vite devenue virale qui allait bouleverser la France républicaine : une condamnation de ce « discours de lâche et de privilégié ».
De lâche parce que, quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat. De privilégié ? Elle le démontrait par une énumération implacable de la misère en France, contre lequel le RN ne proposait absolument rien. Forte de son expérience d’élue d’opposition dans une municipalité RN, Hénin-Beaumont, fief de Marine Le Pen, elle fixait les nouveaux axes du Front contre l’extrême droite : une critique contre l’extrême droite d’aujourd’hui, non celle d’hier. Devenue rapidement la coqueluche des médias à la recherche de « bons clients », elle se spécialisa par la suite dans la dénonciation de la vacuité du discours « social » du RN. On comprend que Jordan Bardella ait refusé de débattre avec elle.
Dès le premier tour, dans une lettre aux partis de la « majorité présidentielle », elle avait précisé la règle du jeu : s’engager, si le RN était en tête, à retirer le candidat arrivé en troisième position au profit du candidat le plus susceptible de battre le RN. La constitution du Front républicain (encore une fois : par une succession de déclarations unilatérales) fut quasi – immédiate à gauche, beaucoup plus pénible au centre et a fortiori à droite, mais elle se fit. Rapidement les candidats même LFI se désistèrent pour ceux qui continuaient à leur cracher à la figure, les Darmanin, les Wauquiez, qui leur doivent leur réélection.
Mais au-delà des appareils politiques, c’est toute la société civile organisée, des syndicats d’avocats aux organisations de défense de l’environnement, des juifs indignés par la prise de position pro-RN de certains de leurs représentants aux grands syndicats CGT et CFDT par la bouche de leurs secrétaires nationales qui, comme par hasard dans cette campagne où les médias n’invitaient que des hommes, étaient également deux femmes. Seule se tut l’Église catholique, autrefois pourtant vigilante sur l’accueil du prochain, et malgré les positions du pape François.
La France républicaine se mua en fourmilière anti-RN, avec une mobilisation d’une base apartidaire et souvent éloignée des urnes téléphonant aux voisins et aux cousins, prenant sur leurs vacances pour donner un coup de main aux candidats en difficulté face au RN. D’autres faisaient la chasse aux candidats arrivés en troisième position mais refusant de se désister, déclenchant contre eux des campagnes internet. Soulignons aussi le travail des journalistes de la presse quotidienne régionale et des archivistes amateurs qui signalaient par dizaines les tirades racistes et antisémites des candidats du RN : ce n’était pas un lointain et prescrit héritage de Pétain, c’était bien le vrai visage du RN d’aujourd’hui.
Le résultat, nous l’avons dit : NFP en tête en nombre d’élus, résurrection du centre et de LR (du fait de la « républicanité différenciée ») par rapport aux abîmes de leurs résultats du 9 juin, RN bien loin de la majorité.
Mais le péril demeure
Sur la carte de France, l’empire de l’extrême droite est sans commune mesure « en surface » avec le poids en nombre d’élus du RN. D’immense taches sont colorées en brun, terres de conquêtes successives du RN : toute la bordure méditerranéenne acquise dès l’origine par les voix des rapatriés d’Algérie, toute la bordure nord-est de la France, ravagée par la désindustrialisation, et la nouveauté : toute la « diagonale du vide », du nord de l’Alsace au cœur de l’Aquitaine, transperçant même le vieux « fer à cheval républicain » entourant le Massif Central. Seules résistent clairement les pays de montagnes (chrétiens-zombis ou vieilles terres de résistance républicaine), la Bretagne (mais de façon surprenante mieux l’intérieur que la côte, autrefois tenue par un socialisme voire un communisme des travailleurs de la pêche ou des chantiers navals).
Et, points quasi invisibles : les circonscriptions des métropoles, minuscules mais denses en population, que l’on peut parcourir à vélo. Seule la mégapole parisienne ressort donc sur la carte, comme elle le faisait déjà aux élections européennes sur la carte des partis arrivés en tête, par commune : une France entièrement brune. Ajoutons que les sondages « sorties des urnes » au premier tour confirme le résultat des européennes : le Front populaire n’a de populaire que le nom, les ouvriers et maintenant les employés donnent une majorité absolue au RN.
Sociologie et géographie convergent donc pour identifier la base sociale du succès du RN : la France des abandonnés. Il y a d’ailleurs une petite polémique à l’intérieur de ce double diagnostic, largement confirmé par les enquêtes de terrain, savantes ou journalistiques (car pendant ces quatre semaines terribles, la presse de qualité, celle des inclus, s’est largement penchée sur les causes de la catastrophe qu’elle contemplait avec effarement). La « France périphérique » (hors métropoles) vote-t-elle RN parce qu’elle est périphérique ou parce qu’elle est peuplée par des classes sociales ralliées au RN ? Je pense notamment à l’article du Monde.
Ce genre d’études est pernicieux quoique certainement avec les meilleures intentions. Il repose sur une faute de débutant : assimiler corrélation et causalité. Le vote rural (petites villes comprises) serait dû non à sa ruralité mais au faible niveau d’instruction ? Un peu comme on disait jadis que le « demi-salaire » des femmes n’était pas dû à leur genre, mais à leur moindre temps de travail et moindre classification. Ce discours urbain de CSP+++ (« si les ruraux votent RN, c’est parce qu’ils sont des ignorants ») me fait penser au mépris des démocrates pro-Clinton traitant les électeurs trumpistes de l’Amérique profonde de « red-necks » (cul-terreux). Certes il est intéressant d’analyser les médiations par lesquelles opèrent et le sentiment, et la réalité de la déréliction d’un genre ou d’une région, mais cela peut masquer un rapport global de déréliction.
En l’occurrence, la causalité est beaucoup plus spatialisée : la ruralité et les petites villes périphériques ont été abandonnées par 30 ans de libéralisme en matière d’aménagement du territoire et de services publics. Si vous avez 18 ans et passez le bac dans un bourg ou une petite ville, vous devrez aller au loin pour trouver une université. Là vous ne trouverez pas de chambre universitaire abordable. Donc vous arrêterez vos études. Ou vous chercherez un emploi dans une grande ville. Pour « ceux qui restent », s’ils doivent se soigner, participer à la vie culturelle, c’est quasi impossible.
Il y a cinquante ans, on pouvait espérer revenir avec une qualification faisant de vous un petit notable local, de gauche ou de droite (comme le pharmacien Homais du roman de Flaubert). Pour un diplômé d’aujourd’hui, il faudrait vraiment avoir la vocation. Et c’est vrai pour les trois types de régions que je viens d’énumérer (sauf la Côte d’Azur, et encore). La ceinture rouge de l’Ile-de-France était en 1992 une riche conquête du RN : elle ne l’est plus car à la désindustrialisation a succédé une expansion tertiaire. Ce n’est pas le cas de la France du nord-est, sauf à Lille ou à Strasbourg. Les rares cas d’industrialisation périphérique « à l’italienne », endogène, comme Cholet, sont tombées sous la coupe de l’extrême droite pour des raisons différentes : l’esprit de clocher peut être un effet pervers du développement endogène, comme on le voit justement en Italie du centre et du nord.
Prenons Avallon, petite ville aux traditions républicaines ancrées (elle a toujours une maire socialiste). Le RN y frôle la majorité absolue, et la dépasse dans tous les villages alentours, jusqu’à Dun-les-Places, qui fut un haut-lieu de la Résistance. Ma sœur, ancienne sénatrice de Melun qui y réside par enracinement familial, a été opérée pour un cancer, elle doit suivre une rééducation particulière. Rien de ce genre à Avallon, pas de place non plus à Auxerre, elle doit se rendre à Paris.
Il n’y a plus de direct Paris-Avallon, il faut changer à Laroche-Migennes (ancien bastion communiste passé au RN) ou à Cravant. Et si elle habitait à Autun, il lui faudrait en plus prendre le car. La Sécurité sociale lui refuse le remboursement de ses frais de transports parce qu’elle ne se fait pas soigner à Avallon, alors même que le logiciel de la Cnam ne lui propose pas cette spécialité à Avallon ! Etc. etc. Il faut avoir le cœur bien accroché à gauche pour ne pas se tourner vers « ceux qu’on n’a jamais essayé » (depuis Vichy, c’est loin…). Le 7 juillet, la totalité de l’Yonne s’est donnée au RN.
L’article cible les partis de gauche qui se sont désintéressés de la question. Avec raison : il y a eu longtemps des ruralités, des petites villes bien ancrées à gauche quoique sans CSP+++. Mais c’est oublier les Verts qui en ont fait une spécialité depuis longtemps (depuis leur rivalité avec le parti Chasse pêche nature et tradition, ancêtre du vote RN rural).
Dans les villages où ils ont réussi à mettre en œuvre une solidarité active et alternative face à l’abandon des services publics, ils sont arrivés en tête aux élections européennes, seuls petits points verts sur la carte brune, ce qui n’est pas le cas dans les métropoles qu’ils administrent ! Il n’empêche qu’ils apprécieraient plus de soutien de l’État national… Le développement local endogène vert, c’est possible (en témoigne l’élection pourtant fort difficile de Benoit Biteau, paysan bio en Charente Maritime), mais sans le soutien des politiques publiques il risque de n’être que fétu de paille.
Le « codage » de l’abandon en vote d’extrême droite
Cependant la déréliction ne suffit pas à déterminer un codage électoral en vote raciste, et illibéral. Pour reprendre l’image de François Ruffin « la France des tours » (la banlieue des métropoles) s’est tournée vers LFI, « la France des bourgs » s’est tournée vers le RN. Pourquoi ? Selon Christophe Guilluy, c’est le résultat d’une alliance entre les bobos et les immigrés contre les classes populaires blanches… J’ai réfuté ailleurs ce sophisme : les classes populaires françaises ne sont plus spécifiquement blanches.
Il y a bien une cause géographique qui se mesure à l’éloignement du centre de la métropole : à classe sociale égale, la proche banlieue (la Seine-Saint-Denis) vote à gauche malgré son sentiment d’abandon y compris par la gauche (voir le cri de colère de Nora Hamadi) , alors même qu’elle se sent tout aussi abandonnée, sentiment encore aggravé par le racisme quand les « tours » sont peuplées d’enfants d’immigrés, la lointaine banlieue (la Seine-et-Marne) vote à l’extrême droite, encore plus même que la « campagne profonde ».
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de France. Karl Marx, dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (livre à relire aujourd’hui !), analyse d’abord la victoire à l’élection présidentielle de 1849 du futur Napoléon III contre les républicains, un an après la révolution de 1848, comme une « révolte des campagnes contre la Ville ». Cette victoire fait suite à l’écrasement de la révolte des ouvriers des faubourgs par la République sociale-libérale, en juin 1848. Pourquoi les paysans, tout aussi exploités que les ouvriers, ne se révoltent pas mais en appellent à un homme fort, à l’ordre et à l’autorité ? Parce que, selon Marx, ils sont politiquement structurés en « sac de pommes de terre », c’est-à-dire juxtaposés dans leur isolement. L’isolement, grande caractéristique de la France périphérique, aggravé encore par les chaines d’informations en continu dominées par le groupe Bolloré.
Comme en 1849, le vote RN est le codage de l’abandon en vote de la peur, peur de ce qu’on sait ou croit savoir de l’Autre, celui des villes. On ne reproche plus à l’extrême gauche (LFI) d’être des « partageux » (LFI n’a aucun programme de partage des terres…) mais de porter jusque dans l’hémicycle un « désordre » qui reflète le désordre, l’incivilité des villes, « tout ce qu’on voit à la télé, non il n’y en pas chez nous et justement on ne veut pas que ça vienne jusqu’à nous… ».
Mais ce n’est pas tout. Dans les études d’opinion de Cluster17, un regroupement est fait par familles idéologiques, différent des sympathies politiques. Les familles les plus séduites par le vote RN sont les « identitaires » et les « hostiles à l’assistanat », suivies, mais à une certaine distance par les « libéraux » (preuve que certains ont mieux compris que d’autres le fond de la politique « NaCA »).
Prenons l’adhésion « identitaire », c’est-à-dire, avouons-le, raciste, et pas seulement « xénophobe ». L’extrême droite a ses périodes xénophobes, par exemple en 1913 « anti-boche ». Mais croit-on qu’un électeur RN préfèrerait aujourd’hui un Français à la peau noire (Antillais par exemple) à un Allemand à la peau blanche ? Certes pas. L’identité en laquelle est codée le sentiment d’abandon est bien l’hostilité à ceux qui importent « chez nous » d’autres couleurs de peau, d’autres religions : un racisme au sens large, islamophobe encore plus que judéophobe (du moment que les Juifs partent pour Israël). L’identité, comme la virilité, est ce qui reste à ceux qui ont le sentiment qu’on ne leur laisse plus rien : la perversité consiste à leur faire croire que c’est parce qu’on le donne aux « Autres ».
Ce à quoi tiennent aussi ceux que l’on prive de ce qu’ils avaient (sous les Trente Glorieuses), c’est la dignité et la justice, c’est la reconnaissance de leur travail, de la valeur de leur implication, de leur effort pour participer utilement à la société. La plus grande erreur de la gauche des années 2000 est d’avoir ratifié la fin de la valeur-travail, au moment même où des travailleurs mieux instruits demandaient la reconnaissance de leur implication.
Nicolas Sarkozy s’est engouffré dans la brèche, chantant « la France qui se lève tôt ». Emmanuel Macron, plus cynique, a plutôt dénoncé les autres, les paresseux, les allocataires des minimas sociaux (« on leur donne un pognon de dingue et ils s’en sortent pas » – ce qui est d’ailleurs statistiquement faux), les chômeurs « qui n’ont qu’à traverser la rue pour retrouver un emploi ». C’est à dire la nouvelle figure du « partageux » illégitime : les « assistés ».
Inutile de préciser que ces assistés ne sont pas seulement les immigrés, mais les jeunes. Le vote RN croit avec l’âge (même s’il touche maintenant une fraction des 18-25 ans), il culmine chez les 50-65 ans, ceux qui « ont travaillé toute leur vie et à la fin ils n’ont rien, parce qu’on l’a donné aux autres » Après 65 ans, il diminue, sans doute parce qu’on a déjà la retraite qu’on ne peut plus vous l’enlever, peut-être aussi parce que les « boomers » sont aussi… d’anciens soixante-huitards, à défaut d’avoir connu Vichy.
Le mouvement des « gilets jaunes » fut sans doute l’expression de ce sentiment d’abandon des exploités atomisés par « l’ubérisation sociale », la généralisation de la sous-traitance, de l’entreprenariat individuel, de ces statuts où l’on s’épuise sans qu’on ne vous donne rien. Là encore, il aurait pu basculer à gauche et même écologiste si le peu d’écologie développé par les quinquennats Macron n’avait pas systématiquement reposé exclusivement sur les épaules des plus précaires : son initiatrice, Priscillia Ludosky, était candidate des Verts aux élections européennes. Mais cette ubérisation même le condamnait à garder cette structure en « sac de pommes de terre », malgré les débats fraternels sur les ronds-points.
Que faire ?
De ces débats des ronds-points, et de l’autre grand mouvement social des présidences Macron, émergent quelques doléances-phares : la justice fiscale (rétablissement de l’Impôt de solidarité sur la fortune), le droit à la retraite à un âge où l’on peut encore « vivre », et l’exigence d’être écouté (le referendum d’initiative populaire). Plus, une exigence diffuse et demandant bien plus de temps : ne plus être abandonné, le retour des services publics, et d’abord ceux de la santé, mais aussi des transports, de la culture etc. La question des transports publics jouant un rôle d’autant plus brulant que s’y nouent, la lutte contre l’isolement, et la lutte contre le changement climatique.
On mesure que le Nouveau Front Populaire, même s’il avait eu la majorité absolue, n’aurait pas eu le temps, dans les trois ans à peine qui nous séparent de l’élection présidentielle, d’extirper les racines profondes du succès croissant du RN. Au moins aurait-il pu prendre les « mesures phares », mais à peine esquisser la lutte contre la déréliction des territoires et la remise en cause de l’ubérisation sociale. Dans la situation où il n’a qu’une majorité relative, que peut-il faire ?
À l’heure où j’écris ces lignes (10 juillet, 5 heures du matin), inutile de spéculer sur la question du gouvernement. On ne peut que rappeler quelques données simples.
Il n’existe aucune majorité « monobloc » à l’Assemblée nationale fraichement élue, même pas pour une alliance Ensemble + LR (scindée par l’opposition bobos /bonobos, Juppé/Fillon). Aucun bloc ne peut mettre en œuvre son propre programme, mais une partie seulement, négociée avec un autre bloc, et sans doute par des majorités d’idées, au cas par cas. Une exigence de responsabilité qui concerne donc non seulement le Front populaire, mais le Front républicain. Nous aurons donc au mieux un gouvernement minoritaire, dont une stabilité toute relative serait assurée par un accord de non-opposition systématique d’un autre bloc. J’ai connu cette situation, suite à l’élection régionale de 1992 en Ile-de-France. La droite (Michel Giraud) n’avait pas de majorité et ne voulait pas pactiser avec la très importante composante Front National, la gauche non plus, même avec les écologistes : ceux-ci ont accepté de voter les budgets de la droite, groupe le plus important, moyennant de très importantes concessions de sa part, et ceux d’entre eux dont la présence n’était pas nécessaire pour faire passer le budget se retiraient à la buvette au moment du vote.
Ce n’est ni un parti, ni l’ensemble du bloc le plus important (le NFP) qui choisit le Premier ministre chargé de composer un gouvernement, mais le président de la République. Il peut suivre une « stratégie du fou » (choisir Jean-Luc Mélenchon ou Bardella), ce qui provoquerait la rapide motion de censure par (presque) tous les autres, et sa propre démission, afin de permettre à son « dauphin » de présenter à nouveau le centre comme seul « barrage contre les extrêmes ».
Mais si le Président est rationnel et se conduit conformément à l’esprit de la Constitution, il confiera la tâche à un représentant du groupe principal susceptible de recueillir la bienveillance, même partielle et provisoire, d’un autre bloc. Là encore nous avons un précédent en 1992 : le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais était encore plus ingouvernable que l’Ile-de-France, avec un tel poids du Front National que tous les autres étaient « petits », sans même de majorité simple évidente. En outre, les gauches PS et PCF étaient encore plus « irréconciliables » que LFI et le PS actuels : ils venaient de faire éclater la Fédération de l’éducation nationale (qui a pourtant survécu à la Guerre froide). La présidence échut à la verte Marie-Christine Blandin. En effet :
Elle était équidistante des deux partis de gauche « irréconciliables ».
N’ayant obtenu que 5,5 %, elle ne faisait peur à personne.
Elle n’avait injurié personne pendant la campagne électorale.
Elle était capable de dialoguer avec les centristes de Jean-Louis Borloo.
C’était une femme.
Toute ressemblance avec une personnalité politique actuelle est purement fortuite…
Mais sur le long terme l’essentiel n’est pas là. Pour faire reculer le RN dans les cœurs, il faudra la mobilisation de la société civile, pas seulement pour « leur parler », car ils n’entendent plus rien : les militants dans la presse se sont plaint que les électeurs RN étaient désormais imperméables à toute rationalité. Dans ses lettres de prison, avant d’être décapité, le pasteur anti-nazi Dietrich Bonhoeffer, devant la fascination du peuple allemand pour Hitler, n’hésitait pas à parler de « stupidité » et concluait : « La stupidité est un phénomène plus sociologique que psychologique. On est fait stupide. On ne peut convaincre le stupide par le raisonnement : on doit le libérer. »
Libérer du poids de l’idéologie RN ne peut être qu’une libération de la déréliction : la construction d’une société plus juste, plus solidaire, plus résiliente aux crises sociales et écologiques, de bas en haut.