Politique

Le droit constitutionnel n’est pas une science exacte

Politiste et juriste

Que va faire Emmanuel Macron dans les prochains jours, et les prochains mois ? Plus la doctrine des constitutionnalistes affirme que le président de la République est contraint par la Constitution, plus il l’est effectivement. Ou pas.

Dans la séquence politique que nous vivons depuis le 9 juin dernier, les constitutionnalistes sont très sollicité(e)s dans les media pour « éclairer le débat public ». On les interroge, en leur qualité d’expert(e)s de la Constitution, sur ce que peut mais aussi ce que doit faire le Président de la République en matière de nomination du Premier Ministre, puis, en cas de cohabitation, quels seront les pouvoirs de l’un et de l’autre au sein de l’exécutif : à qui appartiendra le décret, l’ordonnance, le 49 alinéa 3, le référendum, le pouvoir de commandement de l’armée, etc. Le président pourrait-il être destitué, utiliser l’article 16, réviser la Constitution par référendum, re-dissoudre l’Assemblée… devra-t-il démissionner, et d’ailleurs, pourrait-il se représenter pour un troisième mandat ?

publicité

Au-delà de la politique-fiction, on demande aussi aux constitutionnalistes de proposer des pistes pour sortir de la crise institutionnelle : changement du mode de scrutin, du calendrier électoral, suppression de l’élection du Président au suffrage universel direct, rédaction d’une toute nouvelle constitution – et alors s’ouvre une toute nouvelle série de questions : quelles institutions, quel mode de scrutin, quelles procédures de mise en jeu de la responsabilité des élus, quel type de régime ? etc.

Mais la Constitution n’est d’aucune utilité pour désigner le vainqueur des élections législatives ; elle n’est pas non plus d’un grand secours pour identifier la personne que le Président devrait nommer au poste de Premier ministre. Sur le premier point, elle est absolument silencieuse – la seule victoire actée par la loi (et non par la Constitution) est celle de l’élection d’un.e député.e et ce, par circonscription électorale. Sur le second point, l’article 8 alinéa 1er de la Constitution donne au président de la République un « pouvoir propre » dispensé de contreseing, c’est-à-dire un pouvoir pleinement discrétionnaire. Le Président nomme, en droit, absolument qui il veut. Aucune condition d’âge, de nationalité ou de couleur politique n’est requise. Mais si l’article 8 laisse au chef de l’État toute discrétion, des contraintes politiques s’imposent au Président, que l’on pourra appeler juridiques car elles découlent directement des règles posées par la Constitution[1], et en particulier de son article 49 : vote de confiance et motion de censure, le premier à la majorité simple des députés présents et le second à la majorité absolue du nombre de députés, soit 289 voix pour 577 députés.

Le recours à la notion de « contraintes juridiques »

Certes, ces contraintes sont faibles : le vote de confiance de l’Assemblée est interprété comme étant non obligatoire – Élisabeth Borne ou Gabriel Attal, pour ne citer que les deux derniers premiers ministres, ne l’ont pas sollicité – quand la motion de censure a été largement neutralisée par le droit de dissolution du président de la République, là aussi discrétionnaire, utilisé par De Gaulle pour répliquer à la seule et unique motion de censure ayant abouti sous la Vème République, en 1962, en réponse à la volonté présidentielle de réviser la Constitution pour instituer l’élection directe du Président et ce, sans passer par le Parlement mais via le recours à l’article 11 de la Constitution – un acte décrié comme inconstitutionnel par la majorité des membres de l’Assemblée et du corps des constitutionnalistes de l’époque mais non moins effectif en droit.

Les contraintes politiques/juridiques à l’intérieur desquelles s’exerce le pouvoir discrétionnaire du Président au titre de l’article 8 alinéa 1 sont faibles mais elles existent : si le vote de confiance sera probablement écarté dans la configuration actuelle, la motion de censure est quant à elle temporairement « libérée » par l’interdiction posée au président de la République de dissoudre à nouveau pendant une année et pourra s’exercer pleinement dans cet intervalle. Le Président peut-il alors temporiser pendant un an  sans nommer de nouveau premier ministre, jusqu’à retrouver son pouvoir de dissolution ? Après tout, l’article 8 alinéa 1 n’impose pas de délai pour la nomination du chef de gouvernement – il lui permet par ailleurs de « refuser » la démission du Premier ministre, du moins c’en est l’interprétation actuelle par le président de la République, étant donné qu’il « met fin à ses fonctions » par un décret signé de lui seul, toujours au titre de ses pouvoirs propres.

En droit stricto sensu, la Constitution n’oblige pas, a priori, le Président à nommer un Premier ministre. Néanmoins, la contrainte, cette fois plus clairement juridique que politique, pèse sur la discrétion présidentielle : la Constitution impose l’existence d’un Premier ministre pour l’exercice de l’ensemble des compétences partagées nécessitant deux signatures, celle du Président et celle du Premier ministre, au premier rang desquelles le vote du budget, sans lequel l’État ne peut pas fonctionner – or, le vote du budget nécessite une loi de finances, et c’est le Premier ministre qui en a l’initiative, en vertu des articles 39 et 47 de la Constitution.

Le recours à la notion de « conventions parlementaires » ou de « tradition républicaine »

Une fois les contraintes politiques et juridiques étudiées – dont la distinction, comme nous venons de le voir, relève davantage d’une différence de degré que de nature – venons-en à la question de l’existence d’un troisième type de contrainte, dont la nature juridique ou extra-juridique est très disputée parmi les juristes, à savoir la « convention de la Constitution » aiguillant l’interprétation de la Constitution dans un certain sens, habillant le texte constitutionnel pour combler ses silences – Pierre Avril parlait à cet égard, reprenant la métaphore du juriste britannique Ivor Jennings, de la « chair qui habille les os desséchés du droit »[2]. On peut distinguer deux sortes de conventions de la constitution : une convention qui serait tirée de la pratique constitutionnelle française, en particulier celle de la Vème République, éventuellement celle de la IVème voire de la IIIème république, et une convention générique propre au régime parlementaire, tirée de l’expérience des démocraties parlementaires européennes.

Commençons par l’interprétation que l’on peut tirer de la pratique de la Vème République. En dépit du silence de la Constitution, existerait-t-il sur l’interprétation de l’article 8 alinéa 1 une contrainte qui serait liée à l’existence d’une « tradition républicaine »[3], propre à la (Vème) République, selon laquelle le Président devrait nommer un Premier ministre issu du parti arrivé en tête aux élections législatives ? Cette « tradition républicaine », pour exister comme règle non-écrite, devrait avoir été suivie de façon continue et jouir de l’opinio juris, c’est-à-dire d’une forme de consensus éclairé quant à son existence en tant que règle contraignante : à l’exception des remaniements ministériels en cours de mandat, depuis 1962, c’est en effet le cas. Les premiers ministres de cohabitation, Jacques Chirac en 1986, Édouard Balladur en 1993 et Lionel Jospin en 1997, étaient aussi issus de la formation politique ayant remporté les élections législatives. Néanmoins, ces derniers commandaient une majorité absolue à l’Assemblée et c’est la contrainte juridique résultant de l’article 49 de la Constitution qui s’est imposée à François Mitterrand puis à Jacques Chirac dans leur choix de premier ministre ; s’il semble possible de mobiliser l’argument de l’existence d’une « tradition républicaine » qui existerait par elle-même, et non pas comme simple résultat d’une contrainte juridique résultant de l’article 49 de la Constitution, le propos inverse est tout aussi convaincant, surtout au regard de l’expérience de la IVème république.

Ensuite, la « logique parlementaire » guidant les conventions en matière de nomination du premier ministre, tirées de l’expérience des démocraties européennes, ne fait pas primer le résultat des urnes sur le résultat des votes à l’Assemblée. Comme le rappellent plusieurs tribunes de constitutionnalistes, en régime parlementaire, il n’est pas rare que le parti ayant obtenu le plus de sièges à l’élection législative puisse se trouver, par le jeu des alliances et des défections au sein du parlement, dans l’opposition plutôt qu’au gouvernement[4]. Dans les régimes parlementaires européens, le premier ministre n’est pas choisi par le Président en fonction du résultat des urnes mais élu par le Parlement (par exemple en République Fédérale d’Allemagne). Une fois élu par le Parlement, il est nommé Premier ministre par le Président et peut former son gouvernement, un gouvernement à même de commander une majorité au sein de l’Assemblée, si nécessaire dans le cadre d’une « grande coalition ». C’est la lecture que semble en tirer le Président Emmanuel Macron dans sa lettre aux Français publiée le 10 juillet 2024.

La monarchie britannique, à bien des égards exceptionnelle, ne serait-ce que parce qu’elle ne possède pas de Constitution codifiée et que les pouvoirs du monarque, appelés prérogative, reposent essentiellement sur une common law résiduelle aux contours flous, fait ici aussi figure d’exception : elle dispose d’une convention de la Constitution claire en vertu de laquelle le Monarque invite le député le plus à même de commander une majorité à l’Assemblée à former un gouvernement, convention que l’on retrouve formulée telle quelle dans de nombreuses anciennes colonies britanniques dont la Constitution codifie les conventions constitutionnelles de Westminster. Le Premier ministre demande ensuite la confiance de l’Assemblée. En système bipartisan, cela se traduit dans les faits par la légitimité du chef du parti arrivé en tête des élections à être nommé Premier ministre. C’est ainsi que certains constitutionnalistes affirment que la logique parlementaire commande au Président de nommer un Premier ministre issu de la formation politique arrivée en tête aux élections[5]. C’est d’ailleurs cette interprétation qu’avait semble-t-il retenu le Président lorsqu’il avait laissé « fuiter » qu’il nommerait Jordan Bardella à Matignon à partir de 160 sièges obtenus par le RN à l’Assemblée.

En matière de conventions du parlementarisme chez nos voisins européens, deux interprétations s’affrontent donc : une interprétation à l’allemande, plus républicaine et une interprétation à la britannique, plus monarchique toutes deux envisagées un temps par le président de la République Emmanuel Macron en fonction de considérations bien plus politiques que juridiques. Ainsi, à cette question « qui le Président devrait-il nommer comme Premier ministre ? », le droit constitutionnel n’offre aucune réponse, ou plutôt de multiples réponses contradictoires. D’ailleurs, est-ce bien là son objet ?

L’interprétation du droit, un champ de bataille : les constitutionnalistes dans le débat public

Les énoncés juridiques, fondamentalement indéterminés – comme tout énoncé linguistique -, sont sujets à une multiplicité d’interprétations concurrentes ; l’interprétation du droit, et donc de la Constitution, est un champ de bataille. Sur ce champ de bataille, l’opinion des constitutionnalistes, appelée « doctrine » participe aussi, quoique modestement, à l’interprétation de la Constitution et ce faisant, agit comme une contrainte extra-juridique, étant entendu que « la doctrine » aspire à être reprise pour produire des effets juridiques. Engagés au quotidien dans le champ de bataille de l’interprétation du droit, via l’enseignement, la recherche et la participation au débat public, les constitutionnalistes essaient de faire triompher une interprétation de la Constitution plutôt qu’une autre, en fonction de l’idée qu’ils se font de la Vème République et de la manière avec laquelle elle devrait évoluer – vers plus de parlementarisme ?[6], mais aussi bien souvent du rôle de la justice constitutionnelle et du sens dans lequel elle devrait évoluer – vers plus de juridictionnalisation ?[7] Au-delà de ces deux grandes lignes de fracture influant sur l’éclairage apporté par les constitutionnalistes au débat public, il faut ajouter une ligne de fracture plus profonde peut-être, concernant la conception du droit et son rapport au politique.

Il existe en doctrine une controverse fondatrice à cet égard, cristallisée dans les années 1930 dans l’opposition entre Hans Kelsen, juriste autrichien libéral, et Carl Schmitt, juriste allemand nazi, se déclinant dans le champ du droit constitutionnel d’abord, dans celui du droit international public ensuite.

La position kelsénienne[8], normativiste, pose le droit comme un ensemble de prescriptions, valides ou invalides, tout à fait autonomes de la politique ou de la morale. La Constitution est alors pensée comme un ensemble de normes découlant les unes des autres et ordonnées selon un système hiérarchisé en forme de pyramide au sommet duquel se trouve la Constitution. Cette conception du droit s’accorde tout à la fois avec un discours descriptif sur l’état du droit positif en vigueur qu’avec un discours dogmatique plus prescriptif ayant pour objet d’identifier le droit applicable à une situation donnée, à en préciser l’interprétation, et ainsi à offrir « la solution juridique » à un problème quelconque. Le droit est alors pensé davantage comme une science dite « exacte » que comme une science sociale. Pour les normativistes, la Constitution est claire et son interprétation ne laisse que peu de marge de manœuvre aux acteurs politiques pour agir – le droit s’impose à et surplombe la politique.

La position schmittienne[9], décisionniste quant à elle, se déploie à partir d’une vision réaliste du droit mais aussi de la politique, selon laquelle le droit n’est que l’interprétation qui en est faite pour des motifs politiques de maximisation du pouvoir par le souverain. Cette doctrine part du postulat que le politique détermine le droit qu’il crée et qu’il peut dès lors l’interpréter / le manipuler à sa guise. La question de la validité de la norme s’efface au profit de la question de son efficacité à produire des effets. Pour les décisionnistes, le Président, autorité légitime et souveraine, peut bien faire ce qu’il veut, tant qu’il le peut, et qu’aucun organe n’est compétent ou capable de l’en empêcher. Le droit n’est pas autonome vis-à-vis du politique, il n’en est que la créature. Cette approche du droit s’accorde avec une analyse politique et empirique du droit pensé comme fait, laissant de côté la dogmatique.

Kelsen et Schmitt se sont d’abord opposés sur la question de l’identification du « gardien de la Constitution », notamment en cas de grave crise, lorsque la démocratie est attaquée : en 1931, Schmitt publie Le gardien de la Constitution et Kelsen lui répond avec Qui doit être le gardien de la Constitution ?[10] Ce rôle incombe au président de la République pour Schmitt, à une Cour constitutionnelle centralisée – qu’il invente par la même occasion – pour Kelsen.

Alors que Kelsen plaidait pour une régulation par le droit de l’état d’urgence et des pouvoirs exceptionnels, Schmitt fut le grand partisan de l’utilisation contra constitutionem de l’article 48 – l’équivalent de notre article 16 – par le président de la République de Weimar, utilisation pensée comme exceptionnelle mais devenue récurrente puis quasi-permanente au cours des années 1920-1930, et qui n’est pas étrangère à l’arrivée au pouvoir du nazisme.  Schmitt et ses idées sont-ils responsables de l’interprétation très large faite par Hindenburg de l’article 48 ?  En d’autres termes, quelle est la responsabilité de la doctrine constitutionnaliste dans la chute de la république de Weimar ?  On peut même aller plus loin : si Schmitt est responsable, Hugo Preuss, le grand juriste « libéral-socialiste » ayant rédigé la Constitution de Weimar, un régime parlementaire dans lequel le président, élu au suffrage universel direct, a le pouvoir de dissolution de l’Assemblée sans pouvoir être renversé par elle et les pleins pouvoirs de l’article 48, ne l’est-il pas encore davantage ?

Hantés par cette question de la responsabilité, accentuée par la similitude criante entre la Constitution de Weimar et la Constitution de la Vème République, il est difficile pour les constitutionnalistes de ne pas être au moins un peu plus normativistes que réalistes, ce qui correspond également à ce que le débat public exige : un rappel de l’état du droit positif et des propositions de solutions juridiques applicables[11]. La position décisionniste est quant à elle inavouable, discréditée non pas seulement parce qu’elle est associée historiquement au nazisme et à la dictature mais également et peut-être surtout parce qu’elle nie l’autonomie du droit au profit de la politique. Même réalistes, les constitutionnalistes demeurent également des acteurs stratégiques, n’ayant pas à cœur, sauf à dissoudre la profession, de faire prospérer l’idée selon laquelle la Constitution n’a aucune valeur et que, quoi qu’elle énonce et quoi qu’en disent juges et juristes, le Président l’interprète selon son bon vouloir.

Que la force du droit constitutionnel ne soit qu’une illusion, de plus en plus confondante au fur et à mesure que la Constitution se juridicise sous l’effet de la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel, la plupart des constitutionnalistes, normativistes ou non, s’en accordent, mais à condition, pour les premiers, d’œuvrer à ce que cette illusion puisse devenir sans délai prophétie autoréalisatrice – c’est là la force des grands récits performatifs comme celui faisant du droit constitutionnel la garantie de la démocratie. Ce « pouvoir quasi-magique » du droit de faire exister ce qu’il nomme, comme en parle si bien Bourdieu[12], doit être entretenu par la doctrine. Plus la doctrine dit que le Président est contraint par la Constitution, plus il l’est effectivement.

Ou pas.

Le Président peut-il déclarer l’article 16 ? Réponse normativiste : non, les conditions prévues par la Constitution ne sont pas réunies. Réponse réaliste-décisionniste : le Président est le seul interprète des conditions de l’article 16, s’il les considère réunies, alors il peut déclarer l’article 16 sans contrainte, la saisine du Conseil, non obligatoire avant 60 jours, n’étant que consultative. Le Président peut-il dissoudre la Constitution avant juin 2025 ? Réponse normativiste : non, selon l’article 12, il doit attendre un an. Réponse réaliste-décisionniste : c’est interdit par la Constitution, mais s’il le fait, le Conseil Constitutionnel n’aura pas les moyens de s’y opposer, s’étant déclaré incompétent pour contrôler la constitutionnalité des décrets de dissolution. Le Président peut-il gouverner par référendum en cas de cohabitation ? Réponse normativiste : non, car en vertu de l’article 11, le référendum se fait sur proposition du Premier ministre. Réponse réaliste-décisionniste : peut-être, car si le référendum se fait bien sur proposition du Premier ministre, il s’agit d’un pouvoir propre du Président, non contresigné par le ministre ; néanmoins, le Conseil s’étant déclaré compétent pour contrôler les actes préparatoires et notamment le décret de convocation des électeurs, tout dépendra de l’interprétation qu’en fera à l’avenir le Conseil. Le Président peut-il réviser la Constitution par l’article 11 ? Réponse normativiste : non, seul l’article 89 permet la révision constitutionnelle. Réponse réaliste-décisionniste : peut-être, car le général de Gaulle l’a fait en 1962 sans que  le Conseil Constitutionnel ne s’y oppose… s’y opposerait-il demain, ce qui reviendrait à reconnaître que l’ensemble du régime de la Vème République fonctionne depuis 1962 sur une violation de la Constitution ?

Le président de la République, interprète authentique de la Constitution de 1958

Sur le champ de bataille de l’interprétation d’un droit indéterminé, toutes les interprétations ne se valent pas – l’interprétation qui s’impose, en vertu de l’article 5 de la Constitution, c’est l’interprétation faite par le Président lui-même. Il est ce qu’on appelle un interprète « authentique » de la Constitution, qui lui donne ce rôle. Il doit décider, trancher entre les diverses interprétations possibles du texte. L’interprétation authentique, selon Hans Kelsen, n’étant susceptible d’aucun recours juridictionnel, non seulement produit des effets juridiques, mais également s’incorpore au texte interprété[13] et ce faisant, on peut dire qu’elle le révise informellement. Pour illustrer cette incorporation de l’interprétation présidentielle de la Constitution dans le texte même, parfois contra constitutionem c’est-à-dire en opposition manifeste avec ce dernier, on peut mentionner l’épisode de la crise de 1877 sous la IIIème République : le président Mac Mahon ayant dissous la Chambre basse pour se doter d’une majorité qui lui soit favorable et monarchique, il est désavoué par les urnes, contraint à la démission, et son successeur, le président Jules Grévy, républicain, déclare qu’il ne fera plus usage de la dissolution, cet attribut monarchique ; cette interprétation nouvelle du droit de dissolution, appelée « Constitution Grévy » survivra à la présidence de Jules Grévy, à la IIIème République, et même à une bonne partie de la IVème République, la dissolution n’étant utilisée à nouveau qu’en 1955 – soit plus de trois quarts de siècle plus tard !

C’est ainsi que tous les Présidents de la Vème République ont interprété l’article 8 alinéa 1 comme les autorisant à nommer et révoquer leur Premier ministre, ou l’article 15 comme leur donnant le pouvoir effectif de commandement des armées, plutôt qu’au Premier ministre armé des articles 20 et 21. C’est ainsi que François Mitterrand a interprété l’article 13 comme lui offrant le choix de signer ou de ne pas signer les ordonnances du Premier ministre. Dans la concurrence des interprétations entre Président et Premier ministre qui ne manque pas de prospérer en période de cohabitation, c’est l’interprétation du Président qui s’est imposée dans les cas que nous venons d’évoquer. L’exemple le plus connu et le plus controversé est l’interprétation par le général De Gaulle, contre l’avis de son premier ministre historique Michel Debré, de l’article 11 de la Constitution, autorisant selon lui la révision de la Constitution par référendum. S’agissait-il là d’une violation de la Constitution ? Peut-on violer un texte dont on est l’interprète authentique, ou est-ce que cette violation est assimilable à une nouvelle interprétation produisant une révision informelle de la Constitution ? A ceux qui l’accusaient, De Gaulle aurait répondu que non, il lui était impossible de violer la Constitution dont il était lui-même l’auteur, cette accusation n’ayant pas plus de sens que si on l’avait accusé d’avoir violé sa propre femme[14]. Que le Général ait tenu ou non ces propos – il aurait également déclaré « la Constitution, c’est moi » au Président du Conseil Constitutionnel d’alors, Léon Noël[15] -, l’anecdote est révélatrice.

Qu’est-ce qu’une violation de la Constitution si elle ne fait l’objet d’aucun recours juridictionnel, d’aucune sanction négative ? Face à l’abus de pouvoir du Président, l’autre interprète authentique de la Constitution, le Conseil constitutionnel, est largement désarmé. Si en effet son interprétation, insusceptible de recours, s’impose, et s’incorpore même en quelque sorte à l’énoncé auquel elle se rapporte, sa compétence se limite à la censure des lois et au contrôle de certains décrets. De plus ce dernier a fait, dans la pratique, le choix de n’entrer ni en concurrence ni en conflit avec le président de la République : le Conseil s’est-il jamais opposé à l’utilisation par le Président de ses pouvoirs propres ? Qu’il s’agisse de la décision présidentielle de réviser la Constitution par l’article 11[16] ou de la dissolution de l’Assemblée (article 12), il s’est toujours déclaré incompétent[17] : le Conseil Constitutionnel, suivant en cela le Conseil d’État, ne contrôle pas la décision politique du Président, appelée « acte de gouvernement ». L’argument de « l’acte de gouvernement », mobilisé par le Conseil d’État pour refuser de contrôler le recours à l’article 16 par De Gaulle en 1961[18], aurait en toute hypothèse été invoqué par le Conseil Constitutionnel s’il avait également été saisi à l’époque[19].

Il est à noter qu’il n’existait alors aucune sanction prévue par la Constitution en cas d’abus de pouvoir par le Président. Depuis la révision constitutionnelle de 2007, cette sanction existe, c’est l’article 68 sur la destitution du Président par le Parlement constitué en Haute Cour pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Finalement, si toutes les interprétations de la Constitution ne se valent pas, ce n’est pas parce que certaines seraient plus « vraies » que d’autres, mais parce que certaines produisent des effets juridiques et d’autres non. Et à cet égard, c’est l’interprétation du président de la République qui s’impose. Son interprétation ne peut être désavouée, en toute hypothèse, que par le pouvoir constituant via la révision constitutionnelle, par le Parlement constitué en Haute Cour en vertu de l’article 68, ou, comme l’histoire constitutionnelle l’enseigne, par la rue. La logique démocratique, largement extra-juridique, peut agir sur le Président pour lui imposer de nommer un Premier ministre issu de la formation arrivée en tête des élections. Mais il ne s’agit plus de droit constitutionnel.

Épilogue : les constitutionnalistes face à la vraie-fausse politique-fiction

Dans la série télévisée Baron Noir, la présidente Amélie Dorrendeu (Emmanuel Macron) décide de faire annuler par le Conseil Constitutionnel le 2ème tour des élections présidentielles l’opposant au « populiste » Christophe Mercier (Etienne Chouard), un homme politique propulsé par les réseaux sociaux et réclamant la démocratie directe par tirage au sort, cette dernière étant convaincue de sa propre défaite – défaite annonçant, selon elle, la fin de la démocratie en France. Pour ce faire, elle s’appuie sur l’article 7 de la Constitution donnant au Conseil Constitutionnel compétence pour reporter les élections en cas d’ « empêchement » de l’un des deux candidats. Elle pense arguer qu’elle est « empêchée » du fait de sa folie et de son impulsivité. Avant cela, elle demande à son collaborateur de « vérifier auprès du Conseil Constitutionnel » si son argument fonctionne. Ici, deux lectures sont possibles : elle demande de « vérifier auprès du Conseil » ce que signifie l’article 7 et si son argument est recevable, ou si le Conseil est d’accord pour effectivement invalider l’élection en vertu de l’article 7 sur le fondement de cet argument, ce qui en fait revient exactement au même. Le droit constitutionnel est ce qu’en disent ses interprètes authentiques, le Conseil Constitutionnel, et, en vertu de l’article 5 de la Constitution, le Président, qui, rappelons-le, est non seulement celui qui en nomme le Président du Conseil mais également, en l’espèce, l’auteur véritable de la saisine et de la décision[20].

Contre Kelsen et ceux qui considèrent que l’article 48 de la Constitution de Weimar ne permet pas au Président de tout faire, Schmitt répond : « Souverain est celui qui décide de l’exception » ou, en allemand « Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet ». Ces mots puissants, qui ouvrent le magnum opus de Carl Schmitt, Théologie politique, publié en 1922, annoncent une thèse simple : les concepts politiques ne sont que des concepts théologiques sécularisés, et la déclaration d’état d’exception est l’équivalent du miracle survenu de la main sacrée de Dieu, le souverain, le président, pour sauver le monde d’une catastrophe imminente. Tout est alors possible. Cette expression, qui renferme en elle la théorie de la dictature de Schmitt, n’est pas étrangère à Emmanuel Macron. Il l’aurait citée aux associations de défense des droits humains venues à l’Élysée s’opposer, en 2017, à l’inscription dans le droit commun des mesures phares de l’état d’urgence par la loi SILT du 30 octobre 2017, l’une des grandes mesures du début de son premier mandat. Citation qu’il aurait prononcée en allemand dans le texte, accompagnée de la mention « Je suis le Président »[21].

Contrairement au constitutionnaliste normativiste, le réaliste-décisionniste sera plus enclin à admettre la probabilité d’une violation de la Constitution par le Président mais également à rappeler la possibilité d’une sanction politique, celle de la destitution du Président par l’Assemblée constituée en Haute Cour.


[1] Véronique Champeil-Desplats, Michel Troper et Christophe Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, 2005.

[2] Pierre Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, 1997.

[3] Dominique Villepin, « C’est la tradition républicaine » : Dominique de Villepin estime que la gauche doit former un nouveau gouvernement », Le Parisien, 11 juillet 2024.

[4] Olivier Beaud, Denis Baranger, Bruno Daugeron et Jean-Marie Denquin, « La classe politique et les médias vont devoir apprendre ce qu’est un véritable régime parlementaire », Le Monde, 8 juillet 2024.

[5] Jean-Philippe Derosier, « Que le RN ait une majorité absolue ou relative, la logique voudrait qu’Emmanuel Macron nomme Jordan Bardella à Matignon », Libération, 4 juillet 2024.

[6] Parmi les constitutionnalistes critiques de la Vème République, Maurice Duverger est une figure emblématique,  notant la propension du « régime semi-présidentiel » français à se muer en « monarchie républicaine ». Maurice Duverger, La monarchie républicaine, ou comment les démocraties se donnent des rois, Robert Laffont, 1974.

[7] Parmi les juristes promoteurs du Conseil et d’une plus grande juridictionnalisation de celui-ci, on peut citer Robert Badinter. Dominique Rousseau, Sur le Conseil Constitutionnel : La Doctrine Badinter et la démocratie, Descartes et cie, 1997.

[8] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, 1999 (1934).

[9] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988 (1922).

[10] Pour l’ensemble du débat entre Kelsen et Schmitt réuni dans un seul volume, voir Lars Vynx, The Guardian of the Constitution: Hans Kelsen and Carl Schmitt on the Limits of Constitutional Law, Cambridge University Press, 2015.

[11] Voir Florine Amenta, « Législatives anticipées : le marathon médiatique des constitutionnalistes », La Revue des media, 28 juin 2024 : https://larevuedesmedias.ina.fr/legislatives-anticipees-le-marathon-mediatique-des-constitutionnalistes.

[12] Pierre Bourdieu, « La force du droit : Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1986, pp. 3-19.

[13] Michel Troper, « L’interprétation constitutionnelle », dans Le droit et la nécessité, PUF, 2011.

[14] Etienne Borne, « De Gaulle et le bonapartisme », Commentaire 10 :2, 1980, p. 204.

[15] Cité par Léon Noël, dans Yves Beauvois, Léon Noël de Laval à De Gaulle via Pétain, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 415.

[16] Conseil Constitutionnel, Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962. Il est à noter que depuis la décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, le Conseil contrôle les actes préparatoires au référendum en vertu de l’article 60 de la Constitution : Conseil Constitutionnel, Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000.

[17] Conseil Constitutionnel, Décision n°88-4 ELEC du 4 juin 1988, Décision n° 97-14 ELEC du 10 juillet 1997 ; Décision n° 2024-42/43/44/45/46/47/48/49/50/51/52/53 ELEC du 26 juin 2024 ; Décision du 4 juin 1988.

[18] Conseil d’État, Rubin de Servens, 2 mars 1962.

[19] Conseil Constitutionnel, Décision n° 61-1 AR16 du 23 avril 1961, Avis du 23 avril 1961 (réunion des conditions exigées par la Constitution pour l’application de son article 16). Le Conseil Constitutionnel considère que les conditions sont réunies.

[20] Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil Constitutionnel, Amsterdam, 2023.

[21] Propos rapportés par Arié Alimi dans l’émission Au Poste : Arié Alimi, « Quand Macron me citait Carl Schmitt en allemand », 3 juillet 2024 ; sur la loi SILT, voir Stéphanie Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence : quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022.

Eugénie Mérieau

Politiste et juriste, chercheuse au Centre d'Etude du Droit Asiatique de l'Université Nationale de Singapour, au CERI (Sciences Po-CNRS), à l'Institut d'Asie Orientale (ENS Lyon-CNRS) et à l'IRASEC (MAE-CNRS)

Notes

[1] Véronique Champeil-Desplats, Michel Troper et Christophe Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, LGDJ, 2005.

[2] Pierre Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, 1997.

[3] Dominique Villepin, « C’est la tradition républicaine » : Dominique de Villepin estime que la gauche doit former un nouveau gouvernement », Le Parisien, 11 juillet 2024.

[4] Olivier Beaud, Denis Baranger, Bruno Daugeron et Jean-Marie Denquin, « La classe politique et les médias vont devoir apprendre ce qu’est un véritable régime parlementaire », Le Monde, 8 juillet 2024.

[5] Jean-Philippe Derosier, « Que le RN ait une majorité absolue ou relative, la logique voudrait qu’Emmanuel Macron nomme Jordan Bardella à Matignon », Libération, 4 juillet 2024.

[6] Parmi les constitutionnalistes critiques de la Vème République, Maurice Duverger est une figure emblématique,  notant la propension du « régime semi-présidentiel » français à se muer en « monarchie républicaine ». Maurice Duverger, La monarchie républicaine, ou comment les démocraties se donnent des rois, Robert Laffont, 1974.

[7] Parmi les juristes promoteurs du Conseil et d’une plus grande juridictionnalisation de celui-ci, on peut citer Robert Badinter. Dominique Rousseau, Sur le Conseil Constitutionnel : La Doctrine Badinter et la démocratie, Descartes et cie, 1997.

[8] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, 1999 (1934).

[9] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988 (1922).

[10] Pour l’ensemble du débat entre Kelsen et Schmitt réuni dans un seul volume, voir Lars Vynx, The Guardian of the Constitution: Hans Kelsen and Carl Schmitt on the Limits of Constitutional Law, Cambridge University Press, 2015.

[11] Voir Florine Amenta, « Législatives anticipées : le marathon médiatique des constitutionnalistes », La Revue des media, 28 juin 2024 : https://larevuedesmedias.ina.fr/legislatives-anticipees-le-marathon-mediatique-des-constitutionnalistes.

[12] Pierre Bourdieu, « La force du droit : Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1986, pp. 3-19.

[13] Michel Troper, « L’interprétation constitutionnelle », dans Le droit et la nécessité, PUF, 2011.

[14] Etienne Borne, « De Gaulle et le bonapartisme », Commentaire 10 :2, 1980, p. 204.

[15] Cité par Léon Noël, dans Yves Beauvois, Léon Noël de Laval à De Gaulle via Pétain, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 415.

[16] Conseil Constitutionnel, Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962. Il est à noter que depuis la décision Hauchemaille du 25 juillet 2000, le Conseil contrôle les actes préparatoires au référendum en vertu de l’article 60 de la Constitution : Conseil Constitutionnel, Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000.

[17] Conseil Constitutionnel, Décision n°88-4 ELEC du 4 juin 1988, Décision n° 97-14 ELEC du 10 juillet 1997 ; Décision n° 2024-42/43/44/45/46/47/48/49/50/51/52/53 ELEC du 26 juin 2024 ; Décision du 4 juin 1988.

[18] Conseil d’État, Rubin de Servens, 2 mars 1962.

[19] Conseil Constitutionnel, Décision n° 61-1 AR16 du 23 avril 1961, Avis du 23 avril 1961 (réunion des conditions exigées par la Constitution pour l’application de son article 16). Le Conseil Constitutionnel considère que les conditions sont réunies.

[20] Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil Constitutionnel, Amsterdam, 2023.

[21] Propos rapportés par Arié Alimi dans l’émission Au Poste : Arié Alimi, « Quand Macron me citait Carl Schmitt en allemand », 3 juillet 2024 ; sur la loi SILT, voir Stéphanie Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence : quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022.