La République islamique d’Iran est-elle réformable ?
Le régime politique qui, dans ses plus hauts rangs, est en train de préparer la substitution du guide suprême âgé de 85 ans, et pour cela fait tout pour réduire au maximum les effets de tout événement imprévisible, se trouve le 19 mai rattrapé par un accident d’hélicoptère à bord duquel voyageait Raïsi le président iranien surnommé le « boucher de Téhéran », boucher notamment à cause de son implication en tant procureur de Téhéran dans l’exécution de près de 5 000 prisonniers politiques lors de l’été noir de 1988.
La vision paranoïaque de la République islamique peine à se confronter au non-fondé d’un hasard qui fait voler en éclat toute sa machination de la scène politique. Zarif, ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement de Rohani (2013-2021), blâme les sanctions américaines en les désignant comme responsables de la dégradation de la flotte aérienne iranienne (une hypothèse relayée par son homologue russe, Poutine et Loukachenko qui, en soulignant que l’hélicoptère était américain, vantent, tous trois, la qualité de la flotte aérienne russe)[1].
Dans sa première réaction suite à la chute de l’hélicoptère, Khamenei assure dans un message public qu’aucune perturbation n’aura lieu dans l’administration du pays. En tant que Vali-e faqih (le tuteur juriste et théologien), Khamenei devait, en théorie, occuper un statut spirituel ; mais dès lors il intervient directement dans les affaires gouvernementales et se dévoile comme le véritable administrateur du pays. Or, cela ne date pas d’hier et ce n’est en définitive pas dû à la mort du président. Bien que quelques présidents réformateurs aient eu parfois des marges de manœuvres très étroites, le guide suprême est le numéro Un de l’Iran depuis l’instauration de la République islamique. Sa pieuvre économico-politique – les Gardiens de la révolution islamique – qui ne rendent des comptes à personne et ne sont responsables devant aucune juridiction, a rendu la fonction de président accessoire et formelle.
En effet, les élections, dans la rhétorique du régime ne sont en fin de compte qu’une forme de bay’ah (le serment d’allégeance à l’imam). Chaque vote (qu’il soit pour l’un ou pour l’autre candidat) est, selon l’expression de Khamenei lui-même, avant tout un vote pour le régime islamique dans son ensemble. Plus la masse y participe plus l’État islamique qui souffre d’un manque de soutien populaire depuis longtemps, et notamment depuis la répression sanglante de la révolte suite au meurtre de Mahsa Jina Amini en automne 2022, essaie de réhabiliter sa légitimité.
Les dés, les iraniens le savent bien, sont pipés. Le conseil des Gardiens de la constitution, chargé de filtrer les candidats à la présidentielle, sert à déjouer le jeu démocratique et à maintenir le statu quo en bloquant toute représentation de la société iranienne. Si les anciens présidents comme Khatami ou Ahmadinejad n’ont pas pu passer son filtrage, il va sans dire que la candidature de femmes ou de personnes issues des minorités religieuses ou ethniques ne sera jamais validé par ce conseil.
Comment s’explique alors la validation de la candidature et ensuite l’élection du réformateur Massoud Pezeshkian qui promet de sortir l’Iran de son isolement international et d’alléger certaines restrictions sociales ? Khamenei qui, en éliminant les candidats réformateurs, a orchestré la présidentielle de 2021 de façon à ce que l’arrivée au pouvoir de l’ultraconservateur Raïsi permette l’homogénéisation des différentes instances du pouvoir, celui qui n’a cessé de souligner son hostilité envers l’Occident et ses valeurs culturelles, se contente-t-il désormais de s’accommoder d’un président réformateur qui se dit partisan de la reprise des discussions nucléaires ?
Rappelons d’abord quelques chiffres. Le scrutin du 5 juillet 2024 organisé à la hâte suite à la mort accidentelle de Raïssi est – à en croire les chiffres officiels du ministère de l’intérieur de la république Islamique – marqué par un taux abstention record de 60 %. Lors du second tour, Massoud Pezeshkian a remporté l’élection avec 16 384 403 voix ou 53,6% des suffrages exprimés contre son adversaire ultraconservateur Saïd Jalili (13 538 179 voix). Avec presque 26% des voix sur un total de 61 452 321 iranien.ne.s éligibles au vote, jamais un président sortant de la République Islamique n’a eu une assise aussi faible sur l’ensemble des électeurs.
Sans même évoquer la mobilisation des appareils étatiques en faveur du candidat ultraconservateur et sans négliger le façonnage des opinions et des mécanismes complexes qui rendent une partie de la population dépendante et fidèle envers l’ordre établi, on peut dire que les voix de Jalili expriment le soutien d’une frange constante de la population au régime islamique.
Il en va pourtant autrement pour le vote de Pezeshkian qui exprime non pas nécessairement l’adhésion aux règles du jeu définies par le régime mais la persistance de l’espoir du changement.
Alors que le dit réformateur Pezeshkian ne cesse d’insister sur son absolue loyauté au guide suprême et aux Gardiens de la révolution, réaffirme sa solidarité avec le Hezbollah et Bachar el Assad, et se dit favorable à la censure d’internet[2], la stratégie des réformateurs est d’ériger une fausse dualité entre un candidat ultraconservateur et un autre prétendument réformateur en surfant sur la peur des iraniens du camp dur du régime islamique.
La présence d’un candidat réformateur a toujours servi à attirer aux urnes ceux et celles qui cherchent une voie respiratoire en votant pour le « moins pire », chose qui explique la mobilisation tiède d’une partie de la population au second tour.
Mais l’arrivée au pouvoir de Pezeshkian ne peut pas être comprise en dehors des contradictions internes du système de reproduction de l’État chiite qui nécessite une alternance de tactiques et de méthodes de gestion des crises.
Étranglée par les sanctions et la mauvaise gestion économique et asphyxiée par les vagues de répressions et d’exécution, la société iranienne est dans un état explosif. Dans les périodes critiques de la vie de la République Islamique, les réformateurs ont toujours joué le rôle de soupape de sureté en contenant la pression du bas tout en donnant l’illusion et l’espoir de changement.
Rouvrant et refermant habilement son cercle durant ses trente-cinq ans de pouvoir, Khamenei a tiré profit de cette pseudo-alternance entre les États policiers et durs et les États dits modérées.
L’éventuelle réélection de Trump et le risque d’un nouveau durcissement des sanctions contre l’économie fragilisée de l’Iran explique en partie ce que Khamenei appelle une « flexibilité héroïque » face aux Occidentaux. La politique étrangère se décide au Bureau du Guide et les négociations avec les Américains via Oman sont déjà en cours. Si Pezeshkian, avec le feu vert de Khamenei, parvient à un accord sur le dossier nucléaire, la République islamique pourrait faire oublier la question des droits des femmes sur la scène internationale et aspirer à se normaliser. Cette intégration dans le marché mondial, en phase avec les consignes du fond monétaire international, rattrapera en effet ce qui n’a pas pu se réaliser sous les mandats de Rohani. L’accord nucléaire de 2015, parasité par les ingérences des Gardiens et finalement rompu par Trump en 2018, avait pour but d’assurer la survie du régime en reléguant la question de la liberté politique dans la consommation. Les technocrates islamistes qui songent à faire de l’Iran une « Chine musulmane » bien intégrée dans le marché mondial et un impérialiste régional font partie de la raison d’État chiite.
Et si Pezeshkian ne parvient pas, pour une raison ou une autre, à un accord sur la question nucléaire ou si son gouvernement ne réussit pas à faire profiter à la société iranienne des avantages d’une possible ouverture, Khamenei aura toutes les raisons – comme il a tendance à le faire – de se déresponsabiliser et de faire porter tous les problèmes au gouvernement en place, et donc au président dit réformateur.
Qu’il s’agisse d’un gouvernement modéré ou conservateur, l’appareil répressif de la République islamique agit en tout impunité.
Quoi qu’il arrive, il est certain que l’État chiite se trouve aujourd’hui dans une phase décisive de la recomposition de ses forces pour faire face aux crises internes et externes. Rien n’est écrit d’avance. Rien n’empêche que les contradictions internes du régime et les conflits entre les différentes factions du pouvoir conduise à une perestroïka iranienne – catalysée éventuellement par la mort de Khamenei – où l’effondrement du régime pourrait être provoqué par un gouvernement réformateur.
Mais rien ne laisse présager non plus que la mainmise des Gardiens de la révolution, cet État de l’ombre qui règne sur toute la sphère économico-politique, puisse s’estomper sous l’ordre de ce nouveau président.
Les fous furieux de Basij (les milices paramilitaires des Gardiens de la révolution) qui tirent à balles réelles et à l’aveugle sur n’importe quel manifestant, qui éborgnent, violent et ne font économie d’aucune violence si le diktat du régime se trouve contesté, ne vont pas disparaître du jour au lendemain.
Ça ne fait que quelques semaines que la chaine BBC a révélé les détails du meurtre de Nika Shakarami[3], adolescente de 16 ans, symbole de la révolte des femmes iraniennes de 2022. Malgré la négation permanente des autorités iraniennes, l’enquête a dévoilé que l’adolescente a été arrêtée par des membres des forces de sécurité issues des Gardiens de la révolution et a été menottée et poussée de force dans un fourgon où elle fut violée, matraquée et battue à mort avant que son cadavre ne soit jeté dans une rue de Téhéran.
Qu’il s’agisse d’un gouvernement modéré ou conservateur, l’appareil répressif de la République islamique agit en tout impunité. Rappelons qu’à l’époque de Khatami, le parrain des réformateurs de la République islamique, on a assisté à la répression sanglante de la révolte étudiante de 1999 sur les campus universitaires. Et c’est à l’époque du dit modéré Rohani que la protestation contre l’augmentation du prix du carburant en 2019 a fini dans un bain du sang avec près de 1 500 morts. La complicité des réformateurs avec les répressions systémiques du régime, les étudiants l’avaient bien compris lorsqu’ils scandaient lors des manifestations de 2017 contre la vie chère : « fondamentalistes, réformistes, c’est la fin de votre histoire », un slogan qui s’est répandu très vite partout dans le pays et qui a ensuite été repris à d’autres reprises lors des manifestations.
Si le mouvement vert en 2009 porté par le slogan « où est mon vote ? » revendiquait le changement à travers les urnes et le soutien à un candidat réformateur (Mir Hossein Moussavi), les vagues régulières de protestations qui ont suivi ont marqué la rupture définitive du peuple iranien avec le clivage réformateur/fondamentaliste en visant directement le régime théocratique dans son ensemble.
L’échec des réformateurs à n’attirer que 6 millions de voix de plus au second tour par rapport au premier tour en faveur de Pezeshkian s’inscrit dans ce fossé grandissant entre la société iranienne et les factions du régime islamique.
Et si le grand gagnant de cette élection n’était pas Pezeshkian mais la grande abstention de la société civile iranienne ? Sans se laisser séduire par l’arithmétique qui risque à tout moment d’être bousculée par des dynamiques politiques incalculables, force est de constater que la majorité des iraniens et des iraniennes, c’est-à-dire 60 % de la population, a dit « non » aux règles du jeu du régime islamique, pour dire « oui » à un autre avenir qui ne se joue pas sur la scène électorale.
Les iraniens et les iraniennes développent une autre conscience historique, ils grandissent, gagnent en confiance politique, apprennent de leurs échecs, deviennent ouverts à leur hétérogénéité et scandent à Téhéran des slogans en soutien au Kurdistan et au Baloutchistan. Certains partent pour demander l’asile et d’autres restent mais tous inventent milles et une forme de réseaux de solidarité et de résistance.
La vielle taupe de l’histoire, qui a déclenché la révolution de 1979, est peut-être cachée dans des ténèbres souterraines mais, tôt ou tard, elle pourrait resurgir dans les événements, les révoltes, les manifestations et les hasards imprévisibles qui viennent du bas. L’histoire a montré, ne serait-ce que par un accident d’hélicoptère, sa brutalité. La République islamique doit s’attendre aux imprévus, aux refoulés et aux opprimés qui vont faire leur retour et vont rebattre les cartes. Le feu étouffé des révoltes n’attend qu’une étincelle pour s’embraser, pour que les iraniennes et les iraniens descendent dans la rue et scandent de nouveau : « femme, vie, liberté ».