Habiter avec la chaleur
L’an dernier, la Fondation Abbé Pierre publiait un rapport sur la souffrance des habitants des logements exposés à la chaleur[1]. Il mettait en évidence une forme de « précarité énergétique d’été » et de mal-logement qui touche les habitants d’appartements et de maisons qui deviennent de véritables « bouilloires » en période de vagues de chaleur.
Ce rapport préconisait entre autres un grand « plan volets », afin de faciliter l’installation de protections solaires dans les logements qui en sont dépourvus par des aides financières, et par la possibilité de déroger aux réglementations patrimoniales qui peuvent être très contraignantes sur le sujet. Vingt ans après la terrible canicule de 2003, qui a fait plus de 70 000 morts en Europe, la Fondation Abbé Pierre montrait que nous n’avions toujours pas pris au sérieux le sujet des impacts sanitaires de la chaleur.
Il est manifeste que le monde du bâtiment n’a pas tout à fait pris la mesure du nouveau régime climatique actuel et à venir. Le sujet de la surchauffe des bâtiments est considéré depuis environ vingt ans par les différentes réglementations thermiques, mais cela fait seulement quelques années qu’il est pleinement pris en compte avec des indicateurs suffisamment fiables pour l’évaluer.
Dans la pratique, l’idée est d’abord de concevoir ou de rénover un bâtiment qui sera très performant en hiver, puis voir dans un second temps s’il peut être confortable en été. Le problème de la chaleur reste souvent regardé comme un problème périphérique qui pourra être résolu par quelques astuces.
Mais la question du chauffage et du rafraîchissement des logements n’est pas équivalente. Le métabolisme du corps humain produit naturellement de la chaleur : il est donc beaucoup plus simple de le protéger du froid (par l’habillement) que de la surchauffe, et la vulnérabilité aux températures les plus élevées augmente avec l’âge. Ce qu’on appelle « confort d’été » et « confort d’hiver » dans le monde du bâtiment n’a rien de symétrique. À l’exception de quelques systèmes comme les pompes à chaleur (PAC) réversibles, les besoins de chaud et de froid ne mobilisent pas les mêmes solutions et n’engagent pas les mêmes phénomènes physiques.
Dans certaines régions de nos climats tempérés, largement réchauffés et en voie de réchauffement, il paraîtra bientôt plus raisonnable de rénover et de concevoir des bâtiments et des espaces publics qui soient d’abord confortables en été et qui puissent l’être secondairement en hiver. Cela bouleverse les pratiques de conception et le discours général porté sur la rénovation qui se focalise presque exclusivement sur la seule isolation thermique, dont les limites sont aujourd’hui documentées en termes de confort thermique, mais aussi de réduction des consommations de chauffage en hiver.
En ce qui concerne l’urbanisme, les sujets de confort des espaces extérieurs en période de forte chaleur sont parfois complètement oubliés ou négligés sous les contraintes opérationnelles. Pour la conception d’un espace public, les questions politiques, esthétiques ou patrimoniales sont ainsi traitées en priorité, tandis que les problèmes d’adaptation climatique des espaces extérieurs sont souvent relégués et ne seront abordés qu’au dernier moment, si le calendrier et le budget du projet le permettent. On a la drôle d’impression qu’il est possible de concevoir et de construire comme avant et que quelques solutions saupoudrées ci et là suffiront pour résoudre le problème de la chaleur et de ses impacts sanitaires. Mais qu’on le veuille ou non, des vitrages conçus pour filtrer le rayonnement solaire, trente mètres carrés de mur végétalisés hors de prix sur un bâtiment ou cinq arbres plantés au hasard sur un espace public ne peuvent pas être présentés comme une stratégie d’adaptation au changement climatique. Le problème est d’un autre ordre de grandeur, et croire qu’on peut le résoudre à coup de solutions cosmétiques rajoutées sur un objet initialement mal conçu est profondément illusoire.
Mais le problème de la chaleur ne peut pas être résolu par les seuls spécialistes du bâtiment. Vivre avec la chaleur n’est pas qu’une question d’urbanisme, d’architecture et de paysagisme. De nombreux ingénieurs et bureaux d’études qui doivent évaluer la consommation énergétique d’un bâtiment sont confrontés à ce problème : comment les futurs usagers du bâtiment vont-ils l’habiter ? Entre un habitant qui n’oublie pas de fermer scrupuleusement ses volets en journée, qui pense à ventiler la nuit et utilise des brasseurs d’air ou des ventilateurs en journée, et un autre qui souhaite vivre dans un logement intégralement climatisé à 20 °C en pleine canicule sans abaisser ses stores, la consommation d’énergie engendrée peut facilement être multipliée par dix ou vingt.
En hiver, on observe déjà des variations d’un facteur deux ou trois en fonction des pratiques de chauffage. Le mode de vie des habitants est souvent le grand inconnu dans le domaine du bâtiment, qu’il s’agisse d’une construction neuve ou d’une rénovation. Il place les concepteurs dans une position délicate, qui consiste à scénariser les futurs usages pour une sorte d’individu « moyen » dont ils anticipent plus ou moins bien les habitudes futures[3].
Le problème n’est donc pas seulement de concevoir des bâtiments, des aménagements et des espaces publics résilients face au réchauffement climatique, mais interroge plus globalement notre capacité à habiter avec la chaleur. La responsabilité repose donc aussi largement sur les habitants des espaces privés comme des espaces publics qui doivent accepter d’ajuster leur mode de vie en période de forte chaleur, et de faire des compromis sur leurs exigences de confort parfois exagérées. Rester dans les pièces les plus fraîches en journée, boire beaucoup d’eau, faire la sieste et décaler les activités vers la matinée ou la soirée ne sont pas que des gestes d’urgence à appliquer en période de canicule, mais des pratiques propres à un mode de vie adapté à la chaleur qui devraient progressivement se normaliser avec le réchauffement climatique. Qu’on le veuille ou non, ils deviendront habituels.
De ce point de vue, la fermeture des volets extérieurs en journée en période estivale cristallise de nombreuses tensions. Il s’agit d’un geste traditionnel élémentaire pour limiter l’ensoleillement et la surchauffe qui faisait partie de la culture de certaines villes méditerranéennes. Pourtant, lorsque l’on s’entretient avec certains habitants sur ce sujet, cette pratique est parfois critiquée, voire rejetée : le fait de vivre dans le noir est considéré comme une régression, une manière de se terrer « comme des animaux » qui daterait d’une autre époque. Certains habitants préfèrent climatiser et ne pas avoir à manipuler leurs volets ou leurs stores extérieurs. Que leur logement soit occupé ou non, ils assument le fait de ne pas fermer leurs volets, car cela représente une charge et préfèrent piloter leur climatiseur du bout des doigts. On mesure mal les dégâts produits par ce type de raisonnement permis par l’abondance énergétique. L’idéologie du « confort presse-bouton[4] », qui s’était développée avec le chauffage central, s’est aujourd’hui répandue à la climatisation.
On peut regretter ce genre de raisonnement, mais le débat sur la climatisation n’est pas aussi simple à trancher qu’il n’y paraît, même en considérant ses impacts environnementaux. Il faut admettre que de très nombreux logements construits depuis les années 1950 sont extrêmement mal protégés de la chaleur et que les climatiser est alors le dernier recours afin qu’ils restent habitables en période estivale, à condition d’en avoir les moyens financiers. De nombreux particuliers se retrouvent souvent piégés dans des logements surchauffés dès le mois de mai à cause d’une mono-orientation ou de surfaces de vitrages trop abondantes à l’ouest sans protections solaires. Climatiser devient alors la seule option quand toutes les stratégies de protection extérieure d’urgence (couverture de survie, drap, etc.) ont été épuisées et que les ventilateurs n’ont plus aucune efficacité. Cependant, la nécessité de climatiser certains logements mal conçus ne doit pas occulter le fait qu’il est possible de faire un usage raisonné de cet équipement, et qu’il peut être assez simple de s’en passer dans les bâtiments plus favorablement exposés et mieux protégés, même en période de canicule.
Une manière de sortir de l’impasse posée par ces débats consiste à défendre le fait qu’habiter avec la chaleur est essentiellement une question culturelle. Une culture englobe un ensemble de pratiques partagées et considérées comme signifiantes par une communauté. L’acte de fermer ses volets ou de prendre soin des personnes vulnérables à la chaleur doit avoir un sens plus global et valorisé au sein d’un groupe. Le mode de vie dit « à l’espagnole » qui consiste à décaler les activités (et notamment le repas) en soirée en est une illustration. Il permet de limiter l’exposition aux heures les plus chaudes de la journée et contribue à façonner l’identité des villes et des villages espagnols.
Dans certaines régions d’Algérie, comme le M’Zab, il existait encore il y a quelques années une pratique traditionnelle qui consistait à dormir sur les terrasses pendant les nuits d’été afin de bénéficier du refroidissement direct vers la voûte céleste[5]. L’occupation nocturne des terrasses a façonné l’architecture traditionnelle de cette région. Certains habitants de la région du M’Zab ont explicitement rejeté la climatisation malgré le fait qu’elle soit souvent considérée comme un symbole de prestige. Ils avaient conscience qu’elle aurait tendance à homogénéiser les qualités thermiques de leur maison, ce qui aurait pour conséquence de condamner définitivement l’usage traditionnel des terrasses et de normaliser leur manière d’habiter[6]. Ces exemples nous rappellent qu’il existe encore des cultures adaptées à la chaleur qui n’ont pas totalement disparu avec la standardisation des modes de vie.
Il faut insister sur le fait qu’il existe une multitude de modes de vie possibles pour vivre correctement et équitablement dans un monde globalement réchauffé.
Si nous voulons habiter avec la chaleur, dans un monde de plus en plus contraint par la fin de l‘énergie abondante, nous devrons développer ou redévelopper des cultures climatiques. Elles pourront être inspirées du passé et d’autres régions, mais aussi anticiper sur les évolutions climatiques futures dans la limite des connaissances dont nous disposons. Inventer des cultures climatiques est un défi passionnant, qui engage celles et ceux dont les activités sont impactées par le réchauffement global. C’est une perspective politique qui mobilise toutes les professions, à l’image du mouvement low-tech actuel qui porte en partie ces sujets[7].
Pour les concepteurs, cela suppose de donner une place centrale au climat et à la prévention des risques sanitaires de la chaleur dans les futurs aménagements, en insistant bien sur le fait que la construction neuve doit être progressivement abandonnée au profit de la réhabilitation des bâtiments et des aménagements existants. Dans un contexte de changement climatique, rénover doit être la première option.
Développer de nouvelles cultures climatiques impose aussi de décentrer notre point de vue sur la chaleur : nous ne sommes pas les seuls êtres vivants qui souffrons des températures anormalement élevées. Les animaux sauvages et domestiques sont bien entendus concernés. En réalité, toutes les formes de vie qui occupent des milieux exposés aux variations climatiques subissent violemment les effets des pics de chaleur anormaux et les conséquences qu’elle entraîne (déshydratation, manque de nourriture, etc.).
Les exemples ne manquent pas. Après la canicule provoquée par le dôme de chaleur qui a frappé la côte nord-ouest d’Amérique du Nord en juin 2021, des chercheurs de l’Université de Colombie-Britannique avaient estimé que plus d’un milliard de petits animaux marins (essentiellement des mollusques) avaient été tués en quelques jours à cause de la chaleur extrême sur les côtes canadiennes.
Les vagues de chaleur exceptionnelles impactent encore plus violemment les formes de vie végétale. Le monde des plantes spontanées ou cultivées qui existe dans les villes et les campagnes est de plus en plus exposé au stress hydrique ou à de nouveaux parasites qui prolifèrent grâce au changement climatique. Les botanistes comme Véronique Mure ou Caroline Mollie ne manquent pas de rappeler le fait qu’un arbre souffre déjà par le simple fait d’être planté en ville et de disposer d’un espace souvent ridiculement faible pour ses racines et ses branches[8]. Si les arbres constituent une solution parmi d’autres pour mieux supporter la chaleur dans les espaces urbains, il importe de se rappeler qu’il s’agit d’êtres vivants et pas de simples éléments de mobilier.
Changer notre point de vue anthropocentré permet de comprendre que nous partageons cette peur de la chaleur excessive avec tous les vivants. Mais la crainte n’interdit pas l’invention. Nous avons beaucoup à apprendre des stratégies mises en place par d’autres formes de vie pour vivre avec la chaleur. La structure des termitières qui favorise le rafraîchissement par ventilation naturelle[9], ou le phénomène de dormance estivale des plantes méditerranéennes qui leur permet d’économiser leur eau en été[10], sont autant de pistes pour imaginer d’autres manières de nous adapter à la chaleur. Les concepteurs doivent impérativement réviser leurs méthodes de travail en ce sens.
Plus globalement, il faut insister sur le fait qu’il existe une multitude de modes de vie possibles pour vivre correctement et équitablement dans un monde globalement réchauffé. L’enjeu est de motiver les habitants à les adopter. Inventer de nouvelles cultures climatiques, c’est aussi imaginer des fêtes et des pratiques conviviales afin de se projeter vers un futur désirable. Le défi est immense, mais il est profondément stimulant.