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La légalisation du cannabis en Allemagne : une réforme contrariée ?

Politiste

L’Allemagne est le premier grand pays de l’UE à légaliser le cannabis à usage personnel. Si cette réforme marque un changement radical d’approche dans la politique des drogues, elle a été édulcorée par rapport au projet de loi initial de la nouvelle coalition tripartite au pouvoir, pour tenir compte des réserves de la Commission européenne et de certains Länder. La légalisation « à l’allemande » est très strictement encadrée et néanmoins contestée, illustrant les controverses en Europe entourant le statut légal du cannabis.

En 2024, l’Allemagne est devenue le troisième pays de l’Union européenne (après Malte en 2021 et le Luxembourg en 2023), et le cinquième au monde à choisir la voie de la légalisation du cannabis à usage « récréatif », après en avoir légalisé l’usage à des fins médicales en 2017. Après la Californie et le Canada en 2018, il s’agit du territoire le plus peuplé à légaliser la consommation de cannabis, ébréchant encore un peu plus le consensus international autour de l’interdiction qui prévaut depuis plus d’un siècle.

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Ce mouvement de réforme visant une « sortie de la prohibition » a été amorcé en 2012-2013, d’abord dans quelques États américains (via des référendums locaux) et en Uruguay (sous l’impulsion du Président José Mujica), avant de s’étendre à d’autres pays, y compris au sein du G7, à l’image du Canada en 2018 (la légalisation du cannabis constituant une promesse électorale du Libéral Justin Trudeau). Ces initiatives réformatrices donnent lieu à des schémas de régulation politique du cannabis très variés, qui s’inspirent et se nourrissent les uns des autres et forment un nuancier de plus en plus large de politiques publiques alternatives à la prohibition.

Alors que les marchés légaux du cannabis se développent rapidement dans différents points du globe, représentant un marché mondial estimé à 60 milliards d’euros d’ici à 2025 selon New Frontier Data – premier cabinet de consulting spécialisé dans l’analyse de l’industrie mondiale du cannabis –, l’architecture de ces politiques de « régulation du cannabis » et les instruments qu’elles mobilisent ne cessent de se diversifier, chaque juridiction développant son propre modèle. Dans ce contexte, la mise en place du « modèle allemand » suscite une attention internationale soutenue, tout autant qu’elle cristallise les critiques, de la part des instances européennes et des pays voisins mais aussi de certains des 16 Länder qui contestent la décision fédérale de légaliser. Ces critiques sont redoublées par les problèmes pratiques posés par la mise en œuvre de la réforme, confrontée à de multiples défis réglementaires.

Un historique de réformes sur le cannabis

La loi allemande sur le cannabis adoptée en 2024 (Cannabisgesettz, dite CanG), s’inscrit dans un historique de réformes qui distingue l’Allemagne au sein de l’UE. S’agissant de la consommation et de la détention de petites quantités de cannabis, l’Allemagne disposait déjà d’une législation moins restrictive que nombre de ses voisins européens, avec la possibilité dans certaines villes comme Berlin de détenir quelques grammes pour sa consommation personnelle sans risquer des poursuites judiciaires.

Par ailleurs, l’usage de cannabis à des fins « thérapeutiques » y est autorisé depuis 2017 : les médecins sont autorisés à prescrire du « cannabis médical » aux patients atteints de maladies graves et en l’absence de thérapie alternative (par exemple en cas de cancer, de dépression ou de sclérose en plaques). Dans ce cadre, les patients peuvent théoriquement se procurer du cannabis en pharmacie, sur ordonnance, sous forme d’extraits de cannabis ou de fleurs séchées. Même si cet accès est parfois difficile en pratique, le recours au cannabis à usage médical n’a cessé de progresser : en cinq ans, l’offre s’est élargie à 150 variétés et 60 extraits différents disponibles sur le marché national, et le ministère de la Santé recense plus de 100 000 patients traités avec du cannabis, sur un marché national estimé à 300 millions d’euros. Cela représente une charge financière importante pour les compagnies d’assurance-maladie qui remboursent le médicament aux patients.

À ce jour, l’Allemagne abrite le plus grand programme européen de cannabis médical. Deuxième importateur mondial de cannabis au monde (avec plus de 31 tonnes de cannabis importé en 2023, derrière Israël), l’Allemagne constitue un marché de destination porteur pour les entreprises canadiennes de production de cannabis à usage médical, tels les géants Tilray et Aurora qui s’apprêtaient à monter en puissance sur le marché allemand, anticipant un scénario de légalisation favorable à leurs intérêts économiques. Depuis quelques années, le gouvernement allemand semble considérer la perspective d’une manne économique associée au développement de la production de cannabis. Alors que de premières licences de production ont été accordées à des entreprises nationales en 2019, afin de réduire la dépendance économique à l’égard des importations, le gouvernement actuel de coalition a, dans la lignée de la CanG, introduit des amendements à la loi sur le cannabis médical (MedCanG) pour élargir l’accès au cannabis à usage médical.

Si le processus réformateur ciblant le cannabis était avancé en Allemagne, ce sont toutefois des facteurs proprement politiques qui ont conduit à mettre à l’agenda son extension au domaine de l’usage dit « récréatif » (par opposition au médical).

« Légaliser le cannabis » : un sous-produit des logiques de coalition gouvernementale

Deux mois après des élections fédérales qui ont mis fin à 16 ans de gouvernements conservateurs dirigés par Angela Merkel, la coalition « feu tricolore » (Ampelkoalition) – regroupant le Parti social-démocrate (SPD), les Verts (Grünen) et le FDP (parti libéral) – a annoncé, le 24 novembre 2021, un projet de légalisation du cannabis sous forme de « distribution contrôlée aux adultes à des fins récréatives dans des magasins agréés », visant à « contrôler la qualité, empêcher la transmission de substances contaminées et garantir la protection de la jeunesse ».

Autrement dit, il s’agissait de mettre en place un système de vente encadrée de cannabis, dans une perspective de santé publique, dont « l’impact social » serait évalué après quatre ans, considérant que plusieurs décennies de prohibition n’ont pas permis de diminuer la consommation de cannabis : le pays compte près de 4 millions de consommateurs, se situant juste derrière la France et l’Italie. En Allemagne, la consommation de cannabis dans l’année concerne près d’une personne sur dix (8,8 % parmi les 15-64 ans) et près d’un jeune sur cinq entre 15 et 34 ans (17,2 %). D’emblée, cette réforme du cannabis a été présentée comme une stratégie visant avant tout à assécher le marché noir et à protéger les jeunes des risques liés à la consommation de cannabis non contrôlé (car illicite), de plus en plus fortement dosé en principe actif (le tétrahydrocannabinol, ou THC, molécule à l’origine des effets psychotropes), démultipliant donc les risques d’intoxication.

La réforme se donne également pour objectif de décharger les forces de l’ordre et la justice pénale et de réaliser des économies en matière d’application de la loi ­– estimées à près de 315 millions d’euros par an par une équipe d’économistes de l’université de Düsseldorf. Il s’agit, enfin, de disposer d’une nouvelle source de recettes fiscales, le marché du cannabis étant évalué à 4 milliards d’euros (pour un volume de consommation de 400 tonnes par an et un prix de vente au détail estimé autour de 10 euros le gramme).

Cette annonce fait partie du programme d’une nouvelle grande coalition, dirigée par le chancelier Olaf Scholz (ancien Vice-Chancelier et ministre des Finances social-démocrate), présentée comme une alliance progressiste de « renouveau » – alternative à la coalition rassemblant l’Union chrétienne-démocrate (CDU), le Parti social-démocrate (SPD) et l’Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU). Celle-ci revendique de transformer le pays, en réponse à « l’immobilisme des années Merkel » sur le plan sociétal. Le contrat de coalition, intitulé « Oser plus de progrès », a été élaboré après deux mois de tractations secrètes et agrège les visions du « progrès » de trois forces politiques appelées à gouverner ensemble pour la première fois au niveau fédéral.

Pour incarner cette volonté de promouvoir une société plus progressiste (fortschritliche Gesellschaft), l’accord de coalition affirme un engagement en faveur d’investissements publics renforcés (technologies vertes, numérique, transports, logement) tout en limitant la dette publique, mais plaide aussi pour une action volontariste tous azimuts, pour moderniser l’administration, définir une nouvelle politique climatique et se mettre au diapason des évolutions de la société : relèvement du salaire minimum, accès facilité à la nationalité allemande, extension des droits des minorités sexuelles, abaissement à 16 ans de l’âge légal de vote et légalisation du cannabis.

Présenté comme une « révolution sociétale », le projet de légaliser le cannabis symbolise cette rupture avec un ordre conservateur érigé en contre-modèle, en même temps qu’il objective les efforts de concertation entre des forces politiques qui n’ont pas toujours été à l’unisson sur ce sujet. Si la « cause » de la légalisation du cannabis constitue une revendication portée depuis le début des années 2000 par les Verts (qui s’incarne même dans une chanson éponyme mêlant à des rythmes reggae la voix d’une figure du parti écologiste, Hans-Christian Ströbele), elle a été plus tardivement partagée avec les libéraux, avant de rallier le soutien du SPD, traditionnellement réticent et plutôt partisan d’une expérimentation régionale contrôlée.

Après plusieurs mois de silence médiatique sur le sujet, en mai 2022, une des personnalités emblématiques du gouvernement de coalition, le ministre de la Santé Karl Lauterbach, lui-même médecin épidémiologiste et jusqu’alors peu favorable à la légalisation, a annoncé la présentation d’un projet de loi au second semestre 2022, estimant que « les mesures de légalisation du cannabis doivent être élaborées cet été dans le cadre d’une politique de santé » et soulignant que « l’administration de cannabis contaminé présente désormais un risque plus important que la distribution surveillée aux personnes qui consomment du cannabis de manière contrôlée avec une qualité appropriée ». En octobre 2022, ledit ministre présentait, lors d’une conférence de presse dédiée, une « feuille de route » pour une légalisation de la production commerciale et de la distribution de cannabis guidée par « des raisons de santé publique ». L’ambition affichée étant de servir de « modèle pour l’Europe ».

Dès son annonce, ce projet de réforme, qui se donne pour objectif de légaliser, à terme, l’ensemble de la chaîne de valeur du cannabis, a rencontré des résistances multiples : des réserves de la Commission européenne mais aussi des oppositions partisanes (CDU), des contestations de certains groupes professionnels (syndicats de policiers, une partie des médecins), les réticences de certains Länder (en particulier la Bavière), en plus de forts clivages dans l’opinion publique.

De l’annonce de la réforme au vote du projet de loi : un processus de gestation contrarié

Passé l’annonce de la coalition gouvernementale, le processus d’élaboration du projet de loi a connu des aléas et des rebondissements avant son examen au Parlement 15 mois plus tard, en février 2024. Le projet initial s’est, d’abord, trouvé sous la pression de la Commission européenne.

Après l’avoir soumis à la Commission européenne, le gouvernement de coalition dévoilait, le 12 avril 2023, une version considérablement amendée du texte. Revenant sur un projet de loi initialement bâti sur le principe d’un système de vente commerciale de cannabis, le gouvernement a donc été contraint de tempérer ses velléités réformatrices en optant pour une mise en place « progressive » d’une politique de légalisation déclinée en étapes successives appelées « piliers ». Le premier pilier encadre la possession de cannabis, la consommation et la culture à domicile (à compter du 1er avril 2024) et autorise la création de « clubs de cannabis », assimilables à des coopératives de culture de cannabis (à compter du 1er juillet 2024). Le second pilier, à définir dans un nouveau projet de loi renvoyé à 2025, devant consister à autoriser la vente de cannabis dans des magasins spécialisés. Ce second volet de la réforme, encadrant la production, la commercialisation et la vente de cannabis, devrait être assorti d’une phase-test dans plusieurs Länder.

Unanimement présenté comme un « rétropédalage » dans la presse nationale et internationale, à l’instar du Luxembourg quelques mois auparavant (qui, après avoir annoncé une légalisation complète du cannabis, s’est finalement limité à autoriser l’autoproduction), ce recadrage du projet de légalisation a suscité des réactions mitigées. Dans les médias nationaux, le nouveau projet a donné lieu à une réception oscillant entre dérision et craintes : « Cultivez votre propre herbe ! », ironisait le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, estimant que le cannabis deviendrait désormais assimilable à « un légume bio qui doit être cultivé avec amour ». À l’inverse, des intervenants spécialisés dans la prévention des addictions dénonçaient le risque d’un accès facilité au produit et d’une « normalisation » du cannabis auprès des jeunes, par ailleurs contraints de « continuer à s’approvisionner auprès des dealers du parc » (selon le député CSU de Bavière, Stephan Pilsinger).

Comment expliquer cet apparent retournement ? En substance, le projet de loi a été adapté pour satisfaire à la législation européenne qui oblige les États-membres à sanctionner les crimes liés au trafic de drogues, entendu comme un ensemble large, englobant tout à la fois la production, la fabrication, l’extraction, la préparation, l’offre, la mise en vente, la distribution, la vente et la livraison de toute drogue, incluant le cannabis. Il a donc exclu de son périmètre la vente de cannabis dans des boutiques physiques et confiné l’activité des « clubs de cannabis » à des opérations non-lucratives et à des quantités limitées. Par ailleurs, l’Allemagne étant membre de l’espace Schengen, sans contrôle aux frontières, l’argument d’une réglementation dérogatoire au droit communautaire a été mis en avant par la Commission européenne pour alerter le gouvernement de coalition sur la nécessité d’une surveillance renforcée des frontières pour contrôler les flux de cannabis afin de ne pas compromettre les politiques antidrogues des pays voisins.

En sus de la contrainte communautaire, l’élaboration de la loi a également été perturbée par des tensions politiques domestiques. Si le gouvernement s’était accordé sur le contenu de la nouvelle loi dès août 2023, l’examen au Parlement a fait l’objet de reports du fait des vives critiques visant certaines dispositions, émanant d’abord de la coalition elle-même. Au sein du SPD, plusieurs députés ont menacé de rejeter la loi, estimant que leurs préoccupations n’avaient pas été prises en compte, sur la mise en œuvre locale des « clubs de cannabis » ou sur les moyens alloués à la prévention. Ainsi par exemple, en opposition à K. Lauterbach, également membre du SPD, plusieurs députés du Bundestag (la chambre basse du Parlement) comme Sebastian Fiedler (par ailleurs ancien président du Syndicat des agents de la police criminelle) ou Sebastian Hartmann, sont intervenus au sein de leur parti pour tenter de bloquer la loi.

Quelques jours avant le vote, ils ont adressé une lettre à tous les députés du SPD les enjoignant à voter contre, tout comme les oppositions de droite, l’Union chrétienne-démocrate (CDU, conservateur) et l’Alternative für Deutschland (AfD, extrême droite), qui ont vivement contesté le projet. En outre, au sein du Bundesrat (chambre haute composée des représentants des 16 Länder), plusieurs autorités régionales ont fait preuve de résistances et de menaces d’entrave, à l’instar de la Bavière, dont le ministre-président conservateur Markus Söder (Union chrétienne-sociale, CSU) a estimé que « la légalisation du cannabis est une erreur fatale ». Le gouvernement de Bavière, ralliant plusieurs Länder, a même appelé à la création d’une commission (comité de médiation) afin de retarder l’adoption de la loi, contraignant la coalition à d’âpres négociations en amont du vote pour éviter un revers.

Le gouvernement fédéral a donc dû faire d’importantes concessions pour dissuader les Länder de demander la création d’un comité de médiation au sein du Bundesrat, afin de répondre aux « préoccupations » concernant la législation sur le cannabis : un « protocole de déclaration » a été publié, comprenant des engagements tels que la garantie d’un financement continu pour la prévention du cannabis au-delà de 2024, prévoyant des montants budgétaires dépassant de loin les projets initiaux.

Pour apaiser les inquiétudes concernant les cannabis clubs, le gouvernement a également proposé un renforcement des contraintes et contrôles visant à empêcher tout développement commercial. Cependant, par-delà ces concessions, le gouvernement fédéral a maintenu le principe d’une remise rétroactive des peines sous forme d’amnistie. La décision de faire appel à un comité de médiation est restée incertaine jusqu’au jour du vote par le Bundesrat, la Saxe, la Basse-Saxe, Brême, Berlin et la Hesse penchant pour l’abstention. Malgré l’intention de certains Länder de faire appel au comité de médiation, la déclaration protocolaire du gouvernement fédéral a permis de contrecarrer cette tentative de barrage, qui n’a finalement pas rallié de majorité au sein des Länder.

Ainsi, après plusieurs mois de retard et des débats parlementaires houleux, la loi controversée visant à légaliser partiellement le cannabis en Allemagne a été adoptée par le Bundestag le 23 février 2024, par 407 voix pour (226 contre), avant d’être approuvée le 22 mars 2024 par le Bundesrat, qui a donc choisi de ne pas retarder sa mise en œuvre.

Légaliser pour contrôler : des règles strictes d’encadrement

Un des changements majeurs introduits par la CanG a été le retrait du cannabis de la liste des stupéfiants en Allemagne (Betäubungsmittelgesetz, BtMG). La loi prévoit néanmoins des dispositions et des sanctions pénales spécifiques (§34 à §36 CanG) pour la possession illicite de stupéfiants (passible de peines allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement) ou pour l’importation illégale de cannabis ou tout autre produit stupéfiant (jusqu’à 2 ans d’emprisonnement). Ainsi, par exemple, les personnes ne résidant pas durablement en Allemagne qui seraient contrôlées en possession de cannabis risquent des poursuites judiciaires pour « acquisition illicite de drogue » ou « importation illégale de cannabis », infractions passibles de peines pouvant aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement ou une amende pouvant atteindre 30 000 €.

Aux termes de la loi, la possession de cannabis par les adultes (à partir de 18 ans) n’est plus interdite en-deçà de 25 grammes depuis le 1er avril 2024. Mais surtout, la loi prévoit la possibilité d’un accès légal au cannabis pour les adultes, sous deux formes principales. À condition d’être majeurs, les résidents allemands (depuis plus de six mois) sont autorisés à cultiver jusqu’à trois plants de cannabis à titre privé pour leur propre consommation. Depuis le 1er juillet 2024, ils sont également autorisés à cultiver du cannabis en commun ou à s’approvisionner auprès d’associations agréées pour produire du cannabis, les « clubs de cannabis » (ou « cannabis social clubs »), fonctionnant sur le modèle de coopératives de culture à but non-lucratif. Ces associations à caractère non-commercial doivent solliciter une licence les autorisant à cultiver du cannabis avec la participation active de leurs adhérents et à le distribuer à leurs membres uniquement pour leur propre consommation. La légalisation ne signifie pas, pour autant, une levée totale des interdits. À la fois dans la logique du cadrage « santé publique » de la loi et aussi dans une logique de blame avoidance compte tenu des vives critiques adressées au projet, un cadre réglementaire serré a été conçu pour encadrer les usages légaux du cannabis.

Ainsi, la création de clubs de cannabis a été présentée comme une mesure permettant de renforcer la protection des consommateurs (en endiguant la circulation de produits échappant à tout contrôle, présentant, à ce titre, des risques sanitaires pour les consommateurs) et de réduire la place du marché noir, sans pour autant ouvrir la voie à une offre commerciale florissante comme aux États-Unis dans les juridictions qui ont légalisé le cannabis.

En cohérence, des conditions légales strictes ont été fixées pour encadrer le fonctionnement des clubs. Ils peuvent vendre un maximum de 25 grammes de cannabis par jour et pas plus de 50 grammes par mois à leurs membres adhérents exclusivement (redevables d’une cotisation), dont le nombre est plafonné à 500 personnes. Pour les jeunes majeurs (entre 18 et 21 ans), la quantité de cannabis autorisée à l’achat est minorée : elle se limite à 30 grammes par mois et à une gamme de produits dont la teneur en principe actif (THC, ou tétrahydrocannabinol) ne dépasse pas 10 %. Le cannabis vendu dans ces clubs doit donc répondre à des limitations de quantité mais aussi à des normes de qualité contrôlée et être vendu uniquement sous une forme pure, c’est-à-dire sous forme d’herbe (marijuana) ou de résine (haschisch).

Contrairement aux schémas de légalisation mis en œuvre dans les États américains qui ont légalisé le cannabis et, dans une moindre mesure, dans certaines provinces canadiennes, les produits dérivés du cannabis (incluant produits alimentaires infusés au THC, liquides de vapotage, huiles et concentrés, etc.) ne peuvent pas être vendus dans les clubs de cannabis allemands. Ces clubs sont également chargés de distribuer graines et boutures de cannabis à leurs membres pour la culture à domicile, à hauteur d’un maximum de 7 graines ou de 5 boutures par mois. Enfin, la culture de cannabis dans le cadre de ces clubs doit être contrôlée au minimum une fois par an par les autorités.

Le défi réglementaire consiste à encadrer efficacement la visibilité et la circulation du cannabis. Bien que la possession du produit soit désormais autorisée dans l’espace public (dans la limite de 25 grammes), il est interdit d’en consommer en journée dans les zones piétonnes (entre 7 heures et 20 heures). En outre, la consommation reste prohibée en présence de mineurs. Il est également interdit de fumer à moins de 100 mètres des clubs (y compris dans leur enceinte), de tout établissement fréquenté par des mineurs (écoles, aires de jeux pour enfants, etc.) et des installations sportives.

L’instauration de telles « zones de protection » s’inspire des schémas de régulation nord-américains. Les clubs sont également tenus de respecter une interdiction générale de publicité et de sponsoring. De même, dans le cadre de la culture à domicile, des règles légales s’appliquent. Par exemple, les graines, les plants ainsi que le cannabis doivent être tenus hors de portée des enfants. De plus, la récolte doit être stockée dans un lieu sécurisé fermé à clé. Par ailleurs, la loi sur le cannabis impose de nouvelles restrictions liées à la conduite sous influence ; il est également interdit de conduire en cas de consommation conjointe de cannabis et d’alcool, quelles que soient les quantités en cause.

Enfin, un autre aspect important de la loi sur le cannabis, qui a constitué un registre de légitimation de celle-ci, concerne le renforcement de la prévention. Considérant qu’une consommation de cannabis peut être « dangereuse » pour les jeunes, en pleine période de maturation cérébrale, le ministre de la Santé a annoncé une campagne de sensibilisation, assortie de programmes d’intervention, lancée au printemps 2024. Intitulée « Cannabis : Légal, mais… » (Legal, aber…), cette campagne encourage les jeunes à s’informer sur les risques associés à la consommation de cannabis. Par ailleurs, des mesures de prévention ont été mises en place par le Centre fédéral pour l’éducation à la santé (Bundeszentrale für gesundheitliche Aufklärung / BZgA, Cologne), notamment auprès des associations de cultivateurs.

Mais malgré la réduction du périmètre de la légalisation et la mise en place d’une réglementation stricte, la loi une fois adoptée continue de susciter des réactions hostiles et alimente divers types de contentieux car elle laisse un certain nombre de questions sans réponses.

Difficultés de mise en œuvre, impensés de la réforme et défis de régulation

Tout comme en Amérique du Nord, la mise en œuvre de la légalisation en Allemagne est contrariée par deux types de facteurs : d’une part, la mise à l’épreuve pratique d’un cadre réglementaire très détaillé et sans précédent, révélant, à l’usage, des imprévus, des impensés, des contradictions, des inadaptations localisées, etc. ; d’autre part, des contestations politiques qui, dans un cadre fédéral, se traduisent par des entraves territoriales au déploiement du nouveau système.

Même dans des Länder dirigés par les sociaux-démocrates solidaires de la réforme, les critiques sont vives quant à un projet de loi jugé mal ficelé et mis en œuvre de façon précipitée. Car la légalisation ne signifie pas nécessairement moins de règles, mais d’autres règles à faire respecter. Or, les autorités responsables n’en ont pas toujours les moyens, en particulier sur le plan juridique. En effet, la répartition des compétences de contrôle entre les polices municipales et régionales fait déjà l’objet de litiges dans plusieurs régions. Par ailleurs, les directives et les moyens d’équipement alloués aux forces de l’ordre pour faire appliquer la loi sont perçus comme déficients, s’agissant par exemple du matériel permettant de peser la quantité de cannabis retrouvée lors d’une interpellation afin de vérifier la conformité aux seuils légaux (balances de pesage).

De même, l’introduction d’une limite légale de présence de cannabis dans le sang, définissant la conduite en état d’ébriété (fixée à un seuil de 3,5 ng/ml de THC dans le sang, contesté pour ne reposer sur aucune base scientifique solide) pose un problème d’application, les tests de dépistage salivaire étant les seuls à disposition des forces de l’ordre intervenant en bord de route. Enfin, la mise en œuvre de la légalisation induit une augmentation de la charge de travail pour la police et la justice. Alors que le syndicat conservateur des policiers (DPolG) dénonce, par la voix de son président, un « monstre bureaucratique avec beaucoup de réglementations parcellaires », la Fédération des juges allemands (DRB) s’alarme de la surcharge d’activité découlant de l’amnistie prévue par la loi pour les délits liés au cannabis : plus de 210 000 dossiers de condamnation pouvant conduire à une amnistie partielle ou totale doivent être réexaminés, empêchant la justice pénale de « se consacrer à d’autres tâches pendant des semaines et des mois », sans compter les possibles litiges à traiter du fait des complexités et des ambiguïtés de la nouvelle législation.

En outre, la loi sur le cannabis donne aux Länder une grande flexibilité pour imposer des restrictions sur la taille des cultures. Si les gouvernements régionaux ont été autorisés à fixer leurs propres limites pour la culture du cannabis pour conjurer le risque de rejet de la réforme au Bundesrat, il en résulte de fortes variations régionales. Dans des Länder comme la Bavière, des restrictions importantes sont appliquées aux clubs de cannabis, retardant l’octroi des permis au moins jusqu’à l’automne 2024, alors que d’autres Länder ont attribué les premières licences dès la semaine suivant l’entrée en vigueur du premier pilier de la loi autorisant ces espaces (en Basse-Saxe).

L’avenir de la réforme dépendra en grande partie de sa capacité à tenir les promesses du gouvernement, qui la présentait comme un moyen de lutter plus efficacement contre le marché noir, un point contesté par l’opposition conservatrice, les syndicats de policiers et certains députés du SPD. La CDU, arrivée en tête des élections européennes de juin 2024 qui ont objectivé la forte vague conservatrice en Europe, a déjà annoncé qu’elle reviendrait sur la loi sur le cannabis si elle reprenait le pouvoir après les prochaines élections générales en Allemagne, en octobre 2025. Un tel revirement contrasterait fortement avec les situations nord-américaines où les critiques et désillusions de la légalisation n’ont pas suscité de projets d’abrogation.

Bien que la mise en œuvre de la réforme allemande soulève des critiques, le projet politique d’une régulation du cannabis continue d’inspirer des initiatives réformatrices en Europe. Ainsi, en juillet 2024, le gouvernement tchèque a annoncé vouloir mettre en place un marché commercial du cannabis pour adultes dans le cadre d’une « loi sur la gestion du cannabis ». Le projet de réforme viserait à légaliser l’auto-culture de cannabis à usage personnel et à créer des associations de cultivateurs comme en Allemagne mais aussi à mettre en place un « marché réglementé du cannabis », jugé « nécessaire » pour « minimiser le marché illicite du cannabis ». Ce serait alors le premier pays de l’Union européenne à adopter une législation autorisant un marché commercial du cannabis réglementé.


Ivana Obradovic

Politiste, Directrice adjointe de l’observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)