Société

Dans quelles sphères vivons-nous ? Sur la société intrasectionnelle

Politiste

En ajoutant une dimension intrasectionnelle à la notion d’intersectionnalité, il devient possible de défendre un universalisme minoritaire dans une société composée d’une diversité d’individus – eux-mêmes pluriels – situés, et permettant de mieux articuler les expériences minoritaires aux identités minoritaires. Et d’ouvrir dès lors une voie, parmi d’autres, vers une société plus juste et prête à faire face aux enjeux écologiques du siècle.

Le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes menacent l’humanité tout entière. Pourtant, quelques riches entrepreneurs croient pouvoir y échapper en se barricadant dans des îlots coupés du reste du monde. D’autres trouvent dans la foi les moyens de se rassurer sur leur sort : la ferveur rédemptrice les sauvera de l’apocalypse. D’autres, enfin, nient ou minorent les conséquences du changement climatique en s’abritant, littéralement, derrière un écran.

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Pris dans un flot permanent d’informations où une catastrophe en chasse une autre, ils sont comme anesthésiés et peinent à identifier les leviers d’action à leur disposition. Leur inertie fait écho à la dégradation exponentielle de l’environnement : lente d’abord, accélérée ensuite, déconnectant encore davantage les individus des conséquences de leurs actes[1].

Comment agir au nom de toute l’humanité quand celle-ci ne parvient pas à s’accorder sur son destin ?[2] Le cosmopolitisme est-il un antidote suffisant ?[3] L’émergence d’une responsabilité globale est limitée par les capacités morales des individus, comme le montre avec force le roman de Max de Paz, La Manche[4] : chaque jour, nous prêtons attention aux un·es et détournons le regard des autres. Dans un monde d’interconnexions, la proximité est-elle vraiment redéfinie ? La circulation des fictions par-delà les frontières (celle, par exemple, d’un film ou d’un livre à succès) transforme-t-elle la façon dont se forge le sentiment d’appartenance ?

À l’occasion de la remise de son prix Nobel, Albert Camus déclarait qu’il préfèrerait toujours sa mère à la justice[5]. Cette assertion soulève, aujourd’hui plus que jamais, une question fondamentale : dans quelles sphères vivons-nous ? Agir efficacement contre le réchauffement climatique implique de tenir compte des différents cadres moraux dans lesquels s’exerce la justice et de disposer d’une grille de lecture pour mieux saisir la façon dont ces cadres s’articulent les uns aux autres.

C’est le


[1] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010, p. 12-14.

[2] Voir Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.

[3] Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ?, Paris, Galilée, 2011, p. 12-17.

[4] Max de Paz, La Manche, Paris, Gallimard, 2024.

[5] Dominique Birmann, « Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien », Le Monde, 14 décembre 1957.

[6] Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983), trad. Pascal Engel, Paris, Seuil, 1997.

[7] John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 568-569.

[8] Susan Moller Okin, Justice, Gender, and the Family, New York, Basic Books, 1989, p. 111-117.

[9] Michael Walzer, « Nation and Universe », The Tanner Lectures on Human Values, Brasenose College, Oxford University, mai 1989, p. 532.

[10] Félix Mégret (dir.), « Relire Sphères de justice », Raisons politiques, numéro spécial, 94, mai 2024.

[11] Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l’universel. Les Forces imaginantes du droit, Paris, Seuil, 2004, p. 405 — Ernesto Laclau, La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation (1989), trad. Claude Orsoni, Paris, La Découverte, 2000, p. 27-29 ­— Alain Policar, L’Universalisme en procès, Lormont, Les Bords de l’eau, 2021, p. 108-109.

[12] Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016, p. 311-313.

[13] Saba Mahmood, Politique de la piété. Le Féminisme à l’épreuve du renouveau islamique (2004), trad. Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, 2009, p. 51.

[14] Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2023, p. 131-136.

[15] Étienne Balibar, « Universalisme situé : relativité ou conflit ? »,

Bruno Perreau

Politiste, Professeur au Massachusetts Institute of Technology

Notes

[1] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010, p. 12-14.

[2] Voir Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.

[3] Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ?, Paris, Galilée, 2011, p. 12-17.

[4] Max de Paz, La Manche, Paris, Gallimard, 2024.

[5] Dominique Birmann, « Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien », Le Monde, 14 décembre 1957.

[6] Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983), trad. Pascal Engel, Paris, Seuil, 1997.

[7] John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 568-569.

[8] Susan Moller Okin, Justice, Gender, and the Family, New York, Basic Books, 1989, p. 111-117.

[9] Michael Walzer, « Nation and Universe », The Tanner Lectures on Human Values, Brasenose College, Oxford University, mai 1989, p. 532.

[10] Félix Mégret (dir.), « Relire Sphères de justice », Raisons politiques, numéro spécial, 94, mai 2024.

[11] Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l’universel. Les Forces imaginantes du droit, Paris, Seuil, 2004, p. 405 — Ernesto Laclau, La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation (1989), trad. Claude Orsoni, Paris, La Découverte, 2000, p. 27-29 ­— Alain Policar, L’Universalisme en procès, Lormont, Les Bords de l’eau, 2021, p. 108-109.

[12] Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016, p. 311-313.

[13] Saba Mahmood, Politique de la piété. Le Féminisme à l’épreuve du renouveau islamique (2004), trad. Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, 2009, p. 51.

[14] Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2023, p. 131-136.

[15] Étienne Balibar, « Universalisme situé : relativité ou conflit ? »,