Le camping : une solution face à la crise du logement ?
Bien que l’expression « crise du logement » puisse sembler inadaptée pour décrire des difficultés anciennes et structurelles, le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre note une nette aggravation récente. Aujourd’hui, près de 15 millions de personnes sont touchées à des degrés divers par cette crise, dont 4 millions vivent dans des conditions précaires, et plus d’un million sont privées de logement personnel.
Cette situation, qui affecte une part croissante de la population, a des conséquences particulièrement graves pour les classes populaires et les foyers modestes, qui en subissent les répercussions les plus sévères.
Au-delà des chiffres, cette crise du logement met en lumière des dynamiques profondes d’inégalités sociales. Le logement ne se contente plus de refléter ces inégalités, il contribue largement à les amplifier : tandis que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader sous l’effet d’une augmentation du taux d’effort – la part des revenus consacrés au logement ayant doublé depuis les années 1970 pour les locataires, atteignant désormais plus de 45 % en moyenne chez les locataires privés appartenant aux 25 % des ménages les plus modestes –, les catégories aisées profitent de la flambée des prix immobiliers. Cette disparité se traduit par le fait que plus de la moitié du parc locatif privé est aujourd’hui détenue par seulement 3,5 % de la population, composée de ménages possédant chacun au moins cinq logements.
Les conséquences de cette amplification des inégalités se manifestent de multiples façons : relégation spatiale, surpeuplement, précarité énergétique, impayés de loyer, expulsions locatives, mais aussi par l’essor frappant du camping résidentiel. Vivre toute l’année dans un camping, une caravane ou un mobil-home comme unique domicile est devenu une réalité pour un nombre croissant de ménages. Parallèlement, alors que le nombre de logements convertis en locations touristiques de type Airbnb a explosé, de plus en plus de logements restent inoccupés ou sous-occupés. La proportion de résidences secondaires atteint ainsi un niveau record, représentant près de 10 % du parc immobilier, tandis que plus de 3 millions de logements sont vacants[1]. À Paris, un logement sur cinq n’est plus utilisé comme résidence principale. Dans ce contexte, de nombreux ménages modestes se voient, à l’inverse, contraints de transformer des hôtels ou campings, en principe destinés au tourisme, en résidences permanentes.
Le phénomène du camping résidentiel, souvent associé aux États-Unis, où plus de vingt millions de personnes vivent dans une caravane ou un mobil-home (soit 7 % de la population, dont la moitié dans des campings), ne se limite donc plus à ce seul pays[2]. Il s’est également étendu à d’autres régions du monde, notamment en Australie, au Canada, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne et en Belgique. En France, ce phénomène a pris une ampleur particulière en raison de l’intensité de la crise du logement, de l’existence d’un vaste parc de campings – le deuxième au monde après les États-Unis, concentrant à lui seul un tiers des capacités européennes – et de la prolifération de mobil-homes conçus pour une occupation prolongée depuis les années 1990. Aujourd’hui, plus de 100 000 personnes vivraient ainsi dans des campings.
Pourtant, réduire ce phénomène à une simple conséquence de la précarité économique serait réducteur. Une enquête ethnographique menée durant plusieurs années dans des campings d’Île-de-France et des départements limitrophes révèle une réalité bien plus complexe que les visions homogénéisantes et souvent empreintes de misérabilisme laissent supposer[3]. Cette étude met en évidence la diversité des situations, des trajectoires, des ressources, des expériences et des styles de vie des habitants de ces campings. Elle souligne également les ambivalences de ces pratiques résidentielles, mêlant contraintes et autonomie. Selon les différentes fractions des classes populaires concernées, l’installation en camping prend des significations diverses, étroitement liées aux difficultés structurelles croissantes pour les membres des classes populaires à accéder ou à satisfaire leurs aspirations résidentielles sur le marché du logement ordinaire.
Face à la rue, le camping comme ultime refuge
Dans un contexte de paupérisation croissante – avec plus de 9 millions de personnes vivant aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, soit près de 15% de la population – de flambée des prix du logement et de difficultés accrues d’accès au parc social pour les plus précarisés, le nombre de sans-domicile a triplé depuis les années 2000, dépassant les 330 000 personnes.
Face à cette situation, certains campings jouent désormais un rôle crucial en offrant un lieu d’habitation aux franges les plus précarisées des classes populaires, exclues du logement traditionnel. Souvent célibataires, sans emploi stable et disposant de revenus très faibles, principalement issus des minima sociaux, ces personnes ont généralement une longue expérience de la précarité, marquée par des périodes prolongées de pauvreté et de précarité résidentielle.
Dans ce contexte, l’enquête révèle que le camping résidentiel devient pour ces individus une solution offrant une relative stabilité, une protection et une intimité qu’ils risquaient de perdre, ou dont ils étaient déjà privés. Ce mode de vie leur permet de pallier la pénurie de logements abordables sur le marché immobilier traditionnel et d’éviter le dénuement et la violence extrême de la rue – où, selon l’INSERM, plus de 4 000 personnes meurent chaque année des conséquences de la privation de logement – ou les conditions précaires de l’hébergement chez des tiers. Ainsi, le camping résidentiel agit à la fois comme un « filet de sécurité » et comme une voie de sortie de l’extrême précarité.
Bien que leurs conditions matérielles soient souvent très précaires – vivant dans des caravanes et mobil-homes anciens et dégradés, installés dans des campings bas de gamme où l’eau est coupée entre novembre et avril – le camping est généralement perçu comme un « espace ressource » et une solution durable à l’absence de logement. Avec un sens aigu de la débrouille, ces résidents parviennent bien souvent, avec très peu de moyens, à améliorer leur habitat et à réaliser de petites ascensions résidentielles au sein de ces campings, comme l’achat d’un mobil-home, la récupération d’une seconde caravane, ou l’autoconstruction.
Par des pratiques d’autoproduction, comme la culture d’un potager, l’élevage de poules ou de lapins, le bricolage ou la pêche, ils allient, pour ainsi dire, l’utile à l’agréable, satisfaisant des goûts et dispositions issus d’un style de vie à la fois populaire et rural, hérité de leur socialisation primaire. Le camping devient ainsi un lieu d’entre-soi social et communautaire, relativement protégé des jugements extérieurs et de la stigmatisation sociale, souvent considéré comme une alternative préférable au logement social ou à certaines formes de logement collectif[4].
Au-delà des aspects matériels, le camping offre également à ces fractions précarisées des classes populaires un sentiment de reconnaissance et des formes d’identification sociale positive. Il procure des formes de « protection rapprochée » et des moyens de faire face aux difficultés économiques grâce aux réseaux de solidarité et d’entraide de proximité[5]. Des coalitions d’intérêts se forment avec les personnes qui fréquentent le camping pour leurs loisirs (pour la surveillance et l’entretien des parcelles en leur absence par exemple) et les gérants de camping (notamment par l’entretien des lieux en échange d’une exonération de loyers).
Cette dynamique de « re-collectivisation » des classes populaires, qui succède à la « décollectivisation » de l’existence ouvrière décrite par Michel Verret pour les « Trente Glorieuses », ne se limite pas aux campings résidentiels[6]. Comme l’illustrent d’autres enquêtes récentes, notamment celles du collectif Rosa Bonheur, elle s’exprime également dans divers contextes où les ressources de proximité liées à l’espace résidentiel jouent un rôle crucial dans la survie des personnes en situation de précarité[7]. Ce rôle devient d’autant plus vital dans une période marquée par le démantèlement des protections sociales, la précarisation de l’emploi et le chômage de masse.
Le rôle central du logement dans les dynamiques de déclassement
Si la crise frappe d’abord les fractions les plus paupérisées de la société, elle touche désormais, de manière particulièrement brutale, des segments jusqu’ici plus stables des classes populaires, voire du bas des classes moyennes. Parmi les personnes installées à demeure dans les campings, nombreuses sont celles pour qui cette situation symbolise un déclassement social et résidentiel. Ce phénomène, de plus en plus répandu, contraste fortement avec les discours dominants de mobilité sociale ascendante et les figures de transfuge de classe souvent médiatisées[8].
Ces personnes, désormais confrontées au déclassement en camping, n’avaient jusqu’alors jamais connu de grandes difficultés en matière sociale et résidentielle. Elles appartenaient plutôt aux fractions supérieures des classes populaires, ou aux « petits moyens »[9] situés à la frontière des classes moyennes, et bénéficiaient généralement de revenus stables issus d’une activité salariée ou d’une pension de retraite. Cependant, dans un contexte de ressources limitées et de flambée des prix de l’immobilier, un simple « accident biographique » – tel qu’une séparation, un divorce ou parfois une rupture professionnelle – a pu les faire basculer dans une grande précarité résidentielle.
Cette situation met en évidence l’importance cruciale du marché du logement, au même titre que les transformations du marché du travail, dans les dynamiques contemporaines de « déstabilisation des stables »[10]. Avoir un emploi ne garantit plus l’accès à un logement adéquat, et des individus ou groupes autrefois relativement protégés peuvent aujourd’hui être déstabilisés par la conjoncture immobilière, se retrouvant à vivre dans des conditions en fort décalage avec leur statut social.
Ces conditions de vie très dégradées entraînent des souffrances profondes pour les personnes qui en sont victimes. Percevant le camping comme une solution de dernier recours et n’ayant aucune intention d’investir financièrement dans ce mode de vie, elles aspirent à retrouver une situation plus stable. Elles se tournent alors vers les habitats les plus dégradés, souvent des caravanes anciennes et très détériorées, situées dans les campings les plus bas de gamme.
Cette recherche d’un refuge, même précaire, les projette dans un environnement rural ou périurbain dont elles ne sont pas nécessairement familières. Résidant dans des lieux souvent excentrés, elles vivent une expérience de relégation résidentielle particulièrement aiguë. Cette relégation est exacerbée par le manque de confort (exiguïté de l’habitat, absence de sanitaires, coupure d’eau en hiver, défaut d’isolation, etc.) ainsi que par un profond sentiment de honte et d’humiliation, qui les pousse à l’isolement relationnel.
Ces conditions de vie précaires engendrent de multiples décalages difficiles à supporter : un décalage entre leurs habitats passés et leur habitat présent, entre leur position sociale et leur condition résidentielle actuelle, ainsi qu’entre leurs aspirations personnelles et les options résidentielles disponibles, particulièrement limitées.
Face à cette impasse, ces personnes placent leurs espoirs principalement dans le logement social. Cependant, ces attentes sont souvent déçues, les propositions de logement social se faisant attendre, parfois pendant de longues années, surtout pour les logements qui ne sont pas situés dans les segments les plus dégradés du parc. Ce qui devait être une situation temporaire finit ainsi par s’éterniser, dans un contexte où le nombre de ménages en attente d’un logement social en France n’a jamais été aussi élevé, atteignant 2,6 millions de foyers.
Ce chiffre, qui a doublé en 15 ans en Île-de-France, illustre l’ampleur de la crise du logement et le désengagement croissant de l’État dans ce secteur. Une situation qui risque de s’aggraver dans les années à venir, au vu des récentes mesures gouvernementales. Parmi celles-ci, citons la « Réduction de loyer de solidarité » (RLS) de 2018, qui a amputé les ressources des bailleurs sociaux de 1,3 milliard d’euros par an, l’augmentation de la TVA de 5,5 % à 10 % sur la production de logements sociaux PLUS (Prêt Locatif à Usage Social) et PLS (Prêt Locatif Social), ainsi que la remontée du taux du livret A de 0,5 % à 3 %. S’ajoutent à cela les projets actuels de démantèlement de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) et la promotion du logement locatif intermédiaire, accessible à une infime minorité des ménages en attente d’un logement social (3% en Île-de-France), alors que la grande majorité des demandeurs (72% en Ile-de-France) se situent sous le plafond PLAI (Prêt Locatif Aidé d’Intégration).
Le camping : reflet des obstacles croissants à l’accession à la propriété
Le camping résidentiel, véritable symptôme des obstacles grandissants à l’accès et au maintien dans le parc résidentiel ordinaire pour les classes populaires, met également en lumière les freins structurels à l’accession à la propriété, qui touchent un nombre croissant de segments de la société, mais affectent tout particulièrement les classes populaires. Depuis la seconde moitié des années 1980, l’accès à la propriété pour ces groupes a cessé de progresser, ne bénéficiant désormais qu’aux catégories aisées[11].
Ce phénomène s’explique en grande partie par le déséquilibre grandissant entre les ressources des ménages et la flambée des prix du logement : entre 2000 et 2022, les prix d’achat ont augmenté de 160 % (170 % en Île-de-France), tandis que les revenus n’ont progressé, en moyenne, que de 45 %, rendant l’accès à la propriété de plus en plus inaccessible pour les classes populaires[12]. En parallèle, l’explosion des séparations et divorces depuis la fin des années 1970, un phénomène qui touche particulièrement ces groupes sociaux, a également contribué à ces difficultés croissantes[13].
Contrairement aux représentations qui associent le camping résidentiel à la misère, l’enquête révèle ainsi la présence de personnes situées du côté des fractions médianes et supérieures des classes populaires. Ces individus, souvent ouvriers ou employés qualifiés, auraient pu se loger sur le marché résidentiel classique. Cependant, face aux prix prohibitifs de l’achat immobilier et aux contraintes liées à leur situation (célibat, âge avancé), ils optent pour un mobil-home récent et confortable dans un camping haut de gamme, une solution plus abordable.
Ce choix reflète un désir d’accès à l’habitat individuel, un souhait particulièrement ancré parmi les classes populaires, où plus d’un ménage ouvrier sur deux réside actuellement en maison individuelle[14]. Ce souhait, renforcé par leur socialisation familiale en habitat individuel, trouve peu de réponses dans le marché immobilier classique et le parc social, qui offrent très peu de petites maisons accessibles aux ménages de petite taille. C’est ainsi à cette demande croissante, exacerbée par la fragilisation des liens conjugaux, que répondent aujourd’hui certains marchés du mobil-home et du camping.
Pour ces personnes, le camping représente bien plus qu’une simple alternative économique : il répond à une insatisfaction croissante face au logement collectif, notamment les cités HLM, qui sont de plus en plus discréditées et stigmatisées[15]. Ce mode de résidence leur permet de (re)devenir propriétaires, d’aménager leur espace selon leurs goûts, et de profiter d’un cadre de vie apprécié. L’installation en camping, perçue positivement, s’inscrit dans un contexte plus large d’opposition entre les résidents des cités HLM et ceux qui accèdent à la propriété, souvent dans des pavillons, ce qui constitue aujourd’hui l’une des principales lignes de clivage et de stratification au sein des classes populaires.
Ce mode de vie au camping favorise également des relations de sociabilité dans un environnement marqué par une forte homogénéité sociale, où ils peuvent déployer leurs propres modèles et styles de vie sans avoir à composer avec les classes dominantes ni les fractions précarisées des classes populaires. En accédant à une forme de propriété, ces résidents retrouvent ainsi la maîtrise de leur lieu de vie, tout en poursuivant une quête de respectabilité sociale et de préservation d’un certain entre-soi[16].
Cependant, derrière le discours parfois idéalisé de certains résidents, cette forme d’accession à la propriété présente des aspects particulièrement dégradés par rapport à l’accession traditionnelle. Le statut de locataire du terrain expose les habitants à l’ingérence des gérants, restreignant leur autonomie résidentielle par des limitations concernant les aménagements des parcelles et les personnes pouvant être accueillies. En outre, les coûts cachés associés à l’installation en mobil-home (prêts bancaires à taux élevé, factures énergétiques, etc.) et la rapide dépréciation des mobil-homes – qui perdent près de la moitié de leur valeur en trois ans – affaiblissent leur valeur patrimoniale. Cette situation rappelle les dynamiques de dépréciation et de dégradation qui affectent souvent le patrimoine ouvrier, dont la valeur, plus que pour d’autres classes sociales, réside souvent davantage dans l’usage immédiat que dans la transmission[17].
À cela s’ajoute l’insécurité foncière à laquelle sont confrontés les résidents permanents des campings, les gérants pouvant décider, à chaque échéance de contrat ou en cas de non-respect du règlement, de les expulser. Cette « semi-propriété » au camping s’avère donc fragile et incertaine, un investissement risqué qui peut les priver de leur unique patrimoine. En effet, dans les faits, ces mobil-homes sont difficilement déplaçables en raison de la nécessité de trouver, souvent en urgence, un camping ouvert à l’année et disposant de places disponibles, des risques liés au déplacement, du coût élevé d’un convoi exceptionnel, et des droits d’entrée souvent exigés par les gérants. Dans un contexte où les inégalités patrimoniales se creusent, et où la valeur des revenus décline face au poids croissant du capital[18], l’accession à la propriété en camping apparaît ainsi non seulement comme un symptôme des inégalités de patrimoine, mais aussi comme un facteur qui, à sa manière, contribue à les aggraver.
Le camping : reflet de la précarité statutaire et de fragilisation des statuts locatifs
Cette précarité statutaire est l’un des aspects les plus problématiques de ces habitats : quel que soit leur niveau de confort, les résidents sont privés des droits et des protections associés à un bail locatif standard, étant soumis à la réglementation du tourisme plutôt qu’au droit au logement. Cette réglementation, inadaptée à leur situation, offre très peu de protection. En conséquence, ces résidents se voient privés de droits fondamentaux tels que les Aides Personnalisées au Logement ou les Aides du Fond de Solidarité Logement, ainsi que des protections contre les expulsions ou les non-renouvellements de contrat, qui dépendent entièrement du bon vouloir du gérant. Ils peuvent ainsi être expulsés avec peu de recours, et sont particulièrement vulnérables face à des pratiques abusives comme les coupures d’eau et d’électricité, l’absence de factures détaillées, l’augmentation des « loyers », ou encore des règlements qui interdisent les visites.
Le camping résidentiel illustre ainsi de manière frappante les effets de la crise du logement sur le statut juridique d’occupation. Cette fragilisation des statuts est l’une des caractéristiques les plus marquantes de la crise contemporaine, entraînant l’apparition d’une « zone grise » en pleine expansion, qui brouille les frontières entre logement et non-logement, établies au fil du processus historique de protection sociale et de sécurisation du statut de locataire[19].
Depuis les années 2000, on observe, de fait, une recrudescence notable des habitats dotés de statuts dérogatoires au droit commun locatif et offrant peu de protections — autoconstruit ou auto-installé (mobil-home, caravane, cabane, yourte, véhicule aménagé…), squat, hôtel meublé, hébergement institutionnel ou chez des tiers, colocation, sous-location, meublé, etc. On pourrait parler, en reprenant, une fois encore, les termes du sociologue Michel Verret, d’un « extraordinaire retour du logement extraordinaire », contrastant avec « l’extraordinaire recul du logement extraordinaire » observé durant les Trente Glorieuses, une période marquée par la standardisation des conditions de logement en France, et la réduction des écarts entre classes sociales[20].
Cette évolution du logement va de pair avec la dérégulation du marché du travail et la précarisation des conditions d’emploi, marquées par la prolifération des contrats précaires et des sous-statuts dérogatoires à la norme salariale du CDI (CDD, intérim, statut d’auto-entrepreneur, etc.). La précarité de l’emploi et celle du logement se développent ainsi de manière conjointe, s’auto-alimentant et se renforçant mutuellement.
Politiques du logement : l’urgence d’un changement radical face à la crise
Dans ce contexte de double précarité, la mise en place de mesures politiques pour remédier à ces situations apparaît particulièrement urgente. Agir sur les causes structurelles de la crise du logement – notamment en régulant le marché immobilier, en luttant contre la spéculation foncière et immobilière, et en combattant les inégalités et la pauvreté, principaux moteurs du mal-logement – est, de toute évidence, indispensable. Cependant, il semble tout aussi crucial de mieux protéger les personnes vivant dans des habitats dérogatoires aux normes traditionnelles, en leur offrant des droits et protections adaptés, car la précarité statutaire s’ajoute souvent à leur précarité matérielle, en constituant même une cause essentielle de leur vulnérabilité.
Force est toutefois de constater que les politiques récentes ont souvent pris le contre-pied de ces besoins, aggravant la situation des personnes amenées à recourir à des habitats non-ordinaires. Parmi ces politiques, on peut citer certaines initiatives départementales visant à limiter la domiciliation dans les campings, allant jusqu’à suspendre les allocations logement de certains résidents.
Par ailleurs, les réticences des élus et services de l’État à appliquer la loi Alur de 2014, qui permettrait de transformer les plans locaux d’urbanisme et d’accorder des dérogations pour des habitats légers sur terrains non constructibles, montrent une opposition marquée à ces formes de logement. Les mesures répressives contre l’habitat léger, telles que les chartes contre la « cabanisation » et la destruction de bidonvilles sans solution de relogement, en témoignent également. La situation des « Gens du voyage » en est un autre exemple frappant : exclus et discriminés, ils subissent des restrictions extrêmement sévères sur le stationnement de leurs résidences mobiles, avec des aires spécifiques largement inadaptées et présentes dans seulement 3,6 % des communes françaises[21].
Dans ce contexte d’aggravation des difficultés de logement, le nombre de personnes en situation précaire ne cesse ainsi d’augmenter. Les récentes lois, comme celle Kasbarian-Bergé de 2023 dite « anti-squat », qui criminalise les plus démunis en menaçant de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende pour l’occupation de bâtiments vacants, tout en raccourcissant les délais d’expulsion en cas d’impayés de loyers, ne feront bien sûr qu’aggraver la situation. Les expulsions, déjà en hausse de 110 % au cours des dix dernières années (soit une multiplication par sept en quarante ans), risquent de s’intensifier encore davantage, augmentant ainsi le nombre de personnes sans domicile et de mal-logées.
Face à cette escalade de la précarité, seul un changement radical des politiques du logement, ainsi que des politiques sociales, économiques et migratoires, rompant avec les logiques néolibérales et sécuritaires, semble véritablement pouvoir enrayer cette dynamique. Bien que cette tendance soit ancienne, elle s’est considérablement intensifiée au cours des deux derniers quinquennats, sous l’effet de politiques résolument favorables au capital et aux ménages les plus aisés. La dérégulation accrue du marché du travail et du logement, l’austérité budgétaire, le démantèlement progressif des systèmes collectifs de protection sociale, ainsi que des politiques migratoires de plus en plus restrictives et répressives, n’ont cessé de dégrader les conditions de vie d’une part croissante de la population, en particulier des plus modestes, dont les droits sont constamment attaqués et les conditions de vie de plus en plus précaires, creusant ainsi davantage les inégalités sociales.
Un tel changement apparaît donc plus que jamais nécessaire pour résoudre les problèmes de logement, désormais au cœur de la question sociale, et pour offrir enfin des solutions durables à ceux qui en ont le plus besoin, en s’engageant résolument vers plus de justice sociale et d’égalité.
NDLR : Gaspard Lion a publié récemment Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires aux éditions du Seuil