Savoirs

« Fanatisme », de la théologie à la médecine

Politiste

D’abord utilisé par les protestants, au XVIe siècle, dans le cadre de querelles politiques et théologiques, le terme fanatisme a évolué avec le temps, passant notamment de la terminologie religieuse à la terminologie médicale au cours de la révolte des camisards à la fin du XVIIe siècle. Le récit de cette évolution sémantique offre un éclairage instructif et salvateur alors que le mot fanatisme demeure un stigmate toujours imposé depuis l’extérieur.

À l’occasion de la guerre entre Israël et le Hamas, on a vu réapparaître de multiples façons le terme fanatisme. Cette guerre peut être décrite, à la suite de beaucoup d’autres, comme un épisode de « fanatisme », bien que ce qualificatif très fréquent recouvre des connotations différentes. Retenons les arguments qui soulignent la terreur et la démesure de fanatisme. Ainsi le journaliste Marc Semo écrit-il : « En fanatique [nous soulignons], le Premier ministre Netanyahou ne semble plus avoir de limites. » Et l’on trouve la notion d’excès imputée au Hamas dans sa caractérisation par un ancien ambassadeur d’Israël en France, Élie Barnavi : « L’attaque du Hamas résulte de la conjonction d’une organisation islamiste fanatique [nous soulignons] et d’une politique israélienne imbécile. » On pourrait, à la suite de ces citations, caractériser la guerre entre Israël et le Hamas comme une guerre entre deux ennemis « fanatiques », ce qui expliquerait leur hostilité radicale.

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Cet article inclut à la fois un examen lexicographique et historique de la conception du « fanatisme » dans le discours théologique et dans le discours médical qui se sont succédés l’un à l’autre. Il renvoie à des transformations structurelles de l’histoire, et d’abord à la naissance du protestantisme, dont les premiers théologiens s’opposent au « fanatisme », violemment. En éclairant le sens de fanatisme, nous nous centrerons sur deux étapes, mais sans suivre toutes les variations du terme fanatisme depuis la Renaissance[1]. Il se trouve que fanatisme, notion théologique, est appliqué péjorativement à des variantes du protestantisme : au XVIe siècle, aux anabaptistes et, au début du XVIIIe siècle, aux protestants insurgés des Cévennes et du Vivarais, les camisards, qui sont ainsi, eux, l’objet d’un jugement médical.

Une des premières occurrences de fanatique se trouve dans un texte en latin de Philippe Melanchthon (1497-1560), humaniste et fidèle ami de Martin Luther (1483-1546), sous la forme « hommes fanatiques » (« homines fanatici »). Un des livres écrit en latin de Melanchthon, dont le titre, La Somme Théologique, est assez clair, a été traduit en français, avec une préface de Jean Calvin (1509-1564), en 1551. Or ce sont des protestants calvinistes, à savoir les camisards, qui s’insurgent contre la lourde répression mise en œuvre à la suite de la révocation de l’édit de Nantes (1685). Ils sont dénoncés comme des « fanatiques » par des catholiques et une partie des protestants européens. À partir de leur révolte armée au sein de l’Occitanie en 1702-1703, ils sont considérés surtout comme en proie à une « maladie ».

En nous appuyant sur le livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans de Languedoc (1966), et sur un article de Michel Foucault, « Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle » (1969)[2], on va voir que fanatisme s’inscrit dans la problématique de la médecine. Pour lors, on va remonter au XVIe siècle pour définir le concept de « fanatisme », dont le contenu se réfère à l’idée erronée, selon ses critiques, que la « société civile » pourrait être à l’image de la Cité de Dieu.

Commençons donc par la naissance du protestantisme.

En dehors des points doctrinaux multiples et conflictuels qui caractérisent le surgissement de Luther, on assiste à une guerre des paysans (1524-1525) ou à l’apparition de la figure de Thomas Münzer (1490-1525) et des sectes protestantes connues sous le nom d’anabaptistes. Ces dernières sont qualifiées de « fanatiques » par Melanchthon. Car les anabaptistes (qui refusent de baptiser les enfants en bas âge) sont mêlés à d’autres groupes radicaux, dont tous, selon Melanchthon, nient l’essentielle séparation de la Cité de Dieu et de la « société civile ».

En nous arrêtant sur l’expression « société civile » (societas civilis) chez Melanchthon, auteur de la Confession d’Augsbourg[3], mais aussi conceptuellement chez Luther et Calvin, on s’aperçoit qu’elle est synonyme de « société politique » : la « société civile » est régulée par le droit et par les autorités légitimes. Par exemple, la « société civile » admet la propriété privée et les métiers et elle peut fonctionner en dépit d’inégalités sociales profondes (par exemple entre un paysan démuni et le peintre à succès et suiveur de Luther, Lucas Cranach l’Ancien). Donc la « société civile » s’écarte de la Cité de Dieu avec laquelle elle doit maintenir un « intervalle », selon la formulation de Melanchthon : on ne peut déduire la société juste sur terre des Évangiles ou de l’Ancien Testament.

Lisons Philippe Melanchthon : « C’est pourquoi, nous soulignons qu’il y a un intervalle maximal entre l’Évangile et la politique et que toutes les choses politiques sont autorisées par l’Évangile, si elles sont en accord avec la raison. » Cet « intervalle maximal » est légitime et pertinent : il ne faut surtout pas essayer de combler l’écart entre la « société civile » et la Cité de Dieu. En effet, selon Melanchthon et Luther, le trait typique des « hommes fanatiques » est qu’ils tentent de réaliser la Cité de Dieu sur terre, ce qui est prohibé.

Quant à Luther, il a écrit plusieurs textes contre les paysans révoltés autour de 1525, par exemple, cette même année, il rédige Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans. Ce texte cite de multiples fois les Évangiles et l’Ancien Testament. Il condamne les paysans insurgés, qui sont des « chiens enragés », et leur promet « le feu éternel de l’enfer ». Et il s’adresse aux « seigneurs » qui, selon Luther, ont le droit et le devoir de punir les paysans en raison de leur rébellion et d’abattre le glaive sur leur vie. Ceux qui sont du côté de « l’autorité » légitime, s’ils devaient mourir en réprimant les paysans insurgés, deviendraient de « vrais martyrs ». « Au contraire, celui qui périra du côté des paysans sera livré au feu éternel de l’enfer, car il use le glaive contre la parole de Dieu et se fait le suppôt du diable[4]. » Ce bref texte se termine par une exhortation à la violence brutale contre les paysans révoltés, car Martin Luther prône le respect des autorités et des magistrats en place, – bref de la « société civile ».

Luther, Melanchthon et Calvin considèrent que le « fanatisme » est une faute théologique.

Pour sa part, Calvin, un peu plus tard, distingue de façon radicale le « corps et l’âme ». Cette opposition clivante recoupe le contraste de la vie sur terre, « présente et transitoire », et de la vie à venir dans la Cité de Dieu, qui, elle, est « éternelle ». Ainsi ces différences sont-elles analogues à celles que connaissent le « royaume spirituel du Christ » et « l’ordonnance civile » : conceptuellement, elles sont choses « fort loin à distance l’une de l’autre ». On note les termes synonymes qui séparent les deux réalités : « intervalle » chez Melanchthon et « distance » chez Calvin[5] : l’écart entre cité terrestre et Cité de Dieu est impossible à combler, et, surtout, vouloir réaliser la Cité de Dieu sur terre, transformer la « société civile » en Cité de Dieu est absolument prohibé.

Calvin s’en prend aux anabaptistes, qu’il appelle, au passage, les « phantastiques »[6], ce qui indique la dimension conjointe du fantasme et du « fanatisme » chez eux. Car pour lui, la Cité organisée, la « police » (un terme qui ne désigne pas les forces de l’ordre, mais qui est l’équivalent de la politeia, le gouvernement structuré) de la vie terrestre est globalement positive et conserve l’humanité des hommes parmi les hommes. Il est hostile à la « barbarie inhumaine » qui voudrait que la « tranquillité publique » soit atteinte. En effet, la nécessité de celle-ci est aussi indispensable aux habitants de la « société civile », de la « police », que « du pain, de l’eau, du soleil, et de l’air »[7]. Ainsi faut-il que la religion conserve une « forme publique parmi les chrétiens et que l’humanité subsiste entre les humains ».

Calvin insiste sur la légitimité du châtiment par les magistrats qui, selon les lois de la « police », peuvent prononcer la peine de mort : il lui semble compatible avec le statut de chrétien et de magistrat que cette fonction puisse, à juste titre, « répandre le sang humain ». Car Jean Calvin argumente que le magistrat est « chargé d’exécuter la justice ». Ainsi, au nom de « l’autorité », condensée par les lois, le chrétien-magistrat doit utiliser le « glaive » pour « occire » les coupables.

De la même façon, les guerres justes sont légitimées en droit par les Écritures. « La nature même nous enseigne, écrit Calvin, que le devoir des princes est d’user du glaive, non seulement pour corriger les fautes des personnes privées, mais aussi pour la défense des pays à eux commis, si on y fait quelque agression. Pareillement le Saint-Esprit nous déclare en l’Écriture que de telles guerres sont légitimes[8]. » Calvin poursuit en affirmant un point de doctrine qui contrarie le « fanatisme », expliquant que la doctrine des apôtres ne visait pas à gouverner les États politiquement, mais qu’elle portait sur le « règne spirituel du Christ ». Ici, il renvoie à saint Augustin, l’une de ses références habituelles.

Il argumente de la même façon sur quelques autres points. Ainsi démontre-t-il, selon ses propres principes, qu’il est légitime de recourir aux impôts et aux tributs, affirmant que ce faisant, et dans une juste mesure, les rois assurent la majesté de leur dignité et de leurs fonctions et évitent la « tyrannie » et le « pillage » qui aboutiraient à imposer abusivement « le pauvre populaire ». Et, par la même méthode, il justifie l’autorité des magistrats dans l’Europe protestante. Il est intéressant de remarquer ici que le « fanatisme » est, au contraire, valorisé par l’un des principaux théoriciens communistes au lendemain des révolutions de 1848, notamment pour affirmer que la révolution avait un avenir en Allemagne : il s’agit de Friedrich Engels, dans le texte intitulé La Guerre des paysans en Allemagne[9]

Nous avons vu, donc, que Luther, Melanchthon et Calvin considèrent que le « fanatisme » est une faute théologique.

Or, ce sont les coreligionnaires de ce même Calvin, les huguenots, qui, cent cinquante ans après, au début du XVIIIe siècle, ont conduit une insurrection dans le Languedoc, défiant les troupes de Louis XIV. Ces révoltés des Cévennes, appelés camisards, se manifestent en 1702-1703 par des bandes armées face aux soldats du roi, qui les répriment brutalement. La représentation contemporaine des insurgés, les camisards, aussi bien du côté catholique que du côté protestant, est celle de prophètes en proie à des convulsions.

Le dernier chapitre des Paysans de Languedoc d’Emmanuel Le Roy Ladurie, intitulé « Les rébellions sauvages », est centré justement sur la révolte des camisards. L’historien parle de « riposte » à la persécution des huguenots qui eut lieu avant et après la révocation de l’édit de Nantes (1685). Ces protestants calvinistes se manifestent dans le sud-est du Massif central (dans le Vivarais et dans les Cévennes). Leur révolte débouche, entre 1702 et 1703, sur l’insurrection de quelques milliers de laboureurs, de bergers, de cardeurs, de châtreurs de cochon, de maçons, et dans leurs rangs de beaucoup de femmes.

En cherchant à interpréter ce phénomène de révolte, Le Roy Ladurie trouve l’expression d’un enchaînement « culpabilité-fanatisme » qui fonctionne comme une succession de causalités. La « culpabilité » des pères et des mères qui ont cédé trop facilement aux pressions et à la persécution des catholiques aurait provoqué le « fanatisme » des fils et des filles. Le corps d’un fils dont le père s’est converti au catholicisme après la révocation de l’édit de Nantes est secoué de convulsions. Une mère qui a participé à la messe catholique retrouve sa fille en train d’énoncer des prophéties. Mais, poursuit l’auteur des Paysans de Languedoc, cela n’est possible qu’à une condition radicale, à savoir « l’acculturation », qui fait que les protestants des Cévennes, par exemple, ne parlent plus le patois mais s’expriment en français et chantent des psaumes dans la même langue.

Ainsi, face à « l’extirpation » du protestantisme par les autorités royales et à la capitulation de leurs parents, les enfants des paysans huguenots de Languedoc n’ont pas d’autre issue que de se transformer en « fanatiques des Cévennes » dans le cadre d’une « rébellion sauvage ». Et on assiste à la multiplication, selon Le Roy Ladurie, de « l’hystérie convulsionnaire et prophétique ». Un frontispice du livre du prêtre catholique David de Brueys, Histoire du fanatisme de notre temps, et le dessein que l’on avait de soulever en France les mécontents des calvinistes (1709), qui représente les camisards, est intitulé « Fanatiques ». On y voit ceux qu’on appelait aussi des « inspirés » dans un aride décor montagneux et leurs corps dans des formes diverses de « crise hystérique »[10] spectaculaires. On pourrait croire les patientes observées par le docteur Charcot à la Salpêtrière vers 1885.

La hiérarchie catholique utilise volontiers le terme fanatique, à l’exemple d’Esprit Fléchier (1632-1710), qui fut pendant un temps évêque de Nîmes. Il intitule un de ses textes Récit fidèle de ce qui s’est passé dans les Assemblées des fanatiques du Vivarez avec l’histoire de leurs prophètes et prophétesses au commencement de l’année 1689[11].

Ces paysans calvinistes entonnent des psaumes en français et sont capables de « prophétisme » tactique : par exemple, les « inspirés du Saint-Esprit » annoncent qu’une troupe d’infanterie royale est en embuscade près de lieu où ils sont rassemblés. Immédiatement, les prophètes « fanatiques » vont attaquer les soldats de Louis XIV car, selon leurs croyances, ils sont invulnérables. Et dans le Théâtre sacré des Cévennes, recueil contemporain de récits et de témoignages par les intéressés, que de camisards torturés à la mort sur la roue ressuscitent d’emblée. Et d’autres phénomènes étonnants obtiennent crédit aux yeux des camisards : ils attribuent aux « petits enfants » de l’âge de treize ou quatorze mois la capacité d’exhorter à la « repentance » tout en parlant « distinctement » en français.

Les camisards sont réprimés avec sévérité et brutalité, mais ils font des victimes dans les troupes royales, si bien qu’on compte des centaines de morts dans les affrontements. Après des pourparlers et des accords de cessez-le-feu, essentiellement conduits avec les autorités royales par un camisard dénommé Jean Cavalier[12], une partie des protestants insurgés trouvent le chemin de l’étranger, notamment de l’Angleterre. Mais leur « fanatisme » et leur prophétisme les obligent à se défendre contre les accusations d’excès spectaculaires et scandaleux. Et c’est ainsi qu’en 1707, pour plaider leur cause, ils publient Le Théâtre sacré des Cévennes à Londres. Dans les confessions recueillies, on trouve une multitude d’autobiographies de ces paysans cévenols qui connaissent « l’Inspiration » et éprouvent « l’extase » tout en ayant leurs corps qui se convulsent.

Parmi ces témoignages, on trouve celui-ci, qui date de 1703. En cette année, l’intendant du Languedoc, M. de Basville, avait ordonné aux docteurs de la faculté de Montpellier de faire un diagnostic de « quantité de petits enfants » huguenots. Le témoin de cette scène imagine que ces médecins parlèrent en latin. Mais ceux-ci « donnèrent à ces enfants le nom vague de fanatiques »[13]. Ainsi les « hommes fanatiques » de Melanchthon sont devenus, un siècle et demi plus tard, « des enfants fanatiques », objets d’un diagnostic flou par une réunion de médecins de Montpellier. De la théologie, on est passé à la médecine. Les différents commentateurs (dont Brueys et Fléchier) font des « jeûnes » que pratiquaient ces paysans « fanatiques » un facteur explicatif des convulsions et du prophétisme : « On leur ordonnait, selon les propos de Fléchier, de jeûner plusieurs jours, ce qui leur affaiblissait le cerveau, et les rendait plus susceptibles de ces visions creuses et de ses vaines créances[14]. »

Emmanuel Le Roy Ladurie comme Michel Foucault font la remarque que les groupes qui s’opposent à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle au courant dominant de l’Église catholique manifestent leurs discordances par du prophétisme et des convulsions : les protestants camisards, lors de la révolte armée dans les Cévennes, font de leur aire géographique un « théâtre sacré » et, dans la même période, à l’église Saint-Médard à Paris, se regroupent les « convulsionnaires » jansénistes[15]. Selon Foucault, les polémistes catholiques procèdent de la critique religieuse à la réduction pathologique. Ainsi contribuent-ils à la « naissance du positivisme médical »[16]. Foucault conclut son enquête sur la place première qu’avait acquise la médecine par rapport aux juges et aux sorciers par ces mots : « Et il a fallu un long siècle de polémique, toute l’autorité magistrale de l’Église, l’intervention du pouvoir royal, pour que la folie se trouve héritière, au niveau de la nature, de tout le monde de transcendances qui entouraient jadis l’expérience religieuse[17]. »

Cette catégorie de « l’expérience religieuse » qui relève de la clinique, on la retrouve dans l’article « Fanatisme » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui, selon Foucault, tire son explication médicale des écrits de Fléchier, avec le lien entre « jeûne » et « cerveau ». L’auteur de cet article est Alexandre Deleyre (1726-1797), qui fait du « fanatisme » une maladie qui admet plusieurs variantes. Ainsi, par exemple, est-elle proche de « la maladie des ardents »[18] (nom ancien de l’ergotisme), une maladie provoquée par le blé auquel on a mélangé du seigle avarié et toxique.

Avec l’ergotisme, on est bien dans le domaine de la maladie. Deleyre s’exprime ainsi : « Tel est le fanatisme, cette maladie de religion qui porte à la tête, et dont les symptômes sont aussi différents que les caractères qu’elle attaque[19]. » La maladie du « fanatisme » produira des effets contraires sur des « tempéraments » différents : une espèce de « fanatiques » ne sait que « prier et mourir », l’autre variété peut « régner et massacrer ». Donc les « fanatiques » ont deux aspects opposés et complémentaires : « martyrs et persécuteurs ».

Alexandre Deleyre établit les « symptômes de cette maladie ». Elle peut se manifester selon quatre « degrés » différents : a) soit par une « sombre mélancolie causée par des méditations » ; b) soit au sein des « visionnaires » ; c) ou bien au cœur des « pseudo-prophètes » ; d) le quatrième degré est « l’impassibilité ». Ces différents degrés de « fanatisme » permettent de qualifier globalement les hommes qui en sont la proie d’« aliénés ». Deleyre manie le vocabulaire médical sans ostentation, mais fermement : il parle par exemple du « fanatisme », d’« épilepsie toute céleste », d’ « infirmité » ou bien de « violentes maladies ». Pour reprendre l’analyse de Foucault, on constate avec la rubrique « Fanatisme » de l’Encyclopédie une accentuation du « positivisme médical ».

Mais changeons d’époque et déplaçons-nous du siècle des Lumières au siècle de Louis-Philippe.

Dans le roman de Flaubert Madame Bovary, M. Homais, le pharmacien péremptoire et voltairien, est plein de proclamations sur le progrès – nécessairement positif –, où l’Église est une force par nature superstitieuse et réactionnaire. Et l’usage de fanatisme par ce personnage d’apothicaire est digne du Dictionnaire des idées reçues du même Flaubert. Précisons que M. Homais, ce qui le gonfle d’orgueil, assure des chroniques, souvent anonymes, pour son village d’Yonville, dans un journal régional, le Fanal de Rouen.

Dans la célèbre scène des comices agricoles à Yonville, arrive un moment où on distribue des honneurs aussi bien aux animaux qu’aux hommes. Ainsi, une humble domestique, Catherine Leroux, une vieille femme démunie de tout, se voit conférer une médaille et vingt-cinq francs après cinquante-quatre ans de service dans la même ferme. « Ainsi, écrit Flaubert, se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. » Catherine Leroux marmonne qu’elle veut donner ses francs au curé de son église pour qu’il dise des messes. Et face à ce don projeté, qu’il juge relevant de la superstition bigote, le pharmacien et journaliste Homais s’exclame à l’oreille d’un notaire villageois : « Quel fanatisme[20] ! »

Ainsi, une partie de la trajectoire de la définition du « fanatisme » va de la théologie politique à la médecine, et elle a conservé aujourd’hui ce double ancrage sémantique. Mais le « fanatisme », qu’il soit appréhendé en termes théologiques ou médicaux, est toujours aveugle à ses propres yeux. Le fanatique est incapable d’estimer qu’il est lui-même un « fanatique ». Ainsi, les trois théologiens protestants – Luther, Melanchthon, Calvin –, face aux paysans anabaptistes, sont impuissants et le point de vue positiviste médical – celui de l’encyclopédiste Deleyre – est sans effet pour traiter les patients.


[1] Pour une enquête historique plus complète, voir Dominique Colas, Le Glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Grasset, 1992 (cet ouvrage a bénéficié d’une traduction américaine par Amy Jacobs : Civil Society and Fanaticism: Conjoined Histories, Stanford University Press, 1997).

[2] Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans de Languedoc, édition en deux volumes, Mouton, 1966 — Michel Foucault, « Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle », Mercure de France, n° 200, 1969, reproduit dans Dits et écrits (1954-1988), I : 1954-1969, Gallimard, 1994.

[3] Philippe Melanchthon, La Confession d’Augsbourg, traduit par Pierre Jundt, Cerf, 1989. Le texte a été présenté lors de la diète d’Augsbourg à Charles Quint, mais il ne fut pas entériné.

[4] Martin Luther, Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans, in Luther et les problèmes de l’autorité civile, édition et traduction par Joël Lefebvre, édition bilingue, Aubier, 1973, p. 255.

[5] Jean Calvin, L’Institution Chrétienne, IV, 20 (« Du gouvernement civil »), Kerygma et Farel, 1978, p. 488.

[6] Jean Calvin, L’Institution Chrétienne, IV, Les Belles Lettres, 1981, p. 198.

[7] Ibid., p. 460.

[8] Ibid., p. 461.

[9] Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921), traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Amsterdam, 2022. Ce livre de 1921 insiste bien plus que celui d’Engels sur la dimension théologique. Il se situe au lendemain de la Révolution russe.

[10] C’est le terme délibérément anachronique – il vient de la psychiatrie du XIXe siècle – employé par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Les Paysans de Languedoc, op. cit., p. 621.

[11] Esprit Fléchier, Lettres choisies, édition en deux volumes, Lyon, 1735.

[12] Jean Cavalier, Mémoires sur la guerre des camisards, Payot, 1973.

[13] Le Théâtre sacré des Cévennes (1707), Les Presses du Languedoc, 1978, p. 70.

[14] Esprit Fléchier, Lettres choisies, I, op. cit., p. 371.

[15] Les Convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, textes réunis et présentés par Catherine-Laurence Maire, Gallimard, 1985.

[16] Michel Foucault, « Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle », art. cité, p. 766.

[17] Ibid., p. 766.

[18] Alexandre Deleyre, « Le Fanatisme », texte présenté par Dominique Lecourt, Les Notes de l’Institut Diderot, p. 41. C’est la maladie de l’ergotisme qui peut provoquer des hallucinations de type LSD.

[19] Ibid., p. 41, nous soulignons.

[20] Gustave Flaubert, Madame Bovary, II, 8, in Œuvres complètes, I, Gallimard, 1983, p. 429.

Dominique Colas

Politiste, Professeur à Sciences Po

Notes

[1] Pour une enquête historique plus complète, voir Dominique Colas, Le Glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Grasset, 1992 (cet ouvrage a bénéficié d’une traduction américaine par Amy Jacobs : Civil Society and Fanaticism: Conjoined Histories, Stanford University Press, 1997).

[2] Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans de Languedoc, édition en deux volumes, Mouton, 1966 — Michel Foucault, « Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle », Mercure de France, n° 200, 1969, reproduit dans Dits et écrits (1954-1988), I : 1954-1969, Gallimard, 1994.

[3] Philippe Melanchthon, La Confession d’Augsbourg, traduit par Pierre Jundt, Cerf, 1989. Le texte a été présenté lors de la diète d’Augsbourg à Charles Quint, mais il ne fut pas entériné.

[4] Martin Luther, Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans, in Luther et les problèmes de l’autorité civile, édition et traduction par Joël Lefebvre, édition bilingue, Aubier, 1973, p. 255.

[5] Jean Calvin, L’Institution Chrétienne, IV, 20 (« Du gouvernement civil »), Kerygma et Farel, 1978, p. 488.

[6] Jean Calvin, L’Institution Chrétienne, IV, Les Belles Lettres, 1981, p. 198.

[7] Ibid., p. 460.

[8] Ibid., p. 461.

[9] Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921), traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Amsterdam, 2022. Ce livre de 1921 insiste bien plus que celui d’Engels sur la dimension théologique. Il se situe au lendemain de la Révolution russe.

[10] C’est le terme délibérément anachronique – il vient de la psychiatrie du XIXe siècle – employé par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Les Paysans de Languedoc, op. cit., p. 621.

[11] Esprit Fléchier, Lettres choisies, édition en deux volumes, Lyon, 1735.

[12] Jean Cavalier, Mémoires sur la guerre des camisards, Payot, 1973.

[13] Le Théâtre sacré des Cévennes (1707), Les Presses du Languedoc, 1978, p. 70.

[14] Esprit Fléchier, Lettres choisies, I, op. cit., p. 371.

[15] Les Convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au XVIIIe siècle, textes réunis et présentés par Catherine-Laurence Maire, Gallimard, 1985.

[16] Michel Foucault, « Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle », art. cité, p. 766.

[17] Ibid., p. 766.

[18] Alexandre Deleyre, « Le Fanatisme », texte présenté par Dominique Lecourt, Les Notes de l’Institut Diderot, p. 41. C’est la maladie de l’ergotisme qui peut provoquer des hallucinations de type LSD.

[19] Ibid., p. 41, nous soulignons.

[20] Gustave Flaubert, Madame Bovary, II, 8, in Œuvres complètes, I, Gallimard, 1983, p. 429.