Société

De l’urbex au tourisme de l’abandon : nouveau regard sur les marges urbaines

Géographe

Explorer l’hôpital désaffecté d’Ellis Island, la zone d’exclusion de Tchernobyl ou les friches de Détroit et Berlin : le « tourisme de l’abandon » a le vent en poupe, se réappropriant les codes de l’urbex (ou exploration urbaine). Ce phénomène témoigne d’un changement de regard sur les marges urbaines. Article commandé en partenariat avec le Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges.

Si l’urbex s’inscrit dans une longue tradition d’exploration d’espaces liminaux, elle se structure dans les années 1990 sous l’influence du Canadien Jeff Chapman, alias Ninjalicious, dont l’ouvrage Access All Areas reste aujourd’hui encore une référence fondatrice[1]. Il s’agit, donc, d’explorer souvent sans autorisation des sites à l’abandon.

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Les motivations à la pratique sont variées : intérêt esthétique (qui nourrit le genre très en vogue de la photographie de ruines contemporaines), sensibilité patrimoniale, ou encore attrait pour une certaine forme d’aventure, voire de mise en scène de soi[2]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il existe des règles informelles, largement partagées, mais inégalement respectées : ne rien casser pour entrer dans un lieu, ne pas l’altérer d’une quelconque manière en le dégradant ou en emportant ce que l’on y trouve et ne pas révéler la localisation des sites.

Pour plusieurs raisons, l’urbex revêt une dimension marginale, voire transgressive. Cela tient d’abord au type d’espaces qu’elle investit. Les friches sont en effet des espaces souvent dépréciés et associés à des caractéristiques répulsives (dangerosité, laideur, inutilité) : dans les imaginaires collectifs, leur fréquentation suggère plus volontiers une forme de déviance sociale qu’une pratique récréative innocente ! Le caractère illégal de la pratique est également déterminant : bien que certains sites soient ouverts à tous vents, l’urbex constitue techniquement une violation de propriété. Chez certains pratiquants, cela nourrit d’ailleurs le sentiment d’une transgression émancipatrice : l’urbex permettrait d’éprouver l’espace urbain en s’affranchissant des normes de la ville contemporaine et s’apparenterait ainsi à une pratique contestataire[3]. Autant de spécificités qui semblent concourir à faire de l’urbex une pratique confidentielle, accessible à un public restreint d’initiés, et dont les perspectives de diffusion sont modestes.

Pourtant, on constate un


[1] Ninjalicious, Access All Areas: A User’s Guide to the Art of Urban Exploration, Infilpress, Canada, 2005, 242 p.

[2] Robin Lesné, La ville récréative. Ce que la récréativité fait à l’urbanité : réflexion à partir des pratiques du parkour et de l’urbex, Thèse de doctorat en Géographie, Université du Littoral-Côte-d’Opale, 2021 ; Nicolas Offenstadt, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 2022, 192 p.

[3] Bradley Garrett, « Undertaking recreational trespass: urban exploration and infiltration », Transactions of the Institute of British Geographers, vol.39, n°1, 2014, pp. 1-13.

[4] Yves Marchand et Romain Meffre, Movie Theaters, Munich, Prestel Verlag, 2021, 304 p. ; Romain Veillon, Green Urbex 2. Le monde sans nous, Paris, Albin Michel, 2023, 248 p.

[5] Nicolas Offenstadt, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 2022, 192 p. ; Nicolas Offenstadt, Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 2019, 258 p.

[6] Timothy Hannem, Glauque-Land. 25 ans d’urbex en France, Paris, Albin Michel, 2023, 272 p.

[7] Dora Apel, Beautiful Terrible Ruins. Detroit and the Anxiety of Decline, Rutgers University Press, New Brunswick (NJ), 2015, 184 p.

[8] Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2011, 320 p. ; Alain Schnapp et Sylvie Ramond, Les formes de la ruine, Paris, Liénart, 2024, 464 p.

[9] Cameron MacAuliffe, « Graffiti or Street Art? Negotiating the Moral Geographies of the Creative City », Journal of Urban Affairs, n°34 (2), 2012, p.189-206. ; Christophe Génin, Le street art au tournant, reconnaissance d’un genre, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2013, 272 p.

[10] Aude Le Gallou, Géographie des lieux abandonnés. De l’urbex au tourisme de l’abandon : perspectives croisées à partir de Berlin et Détroit, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021, 476 p.

Aude Le Gallou

Géographe, Maître-assistante à l’Université de Genève

Notes

[1] Ninjalicious, Access All Areas: A User’s Guide to the Art of Urban Exploration, Infilpress, Canada, 2005, 242 p.

[2] Robin Lesné, La ville récréative. Ce que la récréativité fait à l’urbanité : réflexion à partir des pratiques du parkour et de l’urbex, Thèse de doctorat en Géographie, Université du Littoral-Côte-d’Opale, 2021 ; Nicolas Offenstadt, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 2022, 192 p.

[3] Bradley Garrett, « Undertaking recreational trespass: urban exploration and infiltration », Transactions of the Institute of British Geographers, vol.39, n°1, 2014, pp. 1-13.

[4] Yves Marchand et Romain Meffre, Movie Theaters, Munich, Prestel Verlag, 2021, 304 p. ; Romain Veillon, Green Urbex 2. Le monde sans nous, Paris, Albin Michel, 2023, 248 p.

[5] Nicolas Offenstadt, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 2022, 192 p. ; Nicolas Offenstadt, Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 2019, 258 p.

[6] Timothy Hannem, Glauque-Land. 25 ans d’urbex en France, Paris, Albin Michel, 2023, 272 p.

[7] Dora Apel, Beautiful Terrible Ruins. Detroit and the Anxiety of Decline, Rutgers University Press, New Brunswick (NJ), 2015, 184 p.

[8] Michel Makarius, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2011, 320 p. ; Alain Schnapp et Sylvie Ramond, Les formes de la ruine, Paris, Liénart, 2024, 464 p.

[9] Cameron MacAuliffe, « Graffiti or Street Art? Negotiating the Moral Geographies of the Creative City », Journal of Urban Affairs, n°34 (2), 2012, p.189-206. ; Christophe Génin, Le street art au tournant, reconnaissance d’un genre, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2013, 272 p.

[10] Aude Le Gallou, Géographie des lieux abandonnés. De l’urbex au tourisme de l’abandon : perspectives croisées à partir de Berlin et Détroit, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021, 476 p.