L’écologie a-t-elle besoin d’enquêtes en sources ouvertes ?
Depuis quelques années, des internautes anonymes se sont attelés à exploiter des données publiquement accessibles sur la propriété des avions et leurs trajets afin de rendre visibles sur les médias sociaux les déplacements des hommes les plus riches de la planète. Rassemblant des dizaines de milliers de followers, des comptes comme L’avion de Bernard (consacré au président-directeur général du groupe LVMH) sur Instagram ou Elon Musk’s Jet (dédié au patron de Tesla et de SpaceX, propriétaire également de X – anciennement Twitter), décliné sur différents réseaux dont Mastodon, ne s’amusent pas simplement à nuire à la vie privée des vedettes du business mondial.
En se servant de techniques et d’outils d’enquête en sources ouvertes, comme le flight tracking (traçage aérien), fondées sur l’analyse d’informations numériques en accès libre (programmes des compagnies aériennes, données GPS des avions, données des organismes de régulation des vols, etc.), de telles initiatives tentent de mettre en avant l’ampleur du recours à ces moyens de transport aussi rapides que polluants par l’élite économique mondiale. Ces opérations de renseignement numérique pointent du doigt les limites environnementales des choix quotidiens d’une classe sociale privilégiée qui extrémise un mode de déplacement écologiquement insoutenable, mais pourtant en pleine croissance.
L’utilisation du « traçage aérien » n’est pas univoque : il peut aussi être mis au service d’entreprises du secteur de l’aviation, par des sites professionnels comme FlightAware, afin d’améliorer leurs activités économique – selon une logique éloignée de celle des comptes militants mentionnés, pour ne pas dire contradictoire. La mobilisation des instruments numériques est toujours susceptible de servir des finalités disparates et incompatibles. Ce sont souvent les situations d’usage et les milieux sociaux qui caractérisent les technologies, selon des pratiques aussi divergentes que des enquêtes amatrices basées sur des « sources ouvertes » ou un soutien au management de grandes entreprises de transport aérien.
OSINT en temps de changement climatique
Depuis une dizaine d’années, l’emploi de stratégies de « renseignement en sources ouvertes » (open source intelligence, OSINT) a gagné en visibilité publique par l’élucidation d’actes criminels menés sur des terrains militaires (Ukraine, territoires palestiniens, Yémen, Soudan, etc.) ou par son utilisation identifiant des actes de violences policières, par exemple lors des manifestations des Gilets jaunes ou lors de l’arrestation de George Floyd. Nous sommes revenus sur ces nouvelles techniques d’enquête lors de deux précédents articles pour AOC afin de pointer quelques impensés de ces méthodologies et de voir comment elles peuvent aussi servir à désinformer.
Il n’en reste pas moins que l’OSINT peut contribuer à l’élaboration d’une connaissance partagée et argumentée sur l’état de la planète et à une identification des responsabilités majeures dans son délitement. Comme affirmé dans The Kit, une introduction à l’investigation écologique en sources ouvertes du collectif Tactical Tech, « aucun désastre n’est naturel ». Pour cette raison, il est nécessaire de reconstruire ce qui est occulté par la naturalisation des accidents climatiques et des autres problèmes environnementaux. C’est bien cela qui encourage le développement de stratégies d’investigation à la hauteur des question écologiques, et ce dans une perspective démocratique.
De l’enquête sur la répression des mouvements écologistes menée par Libération sur les affrontements de Sainte-Soline au travail sur le marché faussé des compensations carbone par l’entreprise South Pole effectué par la plateforme Follow the Money, l’usage de ressources en accès libre sur Internet constitue une méthode d’investigation fondamentale dans le domaine environnemental. Dans le premier cas, l’analyse de vidéos partagées par une multiplicité de personnes présentes et de vues satellitaires aide les journalistes du quotidien français à mieux comprendre les violences subies par les manifestants au printemps 2023, au-delà des déclarations immédiates des institutions.
Dans le second cas – celui de l’une des nombreuses enquêtes sur South Pole produites par la plateforme d’investigation indépendante –, un tweet posté par un chasseur américain à la recherche de proies exotiques, Fred Fanizzi (@fredf_406), a constitué une piste d’investigation pour reconstituer la connivence entre de fausses garanties de conservation d’une zone naturelle au Zimbabwe (Kariba) et des activités de chasse illégales.
La critique du greenwashing (écoblanchiment) permise par ce travail de Follow the Money ne devrait pas se limiter au dévoilement factuel de la défaillance de la compensation promise et vendue par l’entreprise suisse. Au travail de vérification et de déconstruction « superficiel » – pour reprendre les catégories d’Arne Naess –, nous devons ajouter une investigation plus « profonde »[1] sur les critères et les discours au fondement du champ ciblé par les enquêtes. Il ne s’agit pas seulement de relever les incongruités de certaines opérations dans le marché des émissions carbone, mais aussi et surtout l’incongruité qui cadre et justifie cet ensemble d’activités – au cœur duquel se retrouve la notion même de croissance dite verte[2].
Les études produites par la recherche internationale n’empêchent pas des personnalités publiques cruciales au sein de la géopolitique globale comme le président des États-Unis d’Amérique, Donald Trump, de remettre en cause l’évidence scientifique. Par exemple à travers la pseudo-preuve d’une contingence locale, comme il le faisait dans un tweet du 22 novembre 2018 : « Une vague de froid brutale et prolongée pourrait pulvériser TOUS LES RECORDS – Qu’est-il advenu du réchauffement climatique ? » Ces positions se sont traduites par la sortie des accords de Paris d’une des nations les plus responsables du changement climatique en cours.
La posture trumpiste incarne sur le terrain de la crise écologique la dynamique que le fondateur de Forensic Architecture, Eyal Weizman, appelle la « dark epistemology », c’est-à-dire une approche de la connaissance et du débat intellectuel qui souhaite dissimuler plutôt qu’informer, par la production de bruit, de contradiction et de confusion[3]. Une telle stratégie épistémologique, qui vise à faire obstacle à la « vérification », n’a pas attendu les débats écologiques pour se manifester. Elle n’est d’ailleurs pas non plus le fruit inédit des télécommunications contemporaines. Nous pouvons déjà la voir en action dans de nombreuses situations passées, des campagnes de l’industrie du tabac à la propagande des régimes autoritaires. Elle ne trouve qu’une actualisation dans le contexte du négationnisme écologique contemporain.
Les enquêtes en sources ouvertes qui retiennent notre attention sont souvent accompagnées d’une réflexion sur le disfonctionnement des outils de production et de partage de l’information qui mobilise les concepts de l’environnementalisme. Weizman décrit précisément les processus de propagande, confusionnisme et censure à l’œuvre dans la sphère médiatique contemporaine en termes de « pollution » et « contamination ». Les meilleurs exemples d’opérations OSINT nous montrent une voie possible pour générer et entretenir une écologie désirable des milieux de production et de publication de l’information par le travail collectif de recherche, de tri et de liaison.
Qu’a fait Bolsonaro à l’Amazonie ?
Dans la partie méridionale du continent américain, ces formes de dangereux scepticisme ont nourri la gestion du plus grand État latino-américain lors du mandat de Jair Bolsonaro, qui a œuvré à occulter la réalité de la dégradation de la forêt amazonienne à coup de déclarations improbables à propos d’incendies déclenchés par les ONG environnementalistes et de décisions institutionnelles tel le licenciement du responsable de l’agence spatiale brésilienne ayant prouvé une perte de territoire forestier.
Pour contrer un déni ambiant, le physicien Ricardo Galvao s’était appuyé sur des images satellitaires afin de caractériser le changement de l’environnement amazonien. Ce genre de vues surplombantes constituent un instrument classique de récolte d’informations dans le champ OSINT. Dans une perspective écologique, elles peuvent aussi rendre compte d’évènements spatio-temporels à une échelle environnementale allant au-delà de l’observation sensible du terrain (située, contingente). Si l’outil satellitaire peut être employé dans des situations aux conséquences écologiques critiquables (par exemple l’agriculture industrielle hyper-automatisée), le travail d’une organisation comme Sky Truth démontre également son utilité pour dénicher et dénoncer les dégâts d’activités économiques insouciantes de l’environnement, à l’instar des exploitations minières.
Forensic Architecture constitue l’un des piliers du récent renouvellement des pratiques d’investigation, à la croisée de la recherche, de la création et du militantisme. En 2022, soutenu par la Foundation for International Law for the Environment et l’Université de New York, le collectif s’attelle à vérifier les dégâts causés par les politiques du gouvernement brésilien sur la forêt amazonienne, faisant suite à de nombreuses dénonciations par les activistes et les peuples indigènes. Il s’agissait de comprendre le résultat d’initiatives promues par Jair Bolsonaro (comme contraindre l’action des agences environnementales, réduire les amendes pour crimes en lien avec l’écologie ou légaliser l’activité minière dans des zones protégées) et fournir des preuves convaincantes pour leur critique.
Le champ d’investigation identifié par l’étude « Gold Mining and Violence in the Amazon Rainforest » est celui de la prolifération des mines d’or sur le territoire forestier traditionnellement habité par les Yanomami. L’enquête se concentre sur l’extension de la déforestation provoquée par l’installation et l’expansion de mines le long de la rivière Uraricoera, à partir d’une comparaison d’images satellitaires. Forensic Architecture démontre que la déforestation s’intensifie au fil des années et qu’elle est liée aux activités extractives, facilement reconnaissables par des marqueurs comme des pistes d’atterrissage, visibles depuis le ciel.
Cette perspective permet aussi de relever, grâce aux techniques de remote sensing – « télédétection » depuis le ciel –, la pollution de la rivière, causée vraisemblablement par les produits employés dans les mines, dont les habitant·es de la région paient les frais. L’eau, en effet, est contaminée par des substances toxiques comme le mercure, utilisé par séparer l’or des autres matières dans l’orpaillage[4].
Le peuple Yanomami devient aussi la cible d’attaques violentes, documentées dans plusieurs vidéos accessibles en ligne : qui veut effrayer les villages autochtones au bord de la rivière ? qui se cache derrière ces agressions filmées par les locaux ? Un autre volet de l’enquête de Forensic Architecture se penche sur ces interrogations. L’analyse de différentes vidéos disponibles sur des plateformes comme YouTube, à l’aide de la modélisation 3D et d’informations tirées de la presse numérique brésilienne, permet de retracer les probables responsables de ces initiatives en lien direct avec l’exploitation minière.
L’environnement comme preuve en Mediacène
Une composante importante des enquêtes comme celle décrite consiste à « faire parler » les éléments de l’environnement au moyen de médiations techniques qui génèrent des preuves. Il s’agit, en somme, de « déchiffrer » des traces gravées par les relations multiples que tout évènement entretient avec le milieu physique où il advient. Les conditions de possibilité de ces « preuves » et de leur administration sont définies par une double matérialité mise au travail, celle des substances environnementales et celle des instruments techniques.
Au-delà du spectre des investigations connotées OSINT, cette activité de lecture appareillée des milieux vivants constitue l’un des enjeux essentiels et traditionnels de la connaissance et du combat écologiques. La formulation même du concept d’Anthropocène, par exemple, est basée sur la reconnaissance de signes d’activités socio-économiques humaines dans des sédiments géologiques. Qu’il s’agisse du rocher ou de la glace, les matériaux de nos milieux terrestres participent à des flux de communication et possèdent une certaine « éloquence » – pour reprendre le terme employé par Valeria Burgio et Emiliano Guaraldi à propos des carottes glaciales – lorsqu’ils sont efficacement interrogés. C’est en ce sens – celui d’un fonctionnement médial inexorable de chaque composante des milieux que nous habitons – que nous avons pris part au jeu des définitions de la période contemporaine en parlant de « Mediacène »[5].
Les environnements que nous habitons – tout d’abord, les environnements artificiels, dans la perspective de l’architecture forensique – sont caractérisés par une capacité à retenir et à restituer les signes des phénomènes qui se sont produits en leur sein. Le constat assez aisé de la photosensibilité d’éléments comme notre peau, le corps végétal ou les sels d’argent des films peut être élargi à une série innombrable de situations.
En rediscutant la portée d’idées telles que la sensibilité ou l’esthétique, Weizman nous invite à identifier et valoriser stratégiquement « tout processus d’enregistrement d’une surface matérielle » dans nos gestes de recherche et d’investigation. Cette perspective présuppose une interaction info-communicationnelle incessante entre des entités sensibles – pas nécessairement humaines ou vivantes – qui produit des signes et en même temps modifie les communicants. Pour que ces signes deviennent socialement et politiquement opérationnels en tant que preuve, ils doivent faire l’objet d’enquêtes outillées capables d’opérer une reconnaissance et une corrélation. Ainsi, la méthode développée par Forensic Architecture vise à reconnaître de tels capteurs en « amplifiant » leurs messages par des techniques appropriées, puis en les « connectant » à de multiples autres documents en vue de produire une démonstration composite.
Ainsi, dans une autre enquête, le collectif Forensic Architecture investigue sur l’épandage clandestin d’herbicides toxiques le long de la frontière de la bande de Gaza par l’armée israélienne afin de contrôler cette zone de passage. Cette opération secrète dans la zone palestinienne laisse cependant des traces sur les feuilles de plusieurs plantes particulièrement sensibles qui présentent des taches et des « marques de brûlure ». Ces surfaces végétales enregistrent l’anomalie chimique et, en corrélation avec d’autres indices probants, permettent de révéler la tactique israélienne.
Le « témoignage » de la flore n’est qu’un cas parmi d’autres de « preuves environnementales » que l’on peut trouver dans les territoires palestiniens de stratégies de contrôle du territoire par le gouvernement israélien. On constate par exemple la présence de fissures dans les bâtiments, qui sont dues à des chocs sismiques, qui enregistrent le volume des bombardements intensifs du printemps 2021, responsables de la dévastation profonde de l’espace souterrain : « Nous observons des fissures dans des bâtiments très éloignés de la source des bombardements. Ce qui s’est passé à Gaza au cours de cette attaque, c’est que le sous-sol a éclaté. »
Lumières et ombres
L’utilité des (contre-)enquêtes en sources ouvertes dans la bataille pour l’établissement d’une compréhension partagée des crises environnementales est indiscutable. Une facette de cette utilité, visible dans les exemples mentionnés, consiste en la capacité à lire les traces des activités et des choix humains dans les milieux impliqués.
Une autre concerne la vocation des dispositifs de diffusion de l’investigation OSINT à atteindre un public plus large que celui réuni par la lecture de rapports scientifiques détaillés. Cette circulation s’opère souvent par des formats vidéo basés sur une « pédagogie filmique », « une grammaire visuelle de la véridiction », où l’efficacité de la démonstration se soucie de transmettre également les documents et les méthodes permettant l’enquête, du moins dans les expressions les plus réussies et rigoureuses. L’aspect collectif, et potentiellement amateur, de cette production de connaissances en matière écologique permet aussi de rééquilibrer le rapport à des contextes nécessairement plus élitistes comme celui des études scientifiques[6]. Éviter un surplomb solitaire par un partage situé constitue un défi majeur de l’enquête, en réseau et à distance, dans le cadre de situations géopolitiques et décoloniales.
Si la médiation et la distanciation représentent des facteurs capitaux pour l’efficacité d’investigations comme celles présentées, la création d’alliances avec les terrains humains et sociaux concernés est également impérative. Ces opérations ne doivent pas se résumer à une protection externe de ces victimes dans les milieux institutionnels et médiatiques internationaux, mais se déployer aussi comme une auto-défense de ces sujets contre la violence subie[7].
En même temps, il ne faut pas négliger plusieurs contradictions inhérentes à ces méthodes lorsqu’on apprécie l’intérêt solide mais non univoque de la rencontre entre renseignement en sources ouvertes et problèmes écologiques. N’oublions pas, tout d’abord, que l’usage intensif du numérique (softwares et hardwares) requis par ces approches contribue à la pollution atmosphérique et à l’extraction de terres rares. Deuxièmement, il est important de souligner que la simple information factuelle comme celle produite par ces investigations ne se traduit pas magiquement en un engagement actif : on peut savoir sans agir.
Enfin, notre responsabilité environnementale ne peut pas être réduite à des évènements indésirables passés ou en cours que l’on peut démontrer factuellement avec des enquêtes et par la production de preuves. La conscience et les politiques écologiques dépendent largement de situations futures dont les prévisions demandent justement qu’elles ne se produisent pas. Ces évènements « hypo-réels » – selon le raisonnement de la théoricienne Wendy H. K. Chun[8] – demandent à nos sociétés qu’elles agissent pour qu’ils n’existent jamais et n’entrent jamais dans le domaine de ce qui peut être prouvé par des traces physiques ou des témoignages vécus. D’autres méthodes doivent ainsi être mobilisées pour investiguer et assumer politiquement ce qui échappe à la démonstration et demeure dans un régime de semi-réalité prédictive.