L’inceste comme atteinte au langage (2/2)
Celui qui commet l’inceste porte toujours atteinte à la fois à autrui et au langage : il ne porte pas seulement atteinte au « corps » de cette personne, ni même à son « moi » ; il porte atteinte à sa vie d’humain, à son inscription primordiale dans la parenté, à son droit originel de participer du monde humain comme monde de significations communes.
À partir de là, l’extrême gravité de la violence subie par l’enfant victime d’inceste peut être mieux comprise, comme le montrent les nombreux chapitres de ce livre consacrés à la difficulté pour la victime de parler et, quand elle parle, d’être entendue. Elle est exprimée avec force dans le très beau texte d’Hervé Bréhier qui n’utilise que les mots saisissants de « géniteur » et de « rejeton » pour signifier l’inceste dont il fut victime enfant.
En cas d’inceste, il y a destruction des places relationnelles de père et de fils. L’incesteur, qu’il soit par exemple père, beau-père, ou grand-père, agit en tant qu’ascendant tout en refusant ce que le lien de parenté veut dire[1]: il déclare non seulement que l’interdit n’est pas interdit (il se donne le droit de coucher) mais que l’impossible est possible (il décide du sens des mots). Il porte le mensonge au-delà de tout. Et il le fait de surcroît en violant l’enfant, car celui-ci, comme l’a montré Neige Sinno dans son terrible et magnifique Triste tigre[2], n’est jamais en situation de consentir à l’inceste. Non seulement il est trop jeune, mais il est pris dans une relation à la fois d’autorité et de pouvoir, qui ôte tout sens à la notion de consentement.
Là est le cœur de la violence incestueuse, et c’est en ce sens qu’on peut parler d’un acte de domination extrême tout à fait spécifique. Il n’est pas l’aboutissement ultime d’un « continuum de violences » (comme dans le féminicide), mais passe au contraire par un franchissement très particulier de la ligne symbolique de séparation radicale des corps en matière de relation sexuelle au sein de la famille. L’enfant incesté, qui a subi ce moment de franchissement et découvert l’abîme qu’il trace entre un avant et un après, a été contraint de vivre une expérience qui, par-delà la honte qu’elle lui impose, touche à l’indicible.
Pour expliciter ce dont il s’agit, on se reportera ici aux travaux de Cornelius Castoriadis, qui était à la fois philosophe et psychanalyste. Sa particularité est de n’avoir jamais été un freudien orthodoxe. Ainsi à propos de Totem et tabou, où Freud propose un récit des origines supposé éclairer le sens de ce qu’il nommera le complexe d’Œdipe, en le liant au désir primitif de l’enfant de « tuer le père » et de « coucher avec la mère », Castoriadis reconnaît que ce livre n’a aucune scientificité : il ne nous apprend strictement rien sur l’hominisation de l’espèce.
Mais Castoriadis pense néanmoins que Freud a découvert quelque chose de très important sur la socialisation des individus, autrement dit sur l’humanisation du petit humain : « Cela n’empêche pas les vues de Freud de jeter une forte lumière sur les tendances de la psyché qui constituent l’étayage de la socialisation des individus. La primauté à cet égard appartient sans doute à l’introjection des imagos parentales (quoique Freud n’insiste que sur l’imago paternelle), l’identification (réussie ou ratée, peu importe) à celle-ci et la constitution dans l’inconscient de l’être humain d’une instance, Surmoi et/ou Idéal du moi, qui interdit et enjoint. En ce sens, le “mythe scientifique” de Totem et tabou acquiert la signification qui aurait pu et dû être dès le départ la sienne : non pas d’une “explication” de la genèse de la société à partir d’un événement, mais d’une élucidation des processus psychiques qui conditionnent l’intériorisation par l’être humain singulier, dans sa situation infantile, des institutions et des significations sociales[3]. »
Castoriadis complète ces indications succinctes sur « l’intériorisation des institutions et des significations sociales » par une référence à la notion d’investissement psychique qui est importante pour toute réflexion sur l’interdit de l’inceste. Il ne suffit pas, pour que l’enfant soit socialisé, qu’on lui impose des interdits. Il ne s’agit pas simplement ni même prioritairement de le limiter, de le bloquer, de le dresser ou de le formater. Dans un monde humain où apprendre à agir selon des règles n’est pas séparable d’apprendre à maîtriser le pouvoir instituant lui-même, la socialisation implique avant tout quelque chose de plus positif et de plus complexe : l’investissement psychique danslessignifications.
Cette mise en garde est particulièrement importante non seulement pour la psychologie mais pour la sociologie et ses théories de la socialisation. L’interdit ne saurait être le fin mot de l’institution, puisque celle-ci est, avant tout, ce qui « rend possible » une dimension de la vie qui n’existe pas dans le monde animal, que les humains ont créée dans un passé immémorial, qu’ils se transmettent de génération en génération, et qui est devenue consubstantielle à l’agir et au pâtir propres à notre espèce.
Le complexe d’Œdipe relu par Cornelius Castoriadis
Castoriadis a précisé le sens qu’il convient d’accorder à la notion de complexe d’Œdipe, de façon à ce que cette expression puisse prendre sens non pas seulement pour des psychanalystes initiés, mais aussi pour tout un chacun[4].
L’entrée de l’enfant dans le monde humain des significations n’est possible concrètement que si l’enfant y est introduit de façon pratique par ceux qui non seulement s’occupent de lui et assurent ainsi la poursuite de sa vie mais « représentent ce monde auprès de lui ». Ce sont en général ses parents, souvent, mais pas nécessairement, la mère.
Sans chercher à reprendre ici les développements de Castoriadis sur la « phase triadique », il suffit de rappeler sa conclusion. Pour l’enfant, cet « autre » qu’est l’adulte qui prend soin de lui est à la fois « maître du plaisir et du déplaisir » et origine et source imaginaire d’un « il faut » et d’un « il ne faut pas » qui vont se prolonger et même s’accentuer au fur et à mesure que l’enfant entrera dans le jeu de l’interlocution. En un mot, cet autre est inévitablement placé par l’enfant dans une position de toute-puissance imaginaire. En effet, l’enfant qui apprend à parler commence par ne pas pouvoir distinguer entre la signification instituée et celui qui la lui enseigne, qu’il perçoit comme la source de toute signification.
Il est indispensable de citer un peu longuement le passage où Castoriadis présente la résolution du complexe d’Œdipe comme la difficile et nécessaire destitution de la toute-puissance du parent, plus généralement de cet « autre » qu’est l’adulte en position d’initier l’enfant au monde humain : « L’autre ne peut être destitué de sa toute-puissance imaginaire que pour autant qu’il est destitué de son pouvoir sur les “significations”. Cette destitution, ni le langage comme tel ni la “réalité” comme telle ne peuvent l’opérer par leur propre puissance […]. L’autre ne peut devenir “réel” – et rendre ainsi aussi bien les “objets” que le monde “réels” – que s’il est destitué de sa toute-puissance, c’est-à-dire s’il est limité ; et il ne peut être limité dans et par la “réalité”, puisque la “réalité” n’a jamais que la signification qui lui est imputée – et, aux yeux de l’enfant, par l’autre précisément. L’autre ne peut être destitué que s’il se destitue lui-même, s’il se signifie comme n’étant pas la source et le maître de la signification (et de la valeur, et de la norme, etc.).
Pour cela, il n’est ni nécessaire ni suffisant qu’il puisse indiquer, désigner une troisième personne “réelle” (le père s’il s’agit de la mère) – si cette troisième personne est simplement l’autre de l’autre, à son tour source et Maître des significations, si donc la toute-puissance est simplement déplacée sur un autre support. Il faut et il suffit que l’autre puisse signifier à l’enfant que personne, parmi tous ceux qu’il pourrait rencontrer, n’est source et maître absolu de la signification. En d’autres termes, il faut et il suffit que l’enfant soit renvoyé à l’institution de la signification et à la signification commune instituée et ne dépendant d’aucune personne particulière. En ce sens, une mère qui s’est sauvée avec son nourrisson après un naufrage sur une île déserte peut, le cas échéant, le socialiser et faire être pour lui un monde véritable – et une famille “réelle” à Paris être parfaitement psychotisante pour ses enfants.
Car, bien entendu, le père n’est pas père s’il ne renvoie pas lui-même à la société et à son institution, s’il n’est pas signifié à l’enfant qu’il est un père parmi d’autres pères, qu’il l’est pour autant qu’il désire être à une place qu’il n’était pas dans son pouvoir de créer, et qu’ainsi il figure et présentifie pour l’enfant ce qui explicitement le dépasse lui-même à un degré infini – une collectivité anonyme et indéfinie d’individus qui coexistent dans et par l’institution et se continuent en amont et en aval du temps.
Seule l’institution de la société, procédant de l’imaginaire social, peut limiter l’imagination radicale de la psyché et faire être pour celle-ci une réalité en faisant être une société […]. Et cela implique la fabrication “héréditaire” d’individus comme individus sociaux – ce qui veut dire aussi : d’individus pouvant et désirant continuer la fabrication d’individus sociaux. C’est en cela que gît, au-delà de toute relativité socio-culturelle, la signification profonde du complexe d’Œdipe[5]. »
Distinguer le pouvoir et l’autorité : un enjeu vital pour l’enfant
Ce passage est tout à fait remarquable pour les sociologues qui réfléchissent à la place prise dans les représentations collectives de nos sociétés individualistes contemporaines par la vulgate œdipienne, au sens où Castoriadis parle des « marionnettes psychanalytiques » formant l’incontournable trio père-mère-enfant. Cela pour trois raisons principales.
La première est qu’on n’y parle pas directement de sexualité ni d’inceste. On n’y évoque aucune sexualité originelle, supposée donner la clef de tout en dernière instance. Le corps sexué et sexuel est certes là, mais placé en position subordonnée par rapport à l’essentiel de ce qui arrive à l’enfant entrant peu à peu dans le monde humain : sa dépendance absolue à l’égard de ceux qui l’introduisent à ce monde, et qu’il voit comme les maîtres de la signification. C’est l’interlocution qui est désignée par Castoriadis comme la pratique sociale à la fois fondatrice et englobante, lorsqu’il est question d’humaniser le petit d’homme.
La deuxième raison est qu’on n’y parle pas davantage de la « différence des sexes », et que disparaît ainsi la place unique donnée au père, en particulier dans une certaine vulgate psychanalytique d’obédience lacanienne attachée à la « fonction paternelle » et au Père à majuscule (Père réel/imaginaire/symbolique, Nom-du-Père, etc.). Pour Castoriadis, la confusion majeure de cette vulgate psychanalytique à propos de ce que l’on nomme le tiers séparateur est la confusion entre le tiers de l’institution et le « tiers » que serait un troisième personnage dans un trio, typiquement le père par rapport à la mère. Cette confusion classique, qui fait porter à la figure paternelle, le Père à majuscule, la fonction de source de la loi et de garant de la signification, loin de rendre compte de l’enjeu majeur de destitution de la toute-puissance de la mère, se borne à « déplacer sur un autre support » cette toute-puissance elle-même, et ainsi à l’exacerber plus encore.
Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il soit illégitime d’apercevoir la dimension sexuée et sexuelle de l’Œdipe tel qu’il se vit, mais à condition de considérer, d’une part, que la structure patriarcale traditionnelle est historiquement située et n’a aucune nécessité universelle (comme le souligne Castoriadis) et, d’autre part, que cette sexuation/sexualisation n’est ni originelle, ni première, mais qu’elle est elle- même englobée dans une question plus large et plus fondamentale pour toute pensée de l’institution : celle de la distinction du pouvoir et de l’autorité.
En effet, la troisième raison pour laquelle le texte que j’ai longuement cité est capital pour une socio-anthropologie de l’inceste, est la façon très simple dont Castoriadis parvient à exprimer l’enjeu vital, pour le développement infantile, de la distinction du pouvoir et de l’autorité, alors que la tendance à confondre ces deux notions est une caractéristique majeure de l’idéologie individualiste – comme de la psychanalyse quand elle reste « egologique » (selon le mot de Castoriadis), autrement dit aveugle à la dimension instituée de l’agir humain.
Cette remarque mérite d’être explicitée. Dans une perspective sociologique, on doit reconnaître que le point de départ de toute la réflexion de Castoriadis dans ce passage reste relativement obscur : comment peut-il affirmer que l’enfant investit l’autre d’une « toute-puissance » ou qu’il le prend pour « le maître des significations » ? Qu’est-ce qui l’autorise rationnellement à lui prêter ce genre de fantasme ? Comment surtout pouvons-nous comprendre le sens de ces affirmations, tout en restant dans la perspective qui est celle des sciences sociales ?
Les choses s’éclairent si l’on passe d’élaborations cliniques sur les ressorts du psychisme infantile, sur lesquelles la sociologie n’a aucune compétence à se prononcer, à la simple description de manières d’agir partagées. De fait, Castoriadis nous incite à percevoir que l’entrée dans la pratique de l’interlocution, au cours de laquelle l’enfant va peu à peu s’approprier les manières d’agir et de pâtir humaines, est fondamentalement paradoxale.
L’objectif est d’enseigner à l’enfant la capacité à agir « en tant que », autrement dit à endosser tel ou tel statut relationnel et à agir en référence au rôle attendu de lui dans tel ou tel contexte, ce qui suppose d’accéder à une modalité spécifique de l’agir humain, qui n’existe pas dans la nature animale : celle du conditionnel de l’institution, qui nous permet d’agir en partenaires de la dramaturgie sociale. Chacun a déjà pu remarquer autour de lui le bonheur des tout petits enfants qui jouent les premières fois à « je serais »/ « tu serais », et s’émerveillent l’air de rien de découvrir qu’eux aussi peuvent être acteurs dans ce théâtre sans coulisses qu’est le monde humain….
La capacité à agir « en tant que » suppose impérativement de distinguer le pouvoir et l’autorité, ce qui signifie en particulier apprendre que nul ne peut se conférer à soi-même une autorité, car celle-ci est enclose uniquement dans le statut endossé, statut fondamentalement impersonnel défini par les droits, devoirs et prérogatives qui lui sont attachés. Or l’acquisition de cette capacité passe inévitablement par une phase où la confusion entre les deux est totale, comme l’a montré Vincent Descombes analysant, à la fin du Complément de sujet[6], le « cercle familier de l’apprentissage », soit la façon dont un instructeur s’y prend pour enseigner la règle d’un jeu à un enfant qui ne sait pas ce que c’est qu’une règle[7].
Ainsi, il y a un double paradoxe à l’humanisation du petit d’homme : le monde humain des significations est impersonnel, mais l’enfant doit passer pour se l’approprier par les relations les plus personnelles qui se puissent concevoir ; les significations sont instituées mais l’enfant doit passer par la croyance que celui qui lui enseigne ce monde et le représente auprès de lui est lui- même la source des significations qu’il transmet. L’apprentissage de la distinction capitale entre autorité et pouvoir se fait par l’expérience concrète de leur confusion.
Tout l’enjeu de la résolution de l’Œdipe pour l’enfant est alors, souligne Castoriadis, dépendant de la capacité du parent non seulement à percevoir ce problème et à ne pas en jouer pour accroître encore son immense pouvoir personnel sur l’enfant, mais à se destituer lui-même, en valorisant le caractère fondamentalement impersonnel et social des significations caractéristiques de sa propre société telles qu’il les transmet à l’enfant, et plus généralement de toute institution ou signification humaine.
Les deux formes d’emprise du « maître des significations » : la tyrannie et l’abdication
La figure du parent tout-puissant ou de l’adulte tout-puissant n’est pas seulement un fantasme inscrit dans l’imaginaire de l’enfant à un certain stade de son développement. Elle correspond aussi à certaines façons d’agir que l’on peut décrire dans les familles, et que la violence incestueuse pousse à une sorte de paroxysme. Dans ces cas, l’emprise consiste précisément à jouer de la tendance spontanée de l’enfant – de l’enfant aimant – à prendre l’adulte qui l’initie au monde humain pour le maître des significations, en se comportant effectivement soi-même comme le maître des significations.
Classiquement, sa forme privilégiée est celle de la tyrannie paternelle. Elle est décrite de façon saisissante dans la Lettre au père[8] où Franz Kafka raconte par le menu la façon dont son père, qui jouit de se voir en « La loi, c’est moi » en se posant en source imprévisible et capricieuse du permis et de l’interdit, du bien et du mal, du beau et du laid, terrorise sa famille. Loin de se comporter en père (au sens où Castoriadis rappelle que cela implique de se soumettre concrètement soi-même au statut impersonnel de père), il agit purement et simplement en chasseur, transformant ses enfants en gibieretleur mèreenrabatteur.
La version la plus connue de l’incesteur tyran tout-puissant est celle qu’on trouve chez le paterfamilias dans certaines familles très traditionnelles, qu’elles soient paysannes, bourgeoises ou aristocratiques, dont Thomas Vinterberg a immortalisé l’exemple dans son film Festen (1998). Soulignons cependant que la tyrannie persuasive, « gentille », « moderne » que décrit Neige Sinno, est tout aussi impitoyable. Tout comme le grand patron impérial qui règne sur son château, l’incesteur moyen qui entraîne sa petite proie dans la cave, le garage ou l’appentis de sa modeste maison, est un ogre qui enferme l’enfant dans la prison de son « chez-soi » pour le dévorer tranquillement. Simplement, l’un est un tyran satisfait, et l’autre fait partie des tyrans dissimulés, bien plus nombreux sans doute. Petits profiteurs d’un petit pouvoir domestique, ils construisent, à l’intérieur de leur petite famille, la grotte silencieuse où ils enferment l’enfant, dans l’espace secret d’une tyrannie purement sexuelle.
Mais il existe aussi une tout autre façon de maintenir l’enfant sous sa toute-puissance, symétrique de la tyrannie, que l’on peut nommer avec Marcel Proust l’abdication. Cette abdication face à la tâche d’« incarner » une autorité impersonnelle prend la forme de la plus douce et la plus aimante des réponses aux appels de l’enfant. Elle est difficile à percevoir tant elle s’installe dans ce qui ressemble au triomphe de l’amour. Mais sa dimension destructrice est pourtant bien présente quand elle enferme l’enfant dans la dépendance au lien le plus personnel, le plus aimant et le plus tolérant qui se puisse concevoir.
Rien ne dit mieux cette dimension destructrice que la célèbre scène du « baiser du soir » qui ouvre À la recherche du temps perdu. Car ce baiser maternel, autorisé par le père sans aucune justification, par légèreté ou démission, et prolongé en installation de la mère dans la chambre de l’enfant pour la nuit au moment même où celui-ci vient de gravement désobéir, contrevient à toutes les règles d’éducation jusqu’alors mises en œuvre par ses parents, et signe pour le narrateur, non pas l’apaisement et la plénitude tant attendus, mais le sentiment du plus terrible et du plus insidieux des abandons : « C’était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort de ma grand-mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. »
Une certaine pratique très contemporaine de l’abdication éducative, transformée en règle de vie sous la forme heureuse, libérée et fière d’elle-même d’un petit royaume anticonformiste, est l’autre façon de se comporter comme le maître des significations, et elle aussi peut aller jusqu’à l’inceste. C’est ce que décrit Camille Kouchner dans le livre retraçant les violences incestueuses dont son frère jumeau fut victime de la part de son beau-père, Olivier Duhamel[9]. Dans la grande propriété rassemblant l’été au bord de la mer la tribu exubérante de la famille et des amis, les enfants ne pouvaient pas se rapporter au principe d’une règle externe qui ferait autorité. Le bon comme le mauvais, le beau et le laid, le permis comme l’interdit, le juste et l’injuste, tout était soumis à l’arbitraire capricieux du ou des adultes, si fiers de se croire libérés des horribles « normes sociales » qu’ils détruisaient allègrement toute distinction entre l’autorité impersonnelle et leur pouvoir personnel.
Cette pratique contre-culturelle de la toute-puissance du « maître des significations » demande une immense adhésion à soi-même, et pour l’entourage une passion d’en être qui conduit à tout accepter du moment que brille un petit monde à part où rien ne se passe comme ailleurs. Et un soir comme un autre, le tout jeune adolescent de treize ou quatorze ans qui commence à être abusé sexuellement est sommé de participer à quelque chose de si peu grave qu’on dirait une simple variation des choses habituelles. Un tel inceste prétend ne pas en être un, puisque la relation se jouerait entre deux individus uniques et singuliers, et non entre un père et son fils, ou un beau-père et son beau-fils.
Ce viol aggravé, que le coupable cache soigneusement, a perdu en route jusqu’à son nom, celui que lui donne l’article 222 du code pénal. La victime n’est pas supposée en souffrir le moins du monde, encore moins se sentir atteinte dans l’intégrité de sa personne. Cette atteinte déniée à l’intégrité psychique d’autrui, de proche en proche, gagne aussi la sœur, le frère, toute une génération à qui quelque chose de fondamental n’a pas été transmis par ceux qui avaient le rôle de le faire, et pour qui tout sombre dans une immense débâcle familiale. Jusqu’à ce que cette sœur, à force de se voir expulsée de sa propre identité narrative, à force d’avoir peur de ce qu’elle va léguer aux générations suivantes, joue son va-tout par révolte d’avoir participé de ce monde où « ils s’en foutent », et pleure de l’avoir tant aimée, cette Familia grande.
Ainsi s’explique l’abîme que creuse l’inceste dans la psyché de l’enfant victime. Par-delà tout enjeu sexuel de désir, d’excitation ou de plaisir, il a vécu dans sa chair pire encore que de la violence physique : la soumission à la domination sans limite de celui qui avait charge de lui apprendre que nul n’est le maître de la signification, mais qui loin de se « destituer lui-même », comme l’exigeait son statut de parenté, a joué de l’innocence, de la faiblesse et de la confiance de l’enfant pour le transformer en pur et simple instrument de sa jouissance tyrannique, et tout à la fois enfreindre l’interdit et se moquer de l’impossible, pervertissant toute parenté et toute civilité sexuelle. Au point que pour sa petite victime plus rien, désormais, ne tient solidement debout dans l’univers du sens.
On comprend alors qu’au-delà du besoin de dénoncer ce qu’elles ont subi et du droit d’exiger que les coupables soient punis, l’enjeu fondamental pour les victimes est la reconquête de ce qui leur a été volé, leur place parmi nous d’être humain comme les autres. Cela aussi passe par la parole, plus précisément par la possibilité de se réapproprier un récit de soi, de redonner à leur cas particulier la dimension sociale qui est aussi la sienne, et ainsi d’échapper à la solitude absolue de l’adhérence traumatique aux événements « impossibles » et « interdits » qui ont été subis. Écoutés, entendus, les récits de l’inceste par les victimes[10] sont au cœur de leur cheminement vers ce que Paul Ricoeur, citant Hannah Arendt, nommait l’identité narrative : « Répondre à la question qui, c’est raconter une histoire ».
De l’injonction de taire au devoir de dire : métamorphoses des représentations de l’inceste
En conclusion, je voudrais rappeler l’importance de l’autre grand aspect du rapport entre impossible et interdit, qui lui aussi se traduit par tout un ensemble de problèmes de langage et d’interlocution : le traitement social des violences incestueuses.
En retraçant notamment l’histoire des normes juridiques et judiciaires, ce livre montre combien la perception de l’inceste a changé au fil du temps long, passant en quatre siècles de l’atteinte à l’ordre du monde voulu par Dieu, sur laquelle on doit observer un silence religieux par crainte d’une contamination de la souillure, à l’atteinte à l’identité de la personne de l’enfant, désormais notre valeur la plus sacrée, qui exige au contraire de sortir du silence.
En intégrant l’inceste à une réflexion plus large sur les métamorphoses de la civilité sexuelle et l’histoire des distinctions sociales de genre, d’âge et de génération, il me semble qu’on pourrait montrer que cette évolution passe, du XVIe siècle à aujourd’hui par trois grandes phases.
La première est celle du monde chrétien d’Ancien Régime, où l’inceste est appréhendé avant tout comme un péché de luxure passible de la mort par le feu des deux pécheurs, leur atteinte commune à l’œuvre de Dieu l’emportant sur toute distinction coupable/victime. Cependant, dans un contexte où chacun pense que les pécheurs subiront de toute façon le châtiment divin, le tabou social est tel que les incestes sont rarement dénoncés. Font exception (relative) les cas où ils se doublent de violences physiques, en particulier envers un enfant, et où le crime est porté devant les juridictions séculières.
La logique aristocratique de l’honneur dans laquelle s’inscrit la hiérarchie des sexes, explique ici l’autre face de la rareté des plaintes. L’enfant étant vu comme l’être qui n’a que « moins » de tout ce qui fait la valeur d’un adulte, et la victime d’inceste étant perçue comme souillée par ce qu’elle a subi, il faut que la dévastation physique créée par le viol, ou sa trace sous la forme d’une grossesse, soit impossible à cacher pour que la dénonciation paraisse préférable au silence.
Une deuxième phase s’ouvre avec les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle qui inaugurent les sociétés individualistes modernes. Elles affirment l’égalité fondamentale de tous les individus sans abolir la hiérarchie sociale des sexes, voire en la durcissant en référence à l’universalité de la nature humaine. Les prohibitions matrimoniales sont maintenues (dans un cercle plus étroit) mais le droit pénal laïque supprime toute référence à l’inceste, considéré comme un péché relevant de la conscience morale de chacun et non de l’ordre public. Dans la société, l’ancienne logique aristocratique de l’honneur se transforme en logique bourgeoise de la réputation et du secret de famille – clé d’un ordre sexuel matrimonial ordonné à la puissance paternelle et la puissance maritale.
Dans ce contexte, l’inceste est ce scandale, cette atteinte à la morale publique, à la famille et à l’autorité du statut de père de famille dont non seulement on ne doit pas parler, mais dont l’idéal serait de pouvoir « éteindre jusqu’au souvenir ». Malgré tout, au XIXe siècle, la notion de protection des mineurs vient transformer et limiter la puissance paternelle, et on voit le droit réintégrer peu à peu la référence à l’inceste, désormais saisi indirectement comme aggravation du viol par « personne ayant autorité » (dont les ascendants). Cependant, la difficulté des preuves, alliée au soupçon masculiniste à l’égard des filles « perdues » ou « vicieuses » et à la vision de l’enfant « pervers polymorphe » élaborée par la psychanalyse, maintiennent l’inceste du côté des crimes dont on préfère ne pas parler et dont la honte salit les victimes.
Enfin dans un troisième temps, quand les valeurs nouvelles d’égalité des sexes et de respect de la personne de l’enfant commencent à transformer radicalement la donne, se produit un véritable renversement. À partir de la fin des années 1970, l’ancienne injonction sociale de se taire est remise en cause par les premières victimes qui bravent l’opinion et osent s’exprimer en public. Émergent progressivement dans la société, portés par le mouvement féministe et les professionnels de l’enfance, un droit, et même un devoir de dire. Et donc pour la société un devoir d’écoute, d’accompagnement et de répression des crimes commis.
Mais pour les jeunes victimes, comment dire l’indicible, comment affronter la destruction des places de la parenté, comment faire que les mots retrouvent un sens ? Et comment, lors d’un procès, courir le risque majeur que celui qui leur a fait subir l’inceste ne riposte : « Il ne s’est rien passé » ou « elle/il consentait », transformant la valeur immense de la présomption d’innocence en arme absolue de la perversité ?
La société en était là quand le mouvement MeToo a transformé ce qui auparavant restait vu comme une série d’affaires pénales contradictoires et de cas individuels scandaleux, en une vaste question collective, sociale et politique : celle de l’institution d’une nouvelle civilité sexuelle[11] dans laquelle il serait enfin reconnu que la force de l’interdit de l’inceste a toujours pu coexister avec sa transgression.
L’atteinte au langage et à l’interlocution consubstantielle à la violence incestueuse n’est pas une simple affaire privée, et il s’agit désormais d’inventer des procédures nouvelles permettant, dans le respect de la présomption d’innocence et des libertés démocratiques, d’accompagner les victimes vers ce qui leur est dû : non seulement la punition des coupables mais aussi, pour elles, le cheminement vers une forme de reconquête de soi et de réparation.
NDLR : « Dire, entendre, juger l’inceste, du Moyen Age à aujourd’hui » sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon et Léonore Le Caisne paraît le 18 octobre 2024 aux éditions du Seuil.