Les travailleurs et travailleuses invisibles de la fiction
Il a été récemment souligné combien la figure du réalisateur, devenue véritablement mythique avec l’essor de la Nouvelle Vague, a pu occulter le travail d’équipe que représente la fabrication d’un film. Un mouvement similaire accompagne le développement des séries autour des désormais célèbres showrunners, alors que depuis quelques années, elles sont devenues le format de fiction le plus consommé et diffusé à la télévision, en France.

Neuf Français·es sur dix déclarent ainsi avoir déjà regardé une série au cours de leur vie en 2019[1]. Les séries ont gagné en popularité et légitimité, elles ont envahi nos écrans et font désormais l’objet de critiques esthétiques, sont prisées pour leur lecture des tensions de notre société… Le showrunner est souvent promu auteur ou autrice unique de la série, tel David Simon (créateur de The Wire, Treme), ou pour la France, Fanny Herrero (Drôle, Dix pour cent) ou Eric Benzekri (Baron noir, La fièvre).
Cette auteurisation des séries télévisées conduit parfois à laisser dans l’ombre l’aspect collectif de leur fabrication ainsi que la dimension commerciale et industrialisée de leur production. Des mobilisations récentes ont cependant montré l’importance de ces travailleurs et travailleuses de la fiction. L’an dernier, les scénaristes d’Hollywood se lançaient dans une grève de plusieurs mois pour protester contre leurs conditions de travail face aux plateformes de diffusion des contenus ; quelques mois auparavant, les scénaristes français protestaient contre leur invisibilisation avec un groupe « Paroles de scénaristes » et une tribune réclamant des États généraux du scénario.
Même si le feuilleton peut sembler bien loin des séries mentionnées, Plus belle la vie, créé en 2004, et diffusé sur France 3 jusqu’en novembre 2002 avant de renaître sur TF1 en janvier 2024, se distingue déjà comme l’une des plus longues séries françaises. J’ai pu mener l’enquête dans les coulisses de sa production et ainsi mieux comprendre le travail des mains invisibles de la fiction.
Ce feuilleton a ouvert la voie à d’autres feuilletons quotidiens, et a inauguré un moment d’industrialisation de la production de séries en France. Si elle a été affublée dans les milieux intellectuels d’une image quelque peu « ringarde », Plus belle la vie a pourtant été très novatrice : de fait, c’est l’une des premières séries à systématiser l’usage des ateliers d’écriture en France. Elle a constitué, ainsi, un véritable laboratoire et un cas d’école d’une nouvelle organisation de la fiction, ce qui n’empêche pas la persistance de certains stéréotypes et partage des tâches bien conformes à l’ordre ancien.
Dans les ateliers de la fiction
Les séries, tout d’abord, renversent les hiérarchies professionnelles à l’œuvre au cinéma. L’organisation de la fabrication du feuilleton révèle le rôle central des scénaristes dans la production des séries plutôt qu’aux réalisateurs et réalisatrices. La valeur de la plupart des séries réside dans le récit, le caractère haletant de la narration, l’attachement aux personnages. Les réalisateurs et réalisatrices se retrouvent limités à un rôle plus technique et ne prennent que très peu souvent part à l’écriture du scénario (alors qu’en France 95% des longs métrages de fiction restent co-écrits par leur réalisateur ou réalisatrice).
Pour Plus belle la vie comme pour de nombreuses séries, l’écriture du feuilleton en atelier est résolument collective, sur le modèle des writers’ rooms américaines. Ce sont les feuilletons au long cours qui incarnent le plus cette industrialisation en ayant recours de manière systématique à une écriture en ateliers et en mobilisant le plus de scénaristes. Une saison d’une série en épisodes de 52 minutes est ainsi écrite en moyenne par six scénaristes, tandis qu’une année d’un feuilleton de 26 minutes mobilise environ vingt auteurs et autrices.
À Plus belle la vie, les tâches d’écriture sont ainsi particulièrement émiettées. Les scénaristes sont ainsi séparé·es en deux ateliers, un atelier « histoires », chargé d’élaborer les intrigues du feuilleton, et un atelier « dialogues » avec pour mission de développer ces intrigues en dialogues. Sur le modèle d’une chaîne de montage, le scénario passe d’un atelier à un autre pour être transformé.
Habitué⋅es dans leurs autres projets à être en position d’auteur ou d’autrice principal⋅e, les scénaristes doivent apprendre à écrire en groupe, et à déléguer une partie des tâches à d’autres. Leur travail est soumis à la discussion des autres scénaristes et doit obtenir l’aval du directeur d’écriture, mais aussi du producteur et de la chaîne. La dimension collective de l’écriture ne donne pas un poids égal à chacun·e dans l’atelier. L’ancienneté dans le métier et la formation pèsent dans la prise de parole : ce sont celles et ceux qui ont le plus d’expérience ou qui sont passé·es par les écoles plus prestigieuses de scénario qui interviennent le plus lors des réunions. La structure hiérarchique de l’atelier se traduit également dans les modes de rémunération.
L’action et les sentiments, la division genrée du travail d’écriture
Au-delà de l’ancienneté, on peut observer des formes de distribution genrée des tâches d’écriture, en particulier entre auteurs des histoire et autrices des dialogues. Avec plus de 50% de femmes et presque 7 scénaristes sur 10 de moins de 50 ans, les équipes d’écriture de Plus belle la vie sont plus jeunes et comptent davantage de femmes que celles de la plupart des autres séries. Le processus de fabrication reste marqué par une division genrée du travail : les positions de pouvoir sont davantage tenues par des hommes, qui sont aussi plus nombreux dans l’atelier qui se trouve au centre de la fabrication : l’atelier « histoires ». Cela correspond déjà à des modes de recrutement et de fonctionnement des ateliers.
Au sein de l’atelier « histoires », le recrutement se fait par cooptation, chaque nouvel·le arrivant·e doit faire ses preuves pendant un stage d’un mois et se faire accepter par le groupe. Ce mode de recrutement qui nécessite non seulement de bien s’entendre avec les autres membres de l’équipe mais aussi d’avoir la « peau dure » pour résister aux critiques, explique la composition relativement plus masculine de l’atelier histoire, valorisant des dispositions à la prise de parole plus souvent associées aux hommes. Les enquêtes sur les writers’ rooms aux États-Unis ont ainsi souligné combien l’ambiance potache et la concurrence qui règnent en particulier dans les sitcoms pouvait être discriminante en particulier pour les femmes et les personnes racisé⋅es.
En plus de ce recrutement différencié, la division genrée du travail repose sur les représentations associées aux deux fonctions. Les enquêté·es associent aux scénaristes des histoires des qualités supposément « masculines » (l’action, l’esprit de compétition) plus valorisées, et aux dialoguistes des qualités perçues comme « féminines » (instinct, sensibilité, empathie). Les femmes dialoguistes sont ainsi renvoyées à une forme de « travail émotionnel » qui leur assigne la gestion et l’anticipation des affects des personnages et la production d’une expression émotionnelle adaptée, réactivant une socialisation des femmes à la gestion des émotions, les leurs et celles des autres.
Cette dimension genrée des fonctions introduit une hiérarchisation, le travail sur la « structure » des scénarios est ainsi plus valorisé que celui sur les dialogues et les dialoguistes disposent de moins de latitude dans leur travail. La division des tâches séparant l’élaboration des histoires de l’écriture des dialogues suscite des tensions qui se cristallisent autour de la maîtrise du récit. Les scénaristes des histoires ont le dernier mot sur le déroulement des intrigues alors que les auteurs et autrices des dialogues sont parfois laissé⋅es dans l’ignorance de la suite des intrigues et doivent rattraper des intrigues inégales ou des séquences peu palpitantes. L’écriture du feuilleton n’est pas exempte de tensions et de frustrations au sein des équipes d’écriture reflétant des rapports de domination entre scénaristes.
L’analyse du travail de mise en fiction interroge également l’identité et les parcours de ces professionnel·les·es qui façonnent nos imaginaires. Le recrutement des scénaristes, par cooptation et par « réseaux », met en évidence la persistance de barrières à l’entrée du monde audiovisuel et cinématographique. Et cela, alors même que l’équipe du feuilleton valorise le fait d’embaucher des scénaristes aux parcours et horizons variés, et alors que les feuilletons constituent classiquement un emploi perçu comme dévalorisé pour les scénaristes.
Les scénaristes appartiennent en effet, à la fois par leurs origines sociales et leur métier actuel, aux professions intellectuelles supérieures, ont un niveau de diplôme en moyenne égal ou supérieur à Bac + 5, ont entre 30 et 55 ans, et habitent dans leur très grande majorité à Paris. Ils et elles ont souvent fréquenté les mêmes écoles de formation au scénario. L’exemple de Plus belle la vie souligne la relative homogénéité sociale des scénaristes de séries télévisées.
Une écriture sous contraintes
Si les scénaristes sont davantage au centre du processus d’écriture, ils et elles travaillent dans un cadre fortement contraint et contrôlé. Tout d’abord, les scénaristes sont aussi fortement encadré·es dans l’exécution de leurs tâches. Leurs scénarios sont ainsi relus et validés par les responsables des ateliers d’écriture mais aussi par le producteur et par les responsables du programme à France 3 qui relisent et valident toutes les versions des scénarios. La chaîne intervient aussi dans de nombreuses décisions artistiques comme le casting par exemple. La production de fiction audiovisuelle repose de plus sur la forte intervention de la chaîne qui commande la série et a un donc un droit de regard sur sa fabrication, et intervient à toutes les étapes de l’écriture.
La principale contrainte de fabrication est temporelle. À Plus Belle La Vie encore plus que sur tout tournage audiovisuel, le temps c’est de l’argent. Cinq épisodes sont tournés en environ une semaine. La faiblesse du budget se traduit par la pression d’écrire vite et de tourner rapidement. Les scénaristes anticipent alors le coût en temps et en argent des péripéties qu’ils et elles inventent.
Ces coûts sont ceux de l’embauche de comédiens, de figurants, de l’utilisation de nouveaux décors. Cela se traduit en règles d’écriture et en décomptes réalisés par les scénaristes : un nouveau décor doit être utilisé dans au moins quatre scènes, un nouveau personnage ne peut être convoqué que pour une ou deux séquences, alors que cela correspondra à un cachet pour une journée de tournage. Ils et elles doivent parfois prendre en compte la disponibilité des comédien·nes ou leur état de santé tandis que les dialoguistes comptent leurs répliques et les calibrent pour correspondre à la durée de l’épisode. Ils et elles doivent anticiper les réactions possibles du public, veiller à être compris et à maintenir l’attention des téléspectateurs et téléspectatrices en imaginant sans cesse de nouveaux rebondissements et cliffhangers.
En effet, les séries télévisées, comme tous les programmes de télévision, sont tenues par des objectifs d’audience. Leur destin est lié à leur capacité à attirer et fidéliser un public. La contrainte d’audience est incarnée au quotidien par les recommandations et décisions du directeur d’écriture et de la chaîne. Les scénaristes prêtent en partie attention à ces chiffres mais rechignent néanmoins à se laisser influencer par ces considérations dans leur travail quotidien pour préserver leur autonomie professionnelle et leur volonté artistique. L’attention au public s’incarne dans des règles d’écriture mais aussi dans les efforts des auteurs et autrices pour créer un monde fictionnel vraisemblable.
Malgré les contraintes de production et le caractère très contrôlé de la fabrication, Plus belle la vie a pu aborder au fil des années une grande variété de sujets et se distinguer par sa représentation de personnages homosexuel·les, trans, ou racisé·es à l’écran. C’est une source de légitimation pour les scénaristes qui ne sont pas forcément désenchanté·es et frustré·es par leur engagement sur un feuilleton au format industriel, même s’ils et elles expérimentent parfois des contradictions entre leurs aspirations artistiques et le caractère dévalorisé du feuilleton. Les scénaristes doivent pour la plupart apprendre à l’aimer, et trouver des formes de gratifications dans leur travail. Ils et elles valorisent la dimension pédagogique du feuilleton et leur respect des téléspectateurs et téléspectatrices. Les scénaristes soulignent également la technicité de l’écriture du feuilleton, son succès durable, et le fait de pouvoir vivre correctement de leur métier et d’être protégé·es en partie de l’incertitude des engagements dans les marchés artistiques.
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Étudier en détail le processus de fabrication d’un feuilleton, cas limite des contraintes qui pèsent sur les productions audiovisuelles, permet de saisir tout ce qui se joue dans les coulisses de la production de fictions. L’analyse de la fabrication de ce feuilleton au budget serré met en lumière les dispositifs de contrôle du travail créatif par les commanditaires que sont les chaînes de télévision ou plus récemment les plateformes de streaming, et en particulier le poids des impératifs d’audience et des représentations du public dans la production.
Les contraintes économiques et temporelles sont ici poussées au maximum mais elles sont de même nature sur toutes les séries : les auteurs et autrices sont soumis·es à un fort contrôle par la chaîne et travaillent sous le regard étroit du producteur. De fait, les nouveaux acteurs de la production audiovisuelle que sont les plateformes SVOD, malgré leurs promesses d’autonomie créatrice et d’inclusivité, interviennent fortement dans les modalités de la production des séries commandées, en détiennent les droits d’exploitation, imposent aussi des règles d’écriture. Les scénaristes et les différent·es professionnel·es cherchent à protéger leur autonomie professionnelle, en repoussant les contraintes, c’est-à-dire en négociant parfois plus de décor ou en cherchant à aborder des sujets sensibles.
Le scénario est alors en lui-même le reflet de ces négociations mais aussi de ces rapports de domination. Les représentations portées par les séries télévisées ne sont pas attribuables à des auteurs et autrices seul·es responsables de la création de leurs œuvres. Elles prennent place dans des collectifs de travail organisés, traversés par des rapports de domination, mais aussi dans des cadres industrialisés et commerciaux qui exercent diverses contraintes sur l’imaginaire des scénaristes. Le cas de Plus belle la vie fournit des outils pour analyser les compromis et négociations qui sont à l’origine des œuvres, repenser le caractère dominé des professionnel·les du scénario et prendre au sérieux les luttes et rapports de force en jeu derrière les représentations de la réalité sociale portées par les séries.
NDLR – Muriel Mille a publié récemment Le travail de la fiction : dans les coulisses d’une série télévisée aux Presses universitaires de Vincennes