L’État de maintenance – Liban (2/2)
« Ma fi dawlé » (il n’y a pas d’État), cette expression populaire et pratique est toute aussi imprécise par rapport au quotidien de la bureaucratie au Liban qu’elle sert généralement les intérêts de certains acteurs, et même souvent des intérêts contraires à celles et ceux qui en usent le plus : à observer ce que font les gouvernements libanais depuis des années l’un de leurs problèmes semble être plutôt qu’il reste un État – ils s’emploient même à l’affaiblir encore.
Cet État est aujourd’hui à nouveau mobilisé : en-dehors de la famille, l’autre grande partie des réfugiés au Liban se réfugie dans des écoles, bout d’État fondamental dans un pays qui ne cesse de le décrire absent ou déjà mort. Quand les banques affichent en apparence une activité quasi nulle mais travaillent pourtant, l’État est accusé d’être absent alors que tout ce qu’il en reste est en tension – et ses potentielles absences de plus dans le futur devraient plutôt passer pour une catastrophe potentielle à éviter, et amener à penser combien il reste encore à perdre.
L’État concerné par la catastrophe en cours, n’est pas celui des grandes hauteurs politiques associé à des summums de corruption, ni un État Léviathan imaginaire et rêvé avec armée forte, mais un corps social « moyen », de bureaucrates et de soldats – une petite bourgeoisie contrariée ou abîmée chez qui la crise a commencé bien avant 2019, dont les retraités manifestaient il y a encore quelques jours, ou les salariés ont vu leurs traitements légèrement revalorisés début septembre après des mois de tractation – maigre compensation pour des salaires qui ont dégringolé depuis la crise.
Ces fonctionnaires ont vu leur recrutement stoppé depuis 2017 (donc avant crise), ou sont encore recrutés au compte-goutte de manière seulement dérogatoire via une politique de contrats de droit privé, en tant que ponctuels ou à coup de sous-traitance comme c’est le cas depuis les années 1990 (ce qui amenait récemment les « journaliers » de la compagnie d’électricité nationale à encore une fois demander leur titularisation).
En fait d’État en sureffectif, comme il l’avait été dans l’opulence des années 1990 et ses recrutements politiques, la crise depuis 2019 a vidé les bureaux, jusqu’à créer un État déséquilibré dans ses ressources humaines avec services vidés à force de démissions ou de départs à la retraite, absence de tour de contrôle pour les réarticuler ou même en connaître le nombre exact[1].
Une réforme violente et implicite, lente, par attrition dit le dernier rapport de la banque mondiale[2] avec justesse. La réforme d’une bureaucratie mal aimée que la population critique si quotidiennement qu’elle peut difficilement se mobiliser en retour pour ses services publics.
Avec cet État déjà dégraissé jusqu’à l’os, aux fonctionnaires qui ont vu leurs salaires divisés par dix ou plus, et sans aucune perspective de formation d’un nouveau personnel pour l’avenir, la pré-réforme semble avoir déjà abouti à une réforme de fait où il ne resterait finalement que des actifs privatisables de l’État (pratique pour des hommes politiques aussi hommes d’affaires, férus d’immobilier et de foncier) – même si une privatisation de pans de l’État libanais pour rembourser des Libanais qui se plaignent déjà du manque d’État a des allures de cercle vicieux (encore plus quand la gestion des années passées a diminué drastiquement leur valeur).
Cet État existe pourtant, d’une manière remarquable, quasiment sans jamais correspondre aux discours théoriques et politiques parfois très élaborés en circulation sur son absence. Lors des dernières élections de 2022, aucun parti politique n’avait le moindre plan de réforme de la fonction publique : ce sont les clichés persistants depuis des décennies[3] qui font office de connaissance de son (non)fonctionnement, et dessinent toujours la prochaine réforme comme une forme inévitable et logique de tabula rasa, avec privatisations et évictions de fonctionnaires pensés comme parasites improductifs.
Au Liban comme ailleurs, la « haine du fonctionnaire » est courante, et croise largement le mépris de classe. L’État existe mais personne ne veut s’en approcher, et depuis quelques années qu’il n’est plus une structure de recrutements de partisans, « les acteurs politiques se sont désintéressés des [ses] structures, et s’en sont désengagés[4]». Ce désengagement a toutefois des formes bien particulières qui en font une politique en soi.
L’État de maintenance et le bord perpétuel de la rupture
À l’heure actuelle cet État bricolé et impopulaire se trouve pourtant mobilisé en silence et encaisse le choc de ces bouleversements. Il n’est ni le seul ni parfois le plus central de tous les acteurs (le tissu d’associations, ONGs, et institutions internationales est à l’action en même temps), mais la compagnie de télécoms, Ogero, opère des réparations sous les bombes, l’armée et la gendarmerie (les FSI), ces forces armées qui ont toujours été une FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban) interne prudente[5], se trouvent en première ligne pour prévenir des débordements internes – la possibilité qu’ils déclenchent une nouvelle guerre interne effrayant légitimement toute la population. Plus encore, dans un pays où l’électricité avait été totalement coupée en août dernier, rien ne s’est effondré à ce stade.
Un maintien lié à un niveau infra-politique qui assure des services dans une période complexe : au-delà des communautés religieuse censées être l’alpha et l’oméga de la société libanaise, une strate sociale et technique est mobilisée avec ses fonctionnaires statutaires, mais aussi tous ces hybrides publics-privés de sous-traitants et de prestataires sous-payés. Depuis un an, plusieurs ont trouvé la mort, dans une grande indifférence comparée à d’autres crises : en 1975, dans les premiers combats meurtriers de la guerre, de part et d’autre des lignes de clivages, les « petits soldats de la lumière » réparant sans cesse les lignes électriques étaient loués par tous les partis politiques.
Le cas des secouristes par exemple est tristement d’actualité : seuls fonctionnaires à avoir été intégrés dans le cadre depuis 2017 aussi massivement (pour plus de 2000 d’entre eux), après des années de bénévolat et de combats, ils sont aujourd’hui en première ligne avec un outil de travail qui se maintient en partie « grâce aux efforts personnels » de chacun et paient un lourd tribut. Ils incarnent depuis particulièrement bien ce qui reste de l’État – quelque chose de laissé à l’appréciation de quelques personnes, forcé.e.s (vu la situation) d’endosser leur travail comme une mission, malgré une image et un salaire déplorable.
Une strate de personnes compétentes – produits justement d’un bon système éducatif –, tout autant que les victimes d’une économie complexe – ces volontaires de la défense civile avant d’être titularisés avaient déjà deux travails (comme la majorité des fonctionnaires) ou étaient au chômage. Si, malgré la crise, ils n’avaient pas abandonné leur combat pour la titularisation c’est pour une bonne raison : quand l’État était dans les années 1960-1970 un moteur d’ascension sociale, il est aujourd’hui le contraire, une garantie contre le déclassement et une frontière basse du social, préservant du chômage et assurant un minimum.
Ce monde, la classe politique en connaît à vrai dire très bien l’existence pour s’appuyer dessus en pratique, tout en critiquant la réalité « faillie » ou « corrompue » à la première occasion (alors même qu’ils sont responsables d’avoir pénétré tous les niveaux de nominations de la bureaucratie pour y placer des obligés en prenant rarement en compte les compétences), ou en le saluant seulement de loin avec dégoût, avec des discours creux sur la résilience (exactement comme elle peut le faire avec les déposants des banques par ailleurs).
Ces derniers jours par exemple, la compagnie d’aviation nationale, la MEA, toujours en activité malgré des bombardements à deux pas de l’aéroport, a eu droit à ce coup de projecteur admiratif. Loin du clinquant, et en fait de ce mythe de la résilience, il n’y a surtout que de la maintenance, dure et ingrate à observer dans des hangars bordéliques et des bureaux désert – quelque chose qui requiert des hommes et des femmes, du matériel et de l’argent.
La maintenance minimale est la normalité quotidienne depuis 2020, en l’absence du moindre plan pour le futur (positif ou non, ni coupes budgétaires ni plans de développement à l’horizon). La métaphore de l’État failli en chute libre ou au bord de la rupture est trompeuse : le Liban exemplifie plutôt un État immobilisé, par des acteurs précis et comme une politique assumée, peu à peu dévitalisé, et dont le présent s’enlise et se répète sur le dos de ses rares derniers bastions. Un État qui est aussi maintenu avec habilité au bord de la rupture perpétuelle.
Un futur sacrifié
La maintenance montre-t-elle des limites ? Lorsqu’il y a rupture ou risque imminent, l’État injecte quand même d’urgence : c’est la logique globale qui anime ce gouvernement des affaires courantes devenues affaires d’urgences, dans ces moments le gouvernement se montre comme n’ayant aucune autre possibilité que d’intervenir (et ainsi se décharge de toute responsabilité).
Ces derniers jours, une décision sur les ordures[6] l’illustre : toujours gérées de manière précaire depuis des années elles sont devenues ingérables avec les déplacements de population, et le gouvernement a ainsi (sic) « accepté d’avancer [aux prestataires] certaines sommes en retard ». Le jour même où l’offensive israélienne commençait, le gouvernement réuni pour entériner le budget 2025 annonçait aussi de nouvelles primes et mesures ponctuelles pour les fonctionnaires logiquement perdus dans la technicité de ces annonces au fil des mois et sans cesse changeantes – au moins autant qu’ils peuvent l’être avec les mesures des banques et les conséquences des futurs plans de redressement[7].
Cette gestion de l’urgence du jour même ne laisse aucune place à la prévision. Il n’y a pas la moindre décision dans l’orientation des budgets et du développement, et en même temps le gouvernement se félicite plutôt depuis plusieurs mois de réaliser des excédents budgétaires et de mettre de côté une part importante de l’argent – trahissant l’anticipation et la préparation d’un certain futur, et un choix politique majeur qui ne fait pas l’objet de discussions. Le gouvernement décide nettement en ne décidant rien en apparence, usant d’une manière habile de son statut provisoire.
Les conséquences pour le futur commencent déjà à se dessiner. Si évidemment la santé est en première ligne dans une période pareille, où l’on compte déjà plus de 2 500 morts et 10 000 blessés, le cas de l’éducation est aussi particulièrement alarmant pour les futures générations.
L’offensive israélienne prenant place non pas comme en 1982 et 2006, précédentes guerres, en plein été, mais en pleine rentrée, presque la moitié des élèves se trouvent déplacés dans le flot des réfugiés, précipitant le secteur dans les pires scénarios possibles. Le dossier est capital dans un pays où l’attention portée à l’éducation des enfants entraînait avant crise des dépenses de l’ordre de 10 % du budget des ménages (10 fois plus qu’en France) et constituait un investissement important, nécessaire pour insérer ses enfants dans un paysage éducatif entre communautés religieuses et acteurs privés à vocation lucrative, et faire vivre cet image de marque du Liban dans la région et dans le monde.
Cette prérogative et cette mission d’éducation de l’État aurait pu reprendre de l’importance avec la crise, changer l’équilibre enseignement privé/public et répondre à l’impossibilité pour certains parents de continuer à payer les écoles privées. Il n’en a rien été : alors que 40 000 enfants avaient été transférés au début de la crise en 2020 depuis le privé vers le public, le mouvement s’est inversé depuis, et jamais le privé n’a été aussi important[8]. La guerre actuelle risque d’accélérer ce mouvement.
Logés dans des écoles publiques, et probablement empêchés longtemps de pouvoir revenir, encore plus de se réinstaller durablement compte tenu de niveaux de destruction ne laissant rien derrière eux, l’afflux des réfugiés perturbe la scolarité des enfants. Il accentue aussi le déséquilibre public/privé : les écoles privées ont un droit de faire cours en ligne, accordé par le ministre de l’éducation, quand l’école publique est arrivée à l’os, à ses seuls bâtiments (une part foncière de ce patrimoine de l’État qu’il s’agira peut-être de vendre bientôt et qui agite les calculettes), enfin opportunément débarrassés de ses apparemment trop nombreux professeurs[9].
La situation de l’éducation actuellement est le dernier avatar de ces réformes silencieuses laissées aux bouleversements sociaux et à l’agrégation de petites décisions individuelles de fonctionnaires comme de parents laissé.e.s à elles et eux-mêmes. La différence entre public/privé était par ailleurs déjà visiblement en sursis alors que ce même ministre annonçait quelques jours avant l’embrasement que les élèves du public devraient désormais payer des frais d’inscription.
En fait de décisions d’urgence supplémentaires, le flottement est de mise – sur un dossier où l’urgence compte moins que l’hypothèque du futur, avec des écoliers et des parents qui ne vont pas venir faire grève comme des prestataires ou des fonctionnaires. C’est à peine si la temporalité (fixée à début novembre) avancée par le ministre pour un retour à la normale a été perçue sous un autre angle : l’anticipation d’une guerre plus longue que 2006 ou 1982 – ce qui se confirme depuis malheureusement – et d’une forme de fatalité qui tranche avec les guerres de 75-92.
Plutôt que d’installer la guerre dans leurs discours, les ministres de l’époque ne cessaient à sa place de promettre le retour de l’école et de la normalité, en essayant d’y croire et de faire croire, de préparer la réouverture et de rouvrir à la moindre occasion. La promesse perpétuelle avait fini par être moquée au fil du temps, plus que légitimement : dans un court-métrage de Jocelyne Saab de 1976, une gamine dit ainsi avec désarroi face caméra que tous les jours l’école est censée recommencer demain[10].
Mais le danger du vague, assené sans conviction, et d’un futur flottant (par le même ministre qui assurait avec plus d’énergie pendant la crise du Covid que les écoles resteraient ouvertes) est cependant bien plus pernicieux. Il intervient dans une période où un dangereux glissement commençait déjà à s’amorcer – dans les populations les plus vulnérables, incluant Syriens et Palestiniens, fin 2023 déjà, 25 % de ménages avaient certains enfants déscolarisés, et 18 % au travail pour un complément de revenu[11].
L’offensive israélienne n’a toujours pas de but réaliste à part vouloir annihiler un mouvement politique et militaire (au moins en 1982 pouvait-elle négocier le départ des palestiniens de l’OLP par la mer), quitte à viser toute une communauté et détruire tout un pays. Elle se livre en plus à un jeu de linkage perpétuel à articuler les dossiers en changeant l’ordre des priorités et des objectifs à sa guise pour ne rien résoudre et complexifier les négociations (Gaza, les otages, l’assassinat des leaders, la riposte en Iran, le Liban, et à bas bruit la Cisjordanie où se joue le point de non-retour de la colonisation le plus dangereux de son histoire).
Non content d’être en train de ruiner le Liban actuel, Israël accentue le danger sur l’avenir d’une prochaine génération – qui risque, au-delà des traumas de la guerre, et au rythme où opère Israël, une année scolaire blanche après des années de perturbations.
Israël n’était certes pas responsable de la crise. Mais pour connaître un jour une nouvelle génération comme celle du 17 octobre, comme pour le retour aux niveaux économiques d’avant crise, chaque jour perdu pour un cessez-le-feu modèle dangereusement les décennies à venir. Et chacun offre aussi au prétexte de viser le Hezbollah un tremplin retour inespéré à la classe politique, avec sa conception particulière du peuple de l’économie et de l’État, pire encore le renflouement d’un système dans lequel le Hezbollah a grandi et prospéré.
Autrement dit dans un moment où l’absence du mouvement du 17 octobre se fait sentir, et avec elle une interrogation sur la possibilité même qu’émergent de futurs échos contestataires, l’un des combats qui animait ce cycle de mobilisations pourrait quasiment aujourd’hui être repris dans les mêmes termes et contre les mêmes acteurs.
Mais ce personnel politique a, lui, désormais une longueur d’avance, continuant à se mobiliser de manière feutrée et à réformer sans avoir besoin de le dire, et jouant au gré des circonstances sur les goûts/dégoûts sociaux comme sur les divisions confessionnelles.