Collaboration, le legs d’Emmanuel Macron
Emmanuel Macron est un homme de projets. Depuis son irruption dans l’arène électorale, il en a successivement conçu trois, de factures fort différentes, mais qu’il a poursuivis avec un succès que son impopularité croissante ne doit pas occulter.
Le premier, dont la réalisation a précédé l’entame de son premier mandat, relevait seulement d’une expérience de pensée destinée à mettre sa campagne en récit. Il s’agissait, on s’en souvient peut-être, d’imaginer un « nouveau monde » où l’alternance entre la droite et la gauche disparaîtrait au profit d’une alternative dont les termes étaient le progressisme et le populisme. Confrontés à un tel choix, avançait le héraut de la start-up nation, tous les Français raisonnables, quelle que soit leur affiliation d’origine, ne manqueraient pas de faire le pari de l’ouverture et de l’avenir.
Effacée dès la prise de fonction d’Emmanuel Macron, la story du « en même temps » progressiste a rapidement cédé la place à un deuxième projet, conçu pour assurer la réélection du nouvel hôte de l’Élysée. Celui-ci se donnait alors pour mission de priver les Républicains de leur raison d’être tout en confortant Marine Le Pen dans son rôle de Raymond Poulidor de la République – soit de candidate indéfiniment vouée à finir deuxième. Concurremment fondée sur les difficultés des partis de gauche à s’unir et sur la discipline républicaine de leurs électeurs, cette entreprise a bien atteint son objectif en 2022, puisqu’en privant Valérie Pécresse de troupes au premier tour et en obtenant les voix des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au second, le président sortant a été reconduit à la tête de l’État.
Pour autant, la manière dont la victoire a été acquise a aussitôt généré des désagréments considérables pour le camp présidentiel : la promotion de la candidate d’extrême droite au rang de challenger officielle s’est en effet traduite par l’entrée en force du Rassemblement National (RN) à l’Assemblée nationale, tandis que le dépit des citoyens qui s’étaient contraints à assurer la réélection d’un président honni a persuadé les socialistes, les écologistes, les communistes et les Insoumis de sceller une alliance électoralement bénéfique pour ses parties-prenantes.
Privé de majorité parlementaire, Emmanuel Macron s’est d’abord convaincu que les privilèges de l’exécutif octroyés par la Constitution de la Cinquième République lui permettraient de persévérer sans encombre dans sa quête d’appréciation par les principaux arbitres de la compétitivité – à savoir, les gestionnaires d’actifs, la Banque centrale européenne et les agences de notation. Toutefois, tant la progression continue du RN dans l’opinion que son peu de crédit auprès des Français désireux de l’arrêter lui ont bientôt donné l’envie de se consacrer à un nouveau projet.
Depuis quelque temps déjà, nombreux sont les caciques de la droite dite de gouvernement qui ne croient plus à la possibilité de braconner sur les terres du RN. Loin de ramener les brebis égarées dans le giron républicain, constatent-ils, les emprunts au lexique et au programme de Marine Le Pen confortent ses sympathisants dans le sentiment que leur choix est légitime. Pour autant, les postulants à la relève de l’ancienne majorité présidentielle se gardent bien de ranimer l’esprit du « progressisme » mort-né au printemps 2017.
De leur inaptitude à mordre sur l’électorat lepéniste, ils tirent plutôt la leçon que seule une alliance avec les dirigeants du parti d’extrême droite peut à terme pallier l’inexorable déclin des formations libérales et conservatrices. À l’exception d’Éric Ciotti et de ses quelques compères, tous s’accordent à reconnaître que la formalisation d’un tel accord ne peut être inconsidérément hâtée. Sur le fond, pourtant, les divergences d’antan se sont largement estompées : après avoir repris à son compte la distinction maurassienne du pays légal et du pays réel, puis expliqué aux exilés qu’ils avaient des devoirs avant d’avoir des droits, Emmanuel Macron est allé jusqu’à qualifier d’« immigrationniste » le projet du Nouveau Front Populaire (NFP).
De son côté, en prévision de sa victoire attendue aux législatives, Jordan Bardella a témoigné de sa disposition à revenir sur toutes les mesures sociales de son programme – de l’abrogation de la réforme des retraites à la suppression de la TVA sur les biens de première nécessité en passant par l’introduction d’un impôt sur la fortune mobilière. Bref, du palais de l’Élysée à la Porte de Saint-Cloud, rien ne semble devoir s’opposer à la convergence des luttes, qu’elles prennent pour cibles la submersion migratoire ou le matraquage fiscal, le péril islamo-gauchiste ou l’entretien de l’assistanat.
Demeurent toutefois les obstacles relatifs à la préservation des images de marque du macronisme et du lepénisme. Difficile en effet de se poser en rempart contre les extrêmes quand on accueille l’un d’eux dans l’« arc républicain ». Non moins délicat pour qui entend renvoyer dos à dos les partis du système de former une coalition avec la moitié des formations qui le composent. C’est donc pour ne pas sevrer trop brutalement leurs partisans respectifs des rengaines auxquelles ils sont accoutumés que les repreneurs putatifs de la droite classique et les dirigeants du RN conviennent d’opter pour un rapprochement graduel.
Initialement réticent – ne s’était-il pas présenté comme l’homme qui relèguerait l’essor du lepénisme au rang de mauvais souvenir ? – le chef de l’État a fini par se rallier au principe d’une intégration progressive des champions de la préférence nationale dans le club des partenaires agréés. Son revirement est venu de la soudaine réalisation qu’il existait deux manières de conjurer la victoire du populisme. On pouvait certes barrer la route du pouvoir à ses figures de proue, tâche qu’il s’était jusqu’ici targué d’accomplir, mais aussi œuvrer à ce que celles-ci cessent de paraître populistes une fois parvenues aux affaires. Autrement dit, faute de maintenir le RN au ban de la République en instruisant les Français de sa dangerosité, demeurait l’option de prendre acte de son aspiration à la légitimité pour s’instituer en garant de sa dédiabolisation effective.
Tel était déjà l’objectif poursuivi par Emmanuel Macron au moment de dissoudre l’Assemblée nationale : loin de croire qu’il pouvait reproduire la méthode qui lui avait assuré sa réélection deux ans plus tôt, son empressement à rendre la parole au peuple avait pour seule fin d’assurer une majorité relative au RN et, fort de ce résultat, de justifier la nomination de Jordan Bardella à Matignon. Car une fois le poulain de Marine Le Pen placé à la tête du gouvernement par ses soins, de deux choses l’une : ou bien le novice se montrait ridicule au point d’entraîner un nouvel échec de sa patronne à la présidentielle de 2027 ou bien il apprenait à se comporter comme ses prédécesseurs et démontrait par-là que le pays était mûr pour une union des droites dûment formalisée. Dans le premier cas, le président de la République achèverait son mandat en tenant sa promesse initiale, dans le second, il pourrait se flatter d’avoir délivré son pays des fractures héritées de la Libération et de la décolonisation.
Un instant frustré par les résultats du second tour des législatives, Emmanuel Macron s’est vite rassuré. La somme des sièges remportés par Ensemble pour la République, Horizons, le MODEM et les Républicains n’était-elle pas légèrement plus élevée que le nombre des députés du Nouveau Front Populaire (NFP) ? Se voir privé du plaisir de prendre Jordan Bardella sous son aile ne constituait donc pas un inconvénient majeur : pour œuvrer à la réalisation de son ultime projet, il suffisait au chef de l’État de persuader les amis de Laurent Wauquiez et de Gérard Larcher qu’il était dans leur intérêt de rejoindre un gouvernement de coalition à la fois dirigé par l’un des leurs et doté d’un programme taillé pour permettre aux élus RN de s’abstenir sans perdre la face.
Après tout, que reprochaient les légitimistes de LR aux dissidents ciottistes sinon de s’être empressés de prêter allégeance à l’extrême droite au lieu d’attendre que celle-ci vienne quémander son incorporation dans la famille des partis ordinaires ? Comme le dit l’adage, tout vient à point à qui sait attendre. C’est ainsi qu’après un long atermoiement estival, Michel Barnier s’est imposé comme le premier ministre le plus apte à obtenir le quitus des rescapés du parti sarkozyste sans soulever d’intolérance chez les affidés de Marine Le Pen. Son profil d’ancien gaulliste droitisé par les ans et rompu aux palabres avec les souverainistes xénophobes – en tant que négociateur européen du Brexit – semblait en effet propice à l’avancement d’une transition apaisée vers la coalescence de toutes les droites.
Il convient ici de rappeler qu’un tel processus n’est pas propre à la France. Au sein de l’UE, et sans même évoquer les cas de la Hongrie ou de la Slovaquie, bleus et bruns font déjà bon ménage pour diriger leur pays en Italie, en Suède, en Finlande et aux Pays-Bas. Encore en gestation du côté de l’Autriche, leur association se retrouve également dans l’opposition mais aussi à la tête de certaines régions en Espagne et ne devrait guère tarder à se matérialiser au Portugal. Pour autant, l’abandon des cordons sanitaires derrière lesquels les formations d’extrême droite étaient naguère cantonnées ne s’opère pas partout de la même manière.
Relativement discrète à Stockholm, où les Démocrates de Suède se contentent de soutenir le gouvernement sans occuper de postes ministériels, la participation des anciens parias à l’exercice du pouvoir exécutif est pleinement assumée à Helsinki et à La Haye, même si le Parti des Finlandais et le Parti populaire pour la liberté et la démocratie consentent à ne pas diriger l’attelage. Enfin, le « post-fascisme » frôle l’hégémonie à Rome, où les Frères d’Italie ne concèdent guère que la part du croupion aux orphelins de Silvio Berlusconi.
S’il demeure rétif à la formule italienne, tout au moins jusqu’à la fin de son mandat, le chef de l’État considère que la France est dès à présent mûre pour emboîter le pas à la Suède, comme l’a judicieusement noté le politiste Frédéric Sawicki dès la nomination de Michel Barnier. En témoigne la composition d’un gouvernement où quelques sous-fifres de la macronie veillent à resserrer les cordons de la bourse, tandis que les compagnons de route de la « manif pour tous » s’emploient à conjurer « l’insécurité culturelle » de leurs concitoyens.
Sans doute faudra-t-il attendre une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale pour que des membres du RN se sentent assez en confiance pour rejoindre le gouvernement. Reste que dans l’équipe actuelle, la présence de Bruno Retailleau préfigure déjà cette prochaine étape : pour qui aspire à une plus étroite collaboration des droites, les apparitions télévisées du ministre de l’Intérieur s’apparentent en effet à une forme de teasing, tant elles évoquent les documentaires de la chaîne Histoire sur les riches heures du régime de Vichy.
Dès lors qu’un pacte à la finlandaise ou à la néerlandaise aura succédé au dispositif suédois de soutien sans participation, et sous réserve que les électorats des diverses composantes de cette coalition s’accommodent du climat de coopération entre leurs mandataires, Emmanuel Macron sera fondé de ne plus trop se soucier de l’issue du scrutin présidentiel de 2027. Grâce aux relations de travail que les uns et les autres auront nouées sous son regard bienveillant, le nouveau quinquennat s’ouvrira sous de semblables auspices, que ce soit Marine Le Pen, le futur candidat LR ou l’une de ses anciennes recrues qui l’emporte.
À défaut d’avoir scellé la victoire des progressistes sur les populistes, l’ancienne idole des marcheurs pourra se vanter d’avoir rendus les premiers indiscernables des seconds. Grâce à lui, et pour la première fois depuis 1945, le cordon sanitaire n’aura pas tant disparu que changé de bord, puisqu’il sera plus utilisé que pour isoler les réfractaires à la collaboration des droites.
Les juifs, alibi paradoxal de la réhabilitation du RN
Si la transition apaisée vers un nouvel État français se poursuit jusqu’à son terme, elle devra une bonne part de sa réussite au procès en antisémitisme intenté à quiconque s’abstient de désavouer La France Insoumise. Initialement, crier haro sur Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants ne servait qu’à conforter le renvoi dos à dos de la gauche de la gauche et de l’extrême droite. Il s’agissait alors de signifier que l’hostilité à Israël de la première et l’amalgame entre islamisme et islam pratiqué par la seconde étaient pareillement insupportables.
Peu à peu, toutefois, le soupçon jeté sur toute manifestation de solidarité envers la cause palestinienne a changé de fonction : plutôt qu’à l’établissement d’une symétrie entre antisionisme et préférence nationale – taxés de travestissements respectifs de l’antisémitisme et du racisme – il n’a plus servi qu’à l’ostracisation exclusive des partisans du maintien de l’alliance entre toutes les composantes du NFP. Corrélativement, qualifier d’apologie du terrorisme la moindre expression d’empathie avec la population gazaouie a grandement favorisé la suppression de ce qui était jusque-là un obstacle majeur à l’accueil du RN dans l’« arc républicain ».
Cofondé par un ancien Waffen SS et encore largement peuplé d’amateurs de casquettes nazies et de plaisanteries sur les chambres à gaz, le parti de Marine Le Pen ne compte pas moins parmi les défenseurs les plus intransigeants du droit des Israéliens à se défendre par tous les moyens qu’ils jugent nécessaires. C’est qu’à la suite de leur patronne, ses dirigeants ont appris à traiter l’antisémitisme comme une modalité de ce racisme antiblanc qu’il leur appartient de combattre[1]. Forts de ce recadrage – certes un peu coûteux pour les plus anciens – ils n’ont guère tardé à voir dans les exploits de Tsahal un modèle de résistance à la menace de « grand remplacement ». Amichaï Chikli, le ministre des Affaires de la Diaspora de Benyamin Netanyahou, leur a d’ailleurs témoigné sa gratitude, puisqu’en juillet dernier, il n’a pas caché que son gouvernement verrait d’un bon œil l’arrivée de Jordan Bardella à Matignon.
Pour qui s’étonnerait que la sauvegarde des juifs français puisse servir d’alibi au retour en grâce des héritiers de la collaboration, il convient de rappeler qu’au sein de l’arc républicain en cours de formation, les critères qui président à la définition de l’antisémitisme connaissent un profond réaménagement. Comme l’attestait déjà l’allocution d’Emmanuel Macron lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’hiv en 2017, c’est la rétivité au projet sioniste tel qu’il s’est réalisé – de la Nakba de 1948 jusqu’à la loi constitutionnelle réservant aux Israéliens juifs l’exercice du droit à l’autodétermination – qui s’impose à présent comme le symptôme privilégié de la judéophobie[2]. Quant aux accusations traditionnelles de déicide, d’usure ou de complot transnational, elles ne retiennent plus l’attention des nouveaux anti-antisémites que lorsqu’elles s’accompagnent d’animosité envers la législation et les politiques de l’État d’Israël.
En témoigne le contraste entre le tollé soulevé par certaines remarques accablantes de Jean-Luc Mélenchon – sur Jésus mis à mort par les siens ou sur la conformité de l’idéologie d’Éric Zemmour à la tradition de ses ancêtres – et l’indifférence presque générale avec laquelle ont été accueillis les propos de Gérald Darmanin lorsque, dans un petit opuscule de 2021 sur le Séparatisme islamiste, l’ex-ministre de l’Intérieur louait Napoléon Bonaparte pour avoir mis fin aux méfaits des usuriers juifs[3]. Naguère passible de condamnations au moins aussi sévères que les embardées de l’Insoumis, cet éloge de la judéophobie impériale n’a pas seulement été ignoré par le ban et l’arrière-ban des néo-anti-antisémites. Aux yeux de ces lanceurs d’alertes soigneusement sélectionnées, le seul fait que le député-maire de Tourcoing s’est ensuite montré intraitable dans sa volonté d’interdire les manifestations de soutien au peuple palestinien a amplement suffi à faire de lui un loyal défenseur de la communauté juive.
Telle est bien la portée de la doctrine Klarsfeld dont procède la reconfiguration du cordon sanitaire : récemment reconverti dans l’assistance à la dédiabolisation du RN, l’ancien chasseur de nazis professe qu’aujourd’hui, les seuls ennemis des juifs sont ceux qui reprennent à leur compte les termes que les juges de la Cour de justice internationale et le procureur de la Cour pénale internationale convoquent respectivement pour définir les agissements des forces israéliennes à Gaza et pour qualifier les responsabilités de leurs commanditaires. Taxés de complices ou d’idiots utiles du Hamas, les belles âmes qui se drapent dans la défense du droit sont jugées coupables d’œuvrer au délitement de la civilisation que toutes les droites s’accordent désormais à appeler judéo-chrétienne et dont Benyamin Netanyahou se présente comme le gardien.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi des militants de gauche ne peuvent plus invoquer leur engagement antiraciste pour se prémunir contre les accusations d’antisémitisme dont ils font l’objet : aux yeux de leurs censeurs, la solidarité nationale dont la communauté juive doit bénéficier ne lui est plus accordée au titre de minorité exposée aux phobies dont Maurice Barrès, Charles Maurras, Philippe Pétain, ou encore Jean-Marie Le Pen assuraient la diffusion, mais au contraire en tant qu’elle est la fraction la plus menacée du peuple majoritaire. Autrement dit, si les nouveaux anti-antisémites s’en prennent au NFP plutôt qu’au RN, c’est parce que dans les rangs du premier, d’aucuns s’obstinent à mettre la judéophobie sur le même plan que l’islamophobie ou la négrophobie, alors qu’au sein du second, on a compris que pour obtenir un brevet de respectabilité républicaine, il fallait reconnaître que les juifs sont des blancs à part entière.
En convenant de qualifier le sort des Palestiniens et des Libanais de dommage collatéral d’un acte de légitime défense, Marine Le Pen et ses futurs partenaires – LR et post-macronistes – ne cherchent pas seulement à lever l’hypothèque que le lourd passif antisémite de l’extrême droite fait peser sur leur rapprochement. Car plus que d’un régime d’exception qui l’autorise à se soustraire aux normes du droit international, l’État hébreu bénéficie depuis quelques années d’un statut de modèle – en matière de guerre préventive contre le terrorisme islamique et d’institutionnalisation de la discrimination ethnoreligieuse – dont l’imitation est susceptible de réconcilier les formations telles que le RN avec le projet européen.
Admettre que le risque existentiel auquel Israël s’affirme confronté l’autorise à disposer comme il l’entend des territoires qu’il occupe et de leurs habitants, n’est-ce pas suggérer que les instances dirigeantes de l’UE sont habilitées à s’octroyer de semblables licences pour garantir la sécurité matérielle et l’intégrité culturelle du vieux continent ?
Les eurosceptiques impénitents rétorqueront peut-être que l’effet d’émulation peine encore à se dessiner : organiser la délocalisation des demandes de séjour en Albanie, augmenter sans cesse la probabilité de noyades en Méditerranée et dans le détroit de la Manche, voire même financer la construction de camps de concentration en Lybie et en Tunisie sont des mesures qui pêchent par un excès de modération au regard des dispositions prises par Benyamin Netanyahou pour faire en sorte que son pays demeure « une villa dans la jungle[4]». Reste que les unes et les autres participent d’un même souci de durcir les frontières et de déporter les indésirables. Aussi peut-on escompter que si le soutien de Bruxelles à Jérusalem se poursuit, le RN et ses alliés au Parlement européen ne feront pas longtemps preuve de la mauvaise volonté qui les a conduits à voter contre le Pacte immigration de 2023 – alors même qu’il s’agissait déjà d’un texte éminemment sensible à leurs préoccupations.
La retraite d’Ukraine
Longtemps, l’invasion de l’Ukraine a entravé la dédiabolisation de Marine Le Pen. Partiellement financée par un banquier proche de Vladimir Poutine et admirative de la vision du monde projetée par le président russe, l’élue de Hénin-Beaumont a soutenu l’action de l’ancien officier du KGB en Syrie avant d’approuver l’annexion de la Crimée et de s’opposer vigoureusement aux sanctions imposées à la Russie après le déclenchement de l’« opération spéciale » destinée à renverser le régime « nazi » de Volodymyr Zelensky.
Son insensibilité à la cause ukrainienne l’a certes desservie lors de la campagne présidentielle de 2022 – alors que, de l’autre côté des Alpes, Giorgia Meloni désavouait le vieux tropisme poutinien de son parti pour se poser en figure de proue de l’Alliance atlantique – mais l’intransigeance dont elle fait preuve pourrait bien se révéler payante dans les années à venir.
Tant que la perspective d’une prochaine libération des territoires occupés a encouragé Emmanuel Macron à se présenter comme un loyal allié de Kyiv, l’inclusion du RN dans une large coalition du centre et des droites n’était pas envisageable. Car s’il est vrai que dans les premières semaines de l’agression russe, le chef de l’État se vantait encore d’avoir l’oreille de Vladimir Poutine et d’être capable de le raisonner – prétention qu’il avait précédemment arborée à propos de Donald Trump, avec le même succès – la peur du ridicule l’a ensuite persuadé de camper sur une position plus ferme. Sans doute la France n’a-t-elle pas toujours joint le geste à la parole – qu’il s’agisse de l’envoi d’armements ou de l’accueil des réfugiés. Pour autant, jusqu’aux premières percées russes sur le front du Donbass, le président de la République a usé de son soutien à l’Ukraine comme d’un antidote à la perte de sens de sa présence au palais de l’Élysée
En phase avec la Commission et la plupart des chefs de gouvernements européens – à l’exception du Hongrois Viktor Orban, du Slovaque Robert Fico et de l’Autrichien Karl Nehammer – Emmanuel Macron a rapidement saisi le double avantage que lui procurait l’affichage de sa détermination: faire écho à la défiance des Polonais et des Baltes lui donnait l’opportunité de briguer un rôle de premier plan au sein de l’UE – à un moment où le renoncement au gaz russe fragilisait l’économie et la diplomatie allemandes – mais aussi de souligner qu’en France, son engagement contrastait avec la complaisance des extrêmes à l’égard du régime de Moscou.
Or, sur ce dernier point, il était difficile de donner tort à Emmanuel Macron : après avoir déclaré que Vladimir Poutine « faisait le travail » lorsque, pour maintenir Bachar El-Assad au pouvoir, l’aviation russe écrasait le peuple syrien sous les bombes, Jean-Luc Mélenchon s’est réjoui de la réintégration de la Crimée dans le « monde russe » et n’a guère déploré qu’une surréaction du Kremlin aux provocations de l’OTAN pour qualifier l’invasion de janvier 2024. C’est que sans partager les valeurs du restaurateur de la Grande Russie ni devoir de l’argent à son entourage – à la différence des dirigeants du RN – le chef de file des Insoumis ne veille pas moins à dissuader ses partisans de chercher l’impérialisme ailleurs qu’à Washington et chez ses alliés. La similitude entre les appels à la paix proférés par ses deux principaux rivaux à l’élection présidentielle octroyait donc au chef de l’État l’opportunité de se poser en unique recours contre la capitulation que les populistes des deux bords exigeaient de Kyiv.
Propice à l’exposition des affinités entre lepénistes et mélenchonistes – et par conséquent à la mitigation de sa propre impopularité – la posture bravache adoptée par Emmanuel Macron se manifestera de manière particulièrement intempestive au printemps 2024, avec la suggestion d’un envoi de troupes françaises sur le sol ukrainien, avant de s’effacer aussi soudainement que le récit de la « révolution » progressiste sept ans auparavant. En cause dans ce nouveau changement de pied, les prémices d’un abandon de l’Ukraine par la plupart des pays occidentaux – évolution qui connaîtra une accélération brutale dès que Donald Trump sera revenu à la Maison Blanche – mais aussi le résultat des élections européennes, et l’enseignement que le chef de l’État a tiré de la déroute de son camp.
Car si la cooptation progressive du RN s’impose comme son legs, et si la mise en œuvre de ce dernier projet coïncide avec la baisse tendancielle des investissements européens et américains dans la résistance ukrainienne, force est de reconnaître qu’Emmanuel Macron n’a plus guère de raisons de s’appesantir sur les relations sulfureuses entre Marine Le Pen et Vladimir Poutine. Objectera-t-on qu’en s’abstenant de chercher noise à la patronne du RN sur ce point, le chef de l’État se prive d’un argument important à l’encontre des Insoumis – puisque ceux-ci militent également pour un accord de paix fondé sur des concessions territoriales à la Russie et la neutralité de l’Ukraine ?
C’est oublier que depuis le 7 octobre 2023, l’ostracisme dont les droites s’emploient à frapper Jean-Luc Mélenchon ne repose plus sur sa mansuétude à l’égard des hommes forts de Moscou ou de Beijing, mais exclusivement sur l’antisémitisme censé animer sa conviction que le calvaire enduré par le peuple palestinien a débuté soixante-quinze ans avant la riposte israélienne aux attentats du Hamas. Parce que, de son côté, Marine Le Pen est la première à proclamer que le gouvernement de Jérusalem ne fait qu’exercer son droit à la légitime défense, il n’y a désormais plus lieu de mentionner l’Ukraine pour justifier la mise au ban de LFI.
Au contraire, Emmanuel Macron redoute à présent que le RN s’empare du sujet pour son compte, en claironnant que les dirigeants politiques qui s’apprêtent à rationner leur assistance militaire aux Ukrainiens ne font que s’aligner sur la position que le parti d’extrême droite a toujours défendue. Aussi peut-on supposer que la conjuration de cette éventualité a été le motif des rencontres censément secrètes – même si leur existence a rapidement fuité dans la presse – entre Marine Le Pen et Sébastien Lecornu.
Largement consacrés à discuter de la situation en Ukraine, les dîners chez l’entremetteur Thierry Solère ont probablement vu le ministre de la Défense exhorter son interlocutrice à ne pas fanfaronner : si vous souhaitez réellement que le gouvernement français cesse d’entretenir les espoirs de Voldymyr Zelensky, lui a-t-il sans doute signifié, il faut que vous le laissiez procéder graduellement et de manière furtive, mais aussi que vous vous absteniez de l’embarrasser en exposant son reniement. Après tout, si l’entourage du président fait sa part de travail en renonçant à rappeler les origines collaborationnistes du FN/RN – comme Élisabeth Borne l’a appris à ses dépens[5] – la bienséance voudrait que les lepénistes rendent la pareille en évitant de se rengorger lorsque débuteront les négociations avec Vladimir Poutine
S’il faudra probablement attendre 2027 pour assister à sa mise en œuvre complète, le programme commun de l’union des droites qu’Emmanuel Macron entend léguer à son pays peut déjà être décrit avec une certaine précision. Déjà en cours d’implémentation, son volet économique prévoira que les relèvements de tarifs douaniers et les impôts exceptionnels, respectivement justifiés par le patriotisme industriel et la contribution de tous à la réduction des déficits, ne mettront jamais en cause la préséance de la politique de l’offre. Dans le domaine régalien, les privilèges de l’exécutif seront encore mieux assurés qu’aujourd’hui, notamment parce que les forces de l’ordre disposeront des latitudes requises pour soustraire la gestion des flux migratoires et des mouvements sociaux à une conception rigide de l’État de droit. Enfin, sur le plan de la politique étrangère, la mise au rebut des importunes références au « pays des droits de l’homme » aidera la France à tenir son rang dans un monde où les potentats sont libres de régir à leur guise les terres dont ils estiment qu’elles leur ont été promises.
Refaire front
Est-il permis d’espérer une autre issue à la séquence qui s’est ouverte avec l’entrée en fonction de Michel Barnier ? Autrement dit, les électrices et les électeurs qui ont empêché le RN d’arriver au pouvoir en juillet 2024 ont-ils quelque chance de renouveler l’exploit trois ans plus tard ?
Pour pouvoir y croire, peut-être faudrait-il que leurs représentants au sein des partis de gauche arrêtent de ressasser le déni de démocratie dont ils considèrent avoir été victimes – puisqu’avec le soutien conditionnel du RN, le premier ministre dispose indéniablement d’une confortable majorité parlementaire – et qu’ils cessent par conséquent de s’en prendre au nouveau gouvernement comme si celui-ci ne faisait que poursuivre illégitimement les mêmes politiques que ses prédécesseurs – alors que la coalition en cours de formation jette les bases d’un régime inédit.
Admettre que le NFP n’est plus le rival de deux autres blocs mais le seul adversaire d’un arc républicain qui s’étend d’Ensemble pour la République jusqu’au Rassemblement national contraint en effet à se poser les bonnes questions. Au lieu de ruminer sa victoire volée, ou d’attendre on ne sait quel sursaut des amis de Gabriel Attal, ou encore de miser sur l’isolement du « président des riches », une gauche lucide sur la nouvelle bipartition du champ politique sera amenée à se demander si, pour modifier un rapport de forces qui lui est actuellement très défavorable, elle est mieux inspirée de faire un pas de côté – au risque de déconcerter une partie de son électorat – ou au contraire de renouer avec l’esprit qui l’a animée entre les deux tours des élections législatives de 2024 – quitte à reconnaître que celui-ci est encore loin de souffler sur une majorité d’électeurs.
Pour l’heure, la plupart des forces qui ont répondu à l’appel constitutif du NFP au printemps dernier ne semblent guère tentées par la seconde option. En dépit de leur rupture et de leur inimitié réciproque, François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon partagent la conviction que c’est en réservant ses soins à des populations qui ne votent pas encore pour elle que la gauche a une chance de devenir majoritaire. Ainsi le premier concentre-t-il ses efforts sur ces fâchés-pas-fachos dont le second, qui leur a pourtant donné leur nom, semble avoir fait son deuil – depuis le jour où son inconscient lui a suggéré qu’ils étaient en vérité des fachos pas si fâchés.
Mais si le chef de file des Insoumis ne croit plus, comme à l’époque des gilets jaunes, que les électeurs lepénistes sont majoritairement motivés par une colère mal orientée contre la mondialisation néolibérale, il n’a pas pour autant renoncé à débusquer la réserve de voix requises pour amorcer la « révolution citoyenne » qu’il appelle de ses vœux. À ses yeux, c’est du côté des abstentionnistes, et en particulier celles et ceux qui résident dans les quartiers populaires des métropoles, que la gauche trouvera les votes qui lui manquent. Aussi est-ce pour précipiter leur politisation que Jean-Luc Mélenchon recourt à une rhétorique et un ton que d’aucuns associent « au bruit et à la fureur ».
Dans un cas comme dans l’autre, force est de constater que le compte n’y est pas : les citoyens des villes que l’Insoumis est en mesure d’attirer dans les bureaux de vote sont sans doute plus nombreux que les électeurs des bourgs et des champs que son ancien compagnon de route peut espérer soustraire au parti lepéniste. Pour autant, pas plus l’auteur de Faire Mieux ! que celui de Ma France en entier ne disposent de la formule capable d’apporter à la gauche les millions de voix qui lui manquent – d’autant que leurs tropismes respectifs ne manqueront pas de faire fuir les populations séduites par leur concurrent.
Plus futile encore est l’option choisie par ceux qui se proclament socio-démocrates, qu’ils gravitent autour de François Hollande ou de Raphaël Glucksmann. Déterminés à détruire le NFP au prétexte d’échapper à l’emprise de LFI, l’espoir qu’ils nourrissent repose sur l’illusion que les députés émargeant à l’ancienne majorité présidentielle sont des nostalgiques du « progressisme » exalté par le candidat Macron en 2017 et qu’à ce titre, ils souffrent des compromissions que la survie du gouvernement Barnier leur impose de tolérer.
Forts de cette prémisse infondée, les fidèles du dernier président socialiste et les sympathisants de Place Publique s’imaginent à même d’amener les macronistes de la première heure à désavouer le pacte faustien que le chef de l’État les presse de conclure avec l’extrême droite pour nouer une alliance conforme à leurs valeurs avec une gauche lavée du soupçon d’antisémitisme qui entache le NFP. C’est évidemment oublier que, pour la plupart des élus centristes et libéraux, les forfaitures accumulées depuis sept ans constituent un abri solide contre tout sentiment de honte. Aussi ne voit-on guère ce qui pourrait les conduire à troquer le « soutien sans participation » des mandataires de onze à treize millions de Français – scores respectivement obtenus par Jordan Bardella aux européennes et par Marine Le Pen au second tour des présidentielles de 2022 – pour faire équipe avec des formations éminemment moins représentatives – un peu plus de trois millions de voix pour la liste Réveiller l’Europe en 2024 et moins d’un million pour Anne Hidalgo deux ans plus tôt.
Peu susceptible de devenir majoritaire en privilégiant la prospection de recrues situées hors de son orbe, la gauche gagnerait plutôt à rassembler les siens en approfondissant ce qu’elle a commencé à être pendant la campagne pour les dernières élections législatives. Car c’est bien la posture antifasciste adoptée dans la semaine de l’entre-deux-tours qui lui a temporairement permis de remettre le cordon sanitaire à sa place initiale. Reste alors à retrouver cette défiance aussi joyeuse qu’intransigeante qui a privé le RN d’une victoire attendue.