La production politique de la résignation populaire
« La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales impossibles de modifier. C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate »
Hannah Arendt, Crisis of the Republic [1]
«On ne nous y prendra plus », « c’est la dernière fois »… la déception des électeurs les plus politisés dans les quartiers populaires suite à la nomination du dernier gouvernement est à la hauteur des craintes et des espoirs qu’avaient fait naître les élections législatives l’été dernier.
La responsabilité du Président de la République est évidente. En ne respectant pas l’issue du scrutin il a contribué à démonétiser un peu plus l’acte électoral auprès d’un segment de la population qui s’était particulièrement mobilisé à cette occasion.
Souligner cette responsabilité historique n’empêche pas de tenter de saisir les racines plus profondes de cette résignation populaire, dont la montée continue de l’abstention depuis quarante ans ne constitue que la matérialisation la plus visible. Alors qu’on pointe souvent les mutations de la structure sociale ou l’essor de formes d’individualisme qui détourneraient de la vie civique, il me semble que des facteurs proprement politiques méritent aussi d’être pris en compte. La démobilisation découle également de l’expérience ordinaire de l’impuissance politique et de l’incapacité des organisations collectives à générer une croyance dans l’utilité sociale de la participation.
Pour explorer la genèse de cette résignation populaire, je me suis immergé pendant plus de dix ans dans la ville de Roubaix, souvent considérée comme la capitale française de l’abstention, commune populaire marquée par une longue histoire d’immigration, elle est de fait souvent associée à l’islam. Le rapport au politique de ses habitants constitue alors un bon analyseur des transformations qui affectent d’autres territoires populaires[2].
La résignation n’est pas la dépolitisation
À mon arrivée sur le terrain à Roubaix, en 2008, j’ai été frappé par la relative atonie que j’observais. Loin de la conflictualité que je pensais trouver dans ce territoire marqué par des contradictions sociales profondes, un air de démobilisation collective semblait prévaloir.
Ville la plus pauvre de France, une des plus inégalitaires également, frappée par la stigmatisation du fait de sa forte implantation minoritaire, Roubaix devait être une cocotte-minute. J’ai bien assisté au cours des années suivantes à des épisodes d’intense mobilisation : les campagnes électorales ont parfois donné lieu à un travail militant qui semblait susciter pour un temps dynamisme et enthousiasme ; les matches de l’équipe d’Algérie ou certains combats relatifs à la rénovation urbaine ont parfois donné à voir une réelle effervescence, une envie de participer à un collectif ou un espoir de changer le cours des choses.
C’est pourtant surtout l’abstention comme la non-participation qui paraissent illustrer le cours routinier d’un rapport au politique marqué par la défiance, la résignation et la démobilisation collective. Faut-il alors y voir un « vide politique[3]» comme l’avancent certains sociologues ?
Rien n’est moins sûr tant continuent à œuvrer dans ces quartiers des militants associatifs et politiques, des travailleurs sociaux et des éducateurs, des mères de familles préoccupées par l’avenir de leurs enfants qui investissent les centres sociaux ou les écoles. Au-delà, les sentiments d’injustice générés par l’expérience de la relégation et des discriminations témoignent d’une politisation ordinaire qui dépasse le cercle de ces acteurs intermédiaires.
Les révoltes consécutives à la mort de Nahel Merzouk en juin 2023 témoignent de cette politisation ordinaire, ici comme ailleurs les émeutiers s’identifiant au jeune Nanterrois et prenant d’abord pour cible la police. S’il y a une hétérogénéité de l’émeute, de ses motivations et de ses formes, elle relève d’une expression proprement politique[4]. Ses conséquences n’en demeurent pas moins incertaines.
Aucune organisation ne semble être parvenue à construire sur les sentiments d’injustice exprimés à cette occasion et les réponses de l’État sont demeurées bien minces, essentiellement répressives, avant que la disparition du ministère de la Ville ne vienne entériner cette marginalisation symbolique. Surtout, les Roubaisiens en sont sortis profondément divisés, nombre d’adultes et de classes populaires plus stabilisées en voulant aux « jeunes » pour la destruction d’équipements dont ils bénéficiaient (écoles, centres sociaux, etc.). Ce qui frappe peut-être davantage c’est combien, alors que la ville garde encore les stigmates de plusieurs nuits d’une intense violence, le retour à la normale a été rapide. Parenthèse éphémère, les révoltes témoignent de la politisation que génère l’expérience des discriminations, mais elles ne constituent pas nécessairement le ferment de mouvements plus durables.
Ce que je n’ai cessé de saisir dès lors c’est l’ambivalence du rapport au politique. D’un côté la résignation : « c’est comme ça », « c’est la vie », autant d’expressions revenues comme une rengaine dans les entretiens que je pouvais conduire, quand on évoquait des violences policières, des discriminations à l’embauche, une orientation non souhaitée ou les bureaux de poste fermés…
Mais de l’autre le sentiment aigu d’injustice, de traitement de défaveur, de deux poids deux mesures. Ce n’est donc pas tant que les injustices étaient acceptées, ni même seulement attribuées à d’autres situés plus bas que soit – les assistés, les immigrés, les roms[5] – , elles étaient souvent associées au rôle des élus et de l’État. Mais on estimait le rapport de force trop défavorable pour les mettre à mal.
Expérience ordinaire de l’impuissance politique
On attribue souvent le peu de croyance dans l’action politique aux errements des représentants – « tous pourris » « ils s’en mettent plein les poches » sont évidemment revenus souvent – ou à leur manque de représentativité sociale et raciale, qui les rendent inaptes à représenter les expériences des classes populaires et défendre leurs intérêts. Mais la résignation ne découle pas que d’un rapport désenchanté au personnel politique. Elle tient également à l’expérience directe de l’impuissance politique, de l’incapacité des politiques publiques à affecter les destinées collectives.
Pendant longtemps, l’efficacité du politique – peut-être tout particulièrement dans les quartiers et communes populaires – s’est mesurée à l’aune des biens et services que redistribuaient les élus et leurs services à la population. La politique, notamment de la gauche socialiste qui a longtemps dominé la vie politique roubaisienne, c’était d’abord cela : le clientélisme était devenu la forme dégénérée du socialisme municipal[6]. L’attribution de logements sociaux, d’emplois municipaux ou de subventions associatives était vue à la fois comme un moyen de distribuer des ressources en direction de ménages dans le besoin et de s’assurer un soutien électoral.
Le clientélisme était l’ordinaire non pas du politique – il ne faut pas lui accorder une place démesurée dans les flux budgétaires locaux – mais des relations entre les élus et les électeurs. Être un bon élu pour la gauche locale consistait d’abord à être en capacité d’attirer des ressources pour son territoire et les redistribuer personnellement. Quand la ville bascule à droite en 2014, la section socialiste est désemparée et ne sait plus comment entrer en contact avec la population. Comme le dit une militante à l’occasion d’une réunion de section : « Qu’est-ce qu’on va leur promettre aux gens si on n’a plus rien à leur offrir ? » Tout le long de la campagne des administrés avaient d’ailleurs sollicité les candidats pour obtenir des emplois, des promesses d’embauche ou des logements …
À Roubaix, ces pratiques se sont pour partie taries du fait du basculement à droite de la municipalité – qui n’a cependant pas mis fin aux pratiques clientélaires, elles se sont recomposées[7] – mais aussi du tarissement des ressources publiques à distribuer et du contrôle plus important sur leur allocation. Ce faisant, c’est aussi la personnalisation des bénéfices de l’action publique qui s’est diluée. Il devient plus difficile de toucher du doigt les effets de son vote ou de son engagement.
Ne reste plus que la reproduction de la marginalisation sociale en dépit des promesses : le maintien du chômage de masse ou des discriminations constituent les signes les plus patents du fait que « la politique, ça ne sert à rien ». La perte de la croyance dans l’utilité sociale de la participation est le fruit d’expériences répétées qui l’attestent. Il ne s’agit pas tant de regretter les relations clientélaires que de s’interroger sur la capacité politique des institutions.
Au final, et en dépit de la forte mobilisation des quartiers et communes populaires en juin dernier – à Roubaix le taux de participation a augmenté de près de 20 points par rapport à 2022[8] – on ne peut qu’être frappé par le maintien d’une abstention élevée : alors que le RN semblait aux portes du pouvoir, près de 50 % de la population ne s’est pas rendue aux urnes, convaincue notamment que son triomphe ne changerait de nouveau pas grand-chose à son quotidien.
La démobilisation des intermédiaires
La remobilisation aux dernières élections législatives et européennes tient à la fois à une offre plus en phase avec les préoccupations des quartiers populaires – sans que ces enjeux soient exclusifs, l’accent mis sur l’islamophobie, les violences policières ou la cause palestinienne a joué un rôle – et au travail de mobilisation réalisé par un ensemble d’intermédiaires, au sein mais aussi en dehors des partis politiques[9].
Comprendre la démobilisation requiert dès lors de saisir la fragilisation de ces intermédiaires sur le temps long. Quand bien même certains facteurs structurels classiquement mis en avant jouent un rôle fondamental, le capitalisme industriel et l’usine ne produisaient pas mécaniquement de la conscience de classe, mais généraient des situations de coprésence entre des militants, leurs organisations et de simples salariés, propices à la mobilisation[10]. Ce sont les transformations de ces intermédiations qui expliquent aussi la démobilisation contemporaine comme les rares moments de remobilisation.
Or l’affaiblissement de ces intermédiaires ne joue pas de la magie sociale ou ne découle pas mécaniquement des structures économiques : il tient aussi à des facteurs proprement politiques. On a en particulier assisté depuis une vingtaine d’années à la fragilisation du tissu associatif des quartiers populaires qui assurait un rôle central d’intermédiation.
D’un côté, plus peut-être que dans d’autres communes, la ville de Roubaix a offert une reconnaissance importante aux acteurs associatifs, via la création de dispositifs et de politiques publiques (concernant la jeunesse, la lutte contre les discriminations) reprenant leurs revendications voire les intégrant à l’institution. Les militants ont été absorbés. De l’autre, les pouvoirs publics, à commencer par la ville, répriment les acteurs qu’ils ne peuvent contrôler.
Ce fut le cas de certains comités de quartier ou associations de jeunes, et plus encore des mobilisations antiracistes ou musulmanes, sanctionnées financièrement et souvent disqualifiées pour leur « communautarisme » supposé. Plus largement, au-delà des rappels à l’ordre que constituent ces sanctions envers les acteurs les plus militants, on a assisté, bien au-delà des confins roubaisiens, à une dépolitisation du monde associatif liée à ses modalités de financement et au rôle qui lui est dévolu : prestataire de services davantage que partie prenante à la délibération collective ou contre-pouvoir.
Comme le disait le rapporteur de la loi « confortant les principes de la République », laquelle a des incidences importances sur les associations avec la création du Contrat d’engagement républicain : « si les associations veulent faire de la politique, elles n’ont qu’à se présenter aux élections ». Conception pour le moins restrictive de ce qu’est la sphère légitime du politique. Au-delà, la diminution des ressources publiques en direction des associations – la forte restriction des emplois aidés a ainsi été durement ressentie par les petites associations des quartiers populaires – s’est traduite par la fermeture d’un certain nombre de structures et la réduction de la surface sociale et de la capacité de mobilisation d’autres.
Aussi anecdotiques que puissent paraître ces formes d’encadrement institutionnel de la participation, elles alimentent la démobilisation, par la répression ou l’autocensure, contribuant à l’épuisement des militants situés aux lisières du politique. Ce faisant, et sans que cela ne découle d’un plan concerté, ces dispositifs de pouvoir ont permis de rendre les banlieues gouvernables.
Elles ne constituent plus des bastions automatiques pour la gauche – notamment aux élections locales – tant ses électeurs sont démobilisés, leurs préoccupations marginalisées. Le stade ultime de la résignation conduit au départ de certains, les plus stigmatisés et diplômés, qui préfèrent partir avant qu’il ne soit trop tard, convaincus que leur pays n’est plus réformable[11].
Ces enquêtes, chez ceux qui partent comme ceux qui restent, n’invitent pas à l’optimisme. En creux pourtant, elles indiquent les leviers d’une remobilisation possible. Sans un réancrage durable des organisations politiques – parmi les classes populaires urbaines comme rurales – les victoires électorales éventuelles ne pourront être qu’illusoires.
NDLR : Julien Talpin vient de faire paraître La colère des quartiers populaires. Enquête socio-historique à Roubaix aux PUF