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Géométries de l’impérialisme au XXIe siècle (2/2)

Philosophe

Si l’impérialisme contemporain nous précipite vers la catastrophe, la culture peut-elle infléchir sa trajectoire ? Le diagnostic est à nouveau peu optimiste, les trois fondamentalismes actuels (religieux, marchand, technologique) neutralisant le contre-discours et ses effets politiques. Tentative, malgré tout, de penser les luttes anti-impérialistes, révolution du XXIe siècle. Suite et fin de la Edward Said Memorial Lecture 2024.

Après avoir abordé la question de l’impérialisme et la guerre puis celle de l’impérialisme et du capitalisme, j’en arrive au troisième point annoncé : l’intersection des questions de la culture et de l’impérialisme, que je traiterai en essayant d’évaluer la pertinence actuelle des analyses d’Edward Saïd.

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Il est inutile de les résumer en détail, elles sont bien connues et figurent parmi nos principales ressources intellectuelles. Mais je veux faire voir pourquoi, à mon avis, la question de l’impérialisme ne peut pas être complètement problématisée sans le genre de « critique de la culture » qu’il a pratiqué et inspiré.

Saïd n’a jamais cessé de défendre l’idée que la littérature, les arts, la philosophie, l’histoire, sont des discours « en situation », qu’on ne saurait isoler des tendances politiques et sociales qui, dans une société donnée et sur une longue durée, coupée de révolutions, confortent une certaine « hégémonie ». Mais il n’a jamais cédé si peu que ce soit au réductionnisme sociologique : sa pensée est aux antipodes de l’idée que la culture forme une expression ou une superstructure du système de domination existant. Elle n’en dérive pas. Et c’est pourquoi il manquera toujours quelque chose à notre compréhension de ce qu’est l’impérialisme si nous croyons faire l’économie des questions qu’il a posées.

Je le redirai de la façon suivante : la culture telle qu’analysée par Saïd n’est pas l’expression ou l’instrument d’une domination (les deux variantes classiques de l’idée « marxiste » de superstructure), elle fonctionne comme une médiation politique de l’histoire qui se construit et produit ses effets dans l’élément du discours. Mais il faut faire un pas de plus : une telle médiation ne présuppose pas des sujets déjà donnés, à l’identité fixée, à qui elle fournirait des moyens d’expression. Au contraire, elle les constitue « performativement » par ses opérations d’énonciation et de réception.

C’est pourquoi la culture n’est pas séparable du conflit


[1] Voir la postface de 1994 et la préface de 2003 aux rééditions de Orientalism (25th Anniversary Edition, Vintage Books, 2003).

[2] Étienne Balibar, « Naissance d’un monde sans maître ? Après l’Empire, les marchés », in Ecrits I, Histoire interminable. D’un siècle l’autre, Éditions La Découverte, Paris 2020.

[3] Edward Saïd, « Zionism from the standpoint of its victims », 1979, repr. in The Edward Said Reader, Vintage Books, 2000.

[4] Monique David-Ménard, Les constructions de l’universel. Psychanalyse, philosophie, PUF « Quadrige » 2009.

[5] Edward Saïd, Representations of the Intellectual (The 1993 Reith Lectures), Vintage Books 1996, chap. V : « Speaking Truth to Power » (Saïd n’a pas connu, semble-t-il, les élaborations du dernier Foucault réactivant la notion grecque de la parrèsia).

[6] Mais n’oublions pas ses analyses étendues de la fonction stratégique des media, en particulier dans Covering Islam (Vintage Books, 1981 et 1997), où se trouve élaborée la grande théorie des « communautés d’interprétation ».

[7] Voir mon essai « Sur la catastrophe informatique : une fin de l’historicité ? », cit.

[8] Le terme « Agence » du titre est pris ici non au sens d’institution mais d’activité ou de capacité d’agir, comme peut l’être son équivalent anglais agency.

[9] « Où il y a péril, croît aussi ce qui sauve », Hölderlin, Patmos, 1803. Citation favorite de Heidegger.

[10] Voir les réflexions simples et sans concessions de Amitav Ghosh : Le Grand Dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique, Éditions Wildproject, Marseille, 2021.

[11] Marx dans son « Manuscrit de 1844 » caractérisait l’humain comme le Gattungswesen, ou l’être générique.

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Voir la postface de 1994 et la préface de 2003 aux rééditions de Orientalism (25th Anniversary Edition, Vintage Books, 2003).

[2] Étienne Balibar, « Naissance d’un monde sans maître ? Après l’Empire, les marchés », in Ecrits I, Histoire interminable. D’un siècle l’autre, Éditions La Découverte, Paris 2020.

[3] Edward Saïd, « Zionism from the standpoint of its victims », 1979, repr. in The Edward Said Reader, Vintage Books, 2000.

[4] Monique David-Ménard, Les constructions de l’universel. Psychanalyse, philosophie, PUF « Quadrige » 2009.

[5] Edward Saïd, Representations of the Intellectual (The 1993 Reith Lectures), Vintage Books 1996, chap. V : « Speaking Truth to Power » (Saïd n’a pas connu, semble-t-il, les élaborations du dernier Foucault réactivant la notion grecque de la parrèsia).

[6] Mais n’oublions pas ses analyses étendues de la fonction stratégique des media, en particulier dans Covering Islam (Vintage Books, 1981 et 1997), où se trouve élaborée la grande théorie des « communautés d’interprétation ».

[7] Voir mon essai « Sur la catastrophe informatique : une fin de l’historicité ? », cit.

[8] Le terme « Agence » du titre est pris ici non au sens d’institution mais d’activité ou de capacité d’agir, comme peut l’être son équivalent anglais agency.

[9] « Où il y a péril, croît aussi ce qui sauve », Hölderlin, Patmos, 1803. Citation favorite de Heidegger.

[10] Voir les réflexions simples et sans concessions de Amitav Ghosh : Le Grand Dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique, Éditions Wildproject, Marseille, 2021.

[11] Marx dans son « Manuscrit de 1844 » caractérisait l’humain comme le Gattungswesen, ou l’être générique.