Fragilités et dépendances de l’Internet africain
Le 14 mars 2024, une panne Internet d’une ampleur sans précédent frappe l’Afrique de l’Ouest, centrale et australe. Quatre câbles sous-marins sur les cinq atterrissant à Abidjan en Côte d’Ivoire, cèdent, des suites d’un séisme du plancher océanique au large des côtes du Golfe de Guinée et d’un glissement de terrain en haute mer. Par un concours de circonstances, le même jour, une entreprise de travaux publics réalise des travaux de rénovation au sud-est d’Abidjan et endommage, cette fois-ci, la partie terrestre des câbles[1]. Cet épisode va paralyser à différents niveaux d’intensité dix-huit pays s’étendant de la Gambie jusqu’à l’île Maurice pendant plus d’une semaine.
Les sections de câbles, sous-marins comme terrestres, accidentelles ou volontaires, touchent tous les espaces et invitent à une réflexion sur la protection et la gestion des pannes de ces infrastructures physiques du numérique, dont dépend la capacité d’accéder à Internet, car plus de 90 % des flux de données circulent via ces autoroutes du numérique.
Au niveau local, cet incident apporte des informations sur les câbles dont dépendent les opérateurs pour fournir des accès à Internet. Il est aussi le témoin d’une importante dépendance aux câbles sous-marins pour avoir accès à Internet. À l’échelle sous régionale, il révèle les dépendances de plusieurs pays, enclavés comme côtiers, aux arrivées de câbles sous-marins de pays comme la Côte d’Ivoire.
À l’échelle du continent, il traduit le poids des stratégies de grands groupes dans l’aménagement numérique des territoires et de la nécessité d’une réflexion sur l’amélioration de la résilience des réseaux numériques en Afrique subsaharienne. Ce dernier point semble d’autant plus crucial, qu’une partie des plans de développement de pays africains et des stratégies de rattrapage économique reposent sur l’utilisation de services en ligne et sur l’économie numérique.
Des infrastructures sensibles à leurs environnements proches et aux contextes
En Côte d’Ivoire, pays le plus impacté, seulement 3 % du trafic habituel est fonctionnel au pic de la crise. Les usagers des opérateurs de la filiale française Orange Côte d’Ivoire et sud-africaine MTN, possédant à eux deux 90 % des parts de marché de l’Internet fixe et 79,4 % de l’Internet mobile du pays, sont alors hors-lignes. Seul le réseau de l’opérateur marocain Maroc Telecom, sous la marque commerciale Moov, troisième opérateur à partager le marché, n’est pas touché.
Dans l’attente d’identifier les parties des câbles endommagés en mer et de les réparer, la solution favorisée par les opérateurs Orange et MTN fut de router les données vers d’autres infrastructures fonctionnelles, quand celles-ci existaient. Pour cela, ils ont pu soit passer par le câble sous-marin qui n’a pas été endommagé, notamment le câble « Maroc Telecom West Africa », soit utiliser les câbles terrestres qui se connectent à d’autres points d’arrivée sous-marins qui n’ont pas été endommagés. C’est d’ailleurs une des solutions qui a été privilégiée par le groupe Orange, qui a utilisé son réseau terrestre qui s’étend de la Côte d’Ivoire au Sénégal pour avoir accès aux points d’arrivée sous-marins de Dakar.
Mais cette solution peut augmenter les latences et une saturation du réseau, car le chemin parcouru par les données peut ainsi être rallongé, et les infrastructures fonctionnelles peuvent ne pas être assez performantes pour gérer les affluences accrues par de nouveaux flux de données.
Cet évènement rappelle que le réseau Internet est un réseau profondément matériel et sensible à l’environnement qui lui est proche. Les principales causes de ces détériorations peuvent être classées en trois grandes catégories. La première est liée aux risques naturels présents dans le milieu marin : éruptions volcaniques, séismes, glissements de terrain, iceberg, morsure animale, etc. La deuxième est liée à des défaillances matérielles : abrasion, défaut de composant, usure – sachant que la durée de vie moyenne d’un câble de fibre optique est de vingt-cinq ans environ –.
Enfin, la dernière est liée aux activités humaines : ancres de bateaux susceptibles d’abimer les câbles, pêche par le raclage des fonds marins ou bien sabotages volontaires dans un contexte de tensions. En effet, le sabotage du fonctionnement des réseaux Internet peut s’inscrire comme un moyen de nuire ou de prendre l’avantage sur l’ennemi, en lui coupant ses capacités à communiquer. En témoignent les câbles sous-marins qui auraient été sectionnés volontairement en février 2024 dans la Mer rouge dans le contexte de revendications des Houthis au large du Yémen.
Ces dysfonctionnements pour accéder à Internet, sont surtout le marqueur du manque d’alternatives pour les données en cas d’incident sur les routes qu’elles empruntent habituellement, et de dépendances à certains nœuds de connexion.
Le golfe de Guinée : un des principaux carrefours pour la connectivité en Afrique
La façade ouest-africaine, du Maroc à l’Afrique du Sud, joue un rôle décisif pour connecter le continent africain à Internet, aussi bien pour les pays côtiers que pour ceux qui n’ont pas d’accès directs à l’océan Atlantique. Ce couloir maritime le long des côtes permet de relier le continent africain à l’Europe de l’Ouest par le nord, à l’Amérique du Sud vers l’ouest, et vers l’Asie après avoir passé le cap de Bonne Espérance et longé la façade est africaine. La situation géographique du golfe de Guinée en fait un carrefour et un couloir majeur de circulation des données numériques entre ces trois continents.
Bien qu’on ne connaisse pas le positionnement exact de tous les câbles qui passent dans cette zone, certaines sources en ligne, comme le site Telegeography ou bien la cartographie de l’Internet mondiale de l’Union Internationale des Télécommunications, nous renseignent sur les tracés globaux de ces autoroutes de l’information numérique. Aussi, sept câbles primordiaux pour la connectivité des pays d’Afrique de l’Ouest, australe et centrale sont installés dans ces eaux.
Dans l’incident de mars 2024, quatre de ces câbles ont été endommagés : SAT-3 ; MainOne, ACE et WACS. Ce sont les câbles les plus anciens encore en service (fonctionnels depuis début 2000 et 2010). Ils relient les pays d’Afrique aux pays d’Europe de l’Ouest et sont, à l’exception de MainOne, exploité par des consortiums d’opérateurs de télécommunications.
L’incident, bien qu’il se soit produit au large des côtes et au niveau terrestre de la Côte d’Ivoire, a impacté dix-sept pays d’Afrique. Les pays les plus impactés, soit avec des trafics entre 3 et 38 % du taux habituel, se trouvaient la Gambie, la Guinée, le Libéria, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Ghana, Togo, le Bénin et l’île Maurice. Parmi les pays modérément impactés, soit avec des débits entre 51 et 72 % de la norme, il y avait le Niger, le Cameroun, le Gabon, la République Démocratique du Congo, le Rwanda, la Namibie et le Lesotho. Enfin, les pays faiblement impactés, soit avec des débits entre 74 % et 82 % des flux habituels, étaient le Nigéria et l’Afrique du Sud. Les pays du golfe de Guinée, avec un accès littoral ou non, ont été les plus touchés par cet incident. [NDLR : Voir la cartographie de l’auteure sur l’incident]
Des hubs pour la connectivité dans la sous-région qui répondent à des logiques économiques
Les dépendances de pays à d’autres pour avoir accès à Internet et les inégalités assez marquées d’accès aux câbles sous-marins s’expliquent en premier lieu par des raisons liées à la situation géographique d’un pays, soit si celui-ci à un accès littoral ou non, mais pas uniquement. En effet, tous les pays littoraux ne sont pas aussi bien équipés les uns que les autres. Cela est dû majoritairement à des enjeux économiques et aux stratégies des entreprises privées chargées d’installer et d’exploiter les réseaux numériques.
Les pays avec le plus d’arrivées de câbles sous-marins en Afrique de l’Ouest sont le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Nigéria. Ces différences par rapport à d’autres pays côtiers s’interprètent en tenant compte de différents éléments. Par exemple, l’héritage historique de l’influence d’un pays dans la sous-région, comme pour le Sénégal pendant la période coloniale. Mais les points les plus importants concernent la stabilité politique des pays au moment des grands travaux de déploiement des câbles, la taille de la population, les revenus par habitant et les activités économiques qui peuvent tirer profit de la connectivité numérique à développer dans un pays.
Ce sont donc les intérêts économiques de grands groupes d’acteurs privés (entreprises qui fabriquent les câbles, opérateurs de câbles, armateurs chargés de la pose et de l’entretien des câbles, fournisseurs de services) qui ont orienté, en partenariat ou non avec des décisions de l’État ou d’entreprises publiques locales, le choix d’installer ou non des points d’atterrissage de câbles sous-marins. Ces choix sont guidés par la rentabilité de l’investissement et donc, plus il y a une population riche, nombreuse, une situation sécuritaire stable et des activités à développer en lien avec le numérique, plus il est intéressant pour ces entreprises de déployer des réseaux. Ces logiques économiques sont en partie responsables de la dépendance de certains pays à d’autres et des latences élevées de connexion à l’échelle du continent. Elles s’expliquent par la faible densité de couverture en câble de fibre optique et le manque d’interconnexions transfrontalières et logiques entre les fournisseurs d’accès à Internet[2].
Aussi, le Sénégal et la Côte d’Ivoire se distinguent de ces quatre pôles de connectivité dans la sous-région. Sur le plan des équipements numériques, que ce sont des pays bien dotés en termes de centre de stockage de données numériques, avec un assez bon maillage de dorsales de fibre optique sur l’ensemble du territoire, mais surtout, avec des interconnexions entre les câbles terrestres qui se connectent avec les réseaux des pays frontaliers. Cette dernière particularité, c’est-à-dire celle des interconnexions entre les réseaux de différents pays, les différencie du Ghana et du Nigéria, qui sont bien dotés en infrastructures numériques, mais assez peu interconnectés avec les pays frontaliers.
Cette différence peut s’expliquer par les stratégies d’exploitation de marché des filiales du groupe Orange, présentes dans huit pays d’Afrique de l’Ouest, et six des dix-sept pays impactés. Une des logiques de déploiement des réseaux vise à partir d’un point avec un accès à des câbles sous-marins, ici Dakar au Sénégal ou Abidjan en Côte d’Ivoire. Partir de ces points est économiquement intéressant, car ce sont des villes relativement stables sur le plan politique et sécuritaire depuis les indépendances, elles sont les capitales économiques et concentrent le plus d’habitants à l’échelle du pays.
L’opérateur a ensuite déployé des câbles de fibre optique terrestre en suivant de grands corridors vers d’autres grandes villes de pays frontaliers, pour étendre les marchés de l’entreprise, tout en lui permettant d’utiliser ses infrastructures propres.
L’autre logique peut aussi être de racheter les réseaux d’autres opérateurs et de les relier à son propre réseau, afin d’améliorer les capacités du réseau et sa résilience en cas de panne, en multipliant le nombre de points d’accès et de routes que les données peuvent emprunter. L’intérêt étant de ne pas avoir à louer des capacités d’infrastructures à des acteurs rivaux. Cependant, l’entretien de ces réseaux et leur réparation en cas de problème ont un certain coût et augmentent progressivement à mesure que le réseau s’étend.
L’arrivée de nouveaux acteurs qui pourraient améliorer la résilience de l’Internet des pays africains
La forte croissance démographique en Afrique subsaharienne, l’accessibilité aux réseaux haut débit étant encore très inégale et les promesses de rattrapage économique avec le soutien des infrastructures numériques font du secteur télécoms un marché porteur sur le continent africain pour les entreprises de la Tech.
Ce marché a été majoritairement développé par des entreprises publiques ou privées, qui ont déployé du réseau dans des zones économiquement rentables, ce qui explique en partie les dépendances, voire la faible résilience de certains espaces en cas d’incident technique. Mais l’arrivée de nouveaux acteurs dans le segment des infrastructures télécoms en Afrique pourrait permettre de franchir certains obstacles à l’amélioration de la connectivité et de la résilience des réseaux.
La première barrière à une meilleure résilience est que les câbles sous-marins arrivent tous au même endroit, où dans des périmètres très proches. Ainsi, si ces périmètres sont confrontés à un problème (à cause de risques naturels ou humains), ce sont toutes les capacités du réseau qui s’effondrent. Pour résoudre ces problèmes, la solution pourrait être d’améliorer les interconnexions physiques aux frontières et le routage des données par voies terrestres et de ne pas faire arriver tous les câbles sous-marins au même endroit, dans la même ville.
Des initiatives financées par la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement, l’Union européenne ou des États membres de communautés économiques régionales comme le CEMAC ou l’UEMOA, se multiplient et visent à améliorer ces connexions aux frontières terrestres. D’autres consortiums d’entreprises privés du numérique, comme celui du futur câble sous-marin 2Africa, permettront dans un futur proche d’augmenter le nombre de points d’accès à des arrivées de câbles sur le continent africain.
L’acteur qui pourrait améliorer la connectivité en Afrique est l’opérateur de réseau satellite Starlink. Jusqu’à présent, le type d’infrastructure favorisé par les opérateurs pour équiper numériquement les territoires est le réseau Internet terrestre, c’est-à-dire tous les équipements (câbles de fibre optique, paraboles hertziennes, antennes réseau, centres de stockage de données) déployés sur la terre et dans les mers. Le réseau Internet par satellite peut être utilisé en complément par ces opérateurs, pour couvrir les zones difficilement accessibles ou très faiblement densément peuplées. L’utilisation des réseaux satellites à grande échelle pose plusieurs problèmes à cause de leurs coûts plus élevés de mise en place et de leurs moins bonnes propriétés que les réseaux comme la fibre optique pour garantir de faibles latences et des débits élevés.
Mais la constellation de satellites mise en orbite par Starlink a permis de démocratiser l’usage du satellite et d’en améliorer les capacités de connexion. Toutefois, il est impossible aujourd’hui de migrer tous les besoins d’Internet en utilisant Starlink. L’entreprise vend depuis 2024 ses services dans 14 pays du continent africain. Cependant, l’entreprise a déjà vendu, notamment dans les grands centres urbains africains, toutes ses capacités de bande passante disponibles à ce jour.
À cette contrainte technique s’ajoute la réticence de plusieurs gouvernements africains concernant l’arrivée de ce nouvel opérateur, car la commercialisation de ce service permettrait à Starlink de passer au travers des régulations locales, est perçue comme une perte de contrôle sur la localisation des données et créerait une concurrence déloyale pour les opérateurs locaux qui n’auraient plus les moyens d’entretenir les infrastructures terrestres. D’autres pays, comme dans le cas du Mali, s’inquiètent que Starlink donne un avantage tactique en termes de communication aux groupes terroristes, par rapport aux forces armées locales.
De plus, l’offre de service de Starlink est relativement élevée par rapport au niveau de vie des populations locales. En effet, il faut compter un achat matériel de base de 349 euros et entre 40 et 72 euros d’abonnement mensuel. Or, le revenu moyen mensuel en 2023 en Afrique subsaharienne est de 392 euros avec d’importants écarts en fonction des pays, mais également du type de population, en milieu urbain ou rural. L’accès à Starlink peut donc permettre une amélioration de l’accès à Internet, mais seulement pour les populations les plus riches et dans une proportion limitée.
Enfin, la Chine pourrait aussi être un acteur de l’amélioration de la connectivité africaine, à travers son projet des routes numériques de la Soie. Mis en place en 2017, ce grand projet à portée économique et diplomatique déployé par la Chine a pour objectif d’améliorer les routes physiques de l’Internet entre la Chine et les pays partenaires. Les objectifs pour la Chine et pour les entreprises chinoises sont de trouver de nouveaux marchés pour vendre leurs marchandises et services, de favoriser le savoir-faire chinois et faire la promotion du modèle de développement à la chinoise, tout en resserrant les liens diplomatiques de la Chine avec les pays des « Suds ». Les pays africains sont particulièrement concernés par ce grand projet de collaboration sino-africaine.
Aussi, de nouveaux projets ayant pour fins d’améliorer l’infrastructure numérique des pays africains se mettent en place. Ces partenariats, entre la Chine et le gouvernement local d’un pays, impliquent la vente d’équipements de télécommunication (câbles sous-marins ou terrestres, centres de données) ou de services pour améliorer l’éducation, la santé, l’accès aux services publics des populations locales, via des outils numériques et logiciels chinois. Ces projets impliquent la vente d’équipements de l’entreprise chinoise Huawei et peuvent bénéficier de prêts de la China Exim Bank.
Ces infrastructures permettent aux gouvernements locaux de s’émanciper de la dépendance aux opérateurs locaux pour avoir accès à Internet et d’améliorer l’équipement numérique dont dispose le pays. Mais, la mise en place rapide de ces projets très couteux et parfois sans étude préalable du retour sur investissement pour l’État, limite aujourd’hui les impacts positifs de ces projets proposés par la Chine pour améliorer la connectivité au niveau local, comme sous-régional.