Elles ne pensent qu’à ça ! Les personnalités politiques et leurs lapsus
Nourrie par la publication régulière d’ouvrages consacrés aux gaffes des personnalités politiques, la représentation dominante de leurs lapsus accorde une grande importance à ceux qui disposent d’une connotation sexuelle.
Si certaines de ces maladresses discursives ont connu un succès retentissant, et notamment le fameux « durcissez votre sexe » (au lieu de « durcissez votre texte ») de Robert-André Vivien devant les députés (23 octobre 1975) ou la non moins célèbre « fellation quasi nulle » (plutôt que « l’inflation quasi nulle ») de Rachida Dati en pleine émission télévisée (5 septembre 2010), on peut, en réalité, citer bien d’autres cas : les « empreintes génitales » qui se substituent aux « empreintes digitales » (Jean-François Copé, 2 décembre 2006), le « code électoral » qui devient le « gode électoral » (Claude Guéant, 21 juin 2011), la « loi du siècle », la « loi du sexe » (Bernard Accoyer, 27 janvier 2015), etc.
Articulée à l’hypothèse psychanalytique du « retour du refoulé »[1], cette représentation des lapsus peut laisser penser que les personnalités politiques sont animées par des désirs sexuels irrépressibles, ce que se plaisent généralement à véhiculer de nombreux commentateurs s’improvisant psychanalystes.
Pourtant, lorsqu’on examine sérieusement les lapsus de ces personnalités, l’idée selon laquelle elles « ne pensent qu’à ça » apparaît vite très discutable. Tout d’abord, il convient de noter que l’on connaît en réalité bien peu de lapsus à connotation sexuelle commis par des personnalités politiques. En étudiant la presse traditionnelle et les comptes-rendus de débats publiés dans les journaux officiels, nous avons nous-même recensé moins d’une quarantaine de cas sur un total de plus de deux mille six cents lapsus relevés entre 1830 et aujourd’hui[2]. Or, s’il est vrai que les conditions de publicisation de ce type de propos ont pu entraver leur diffusion jusqu’à la révolution sexuelle des années 1960, ce n’est plus vraiment le cas depuis.
Outre le faible nombre de cas recensés, l’observation des propriétés formelles de la plupart des lapsus à connotation sexuelle invite à considérer qu’ils ne sont pas investis de sens : comme on peut aisément le constater, ces lapsus se caractérisent en effet souvent par d’importantes similitudes morphologiques entre les mots confondus, qui sont en revanche dépourvus de tout lien sémantique (« sexe »/« texte », « fellation »/« inflation », « sexe »/« siècle », « gode »/« code », « génital »/« digital »). La production de ces lapsus semble ainsi prioritairement reposer sur le fait que, par une simple anicroche, on peut prononcer tel mot plutôt que tel autre, et non sur un quelconque déterminant sémantique.
Agir suivant un « sens politique »
L’analyse des lapsus que nous avons recensés invite surtout à en relier la production à la participation des personnalités politiques au champ politique[3]. Comme de nombreux autres métiers, le métier politique[4] se caractérise en effet par des pratiques rituelles : il donne lieu à des prises de paroles régulières (allocutions solennelles, discours cérémoniels, etc.) sous des formes stabilisées, ce qui favorise la construction de dispositions mentales adaptées à la formulation de « réponses pré-formatées ». Aussi, en lien avec l’exercice de leur métier, les personnalités politiques sont conduites à développer un certain « sens pratique »[5] qui leur permet de répondre de manière « économique » – c’est-à-dire de manière quasi automatique et sans opérer de calcul stratégique – aux besoins de cet exercice.
Reste que l’exercice de ce « sens pratique » se fonde toujours, pour ces personnalités, sur une appréhension « à-peu-près » des situations auxquelles elles sont confrontées et que la pleine adéquation de leurs réponses n’est donc jamais vraiment garantie, même si elle repose, à l’évidence, sur les activités politiques qu’elles ont déjà été amenées à assurer. Ainsi, les mots qu’elles emploient maladroitement reflètent souvent certaines habitudes liées à l’exercice du métier politique. En témoignent par exemple ces confusions qui font apparaître les villes dont elles sont (ou ont été) maires : elles parlent du « Havre » à la place de « Rouen » (Édouard Philippe, 30 septembre 2019) ou de « La Rochelle » à la place de « Lagord » (Jean-François Fountaine, 20 février 2015).
En témoignent aussi d’autres erreurs, qui font place à des expressions qu’elles ont l’habitude de prononcer parce qu’elles sont indispensables pour assurer leur fonction. Par exemple, alors qu’il s’agissait, pour Élie Le Royer, président du Sénat depuis plus de sept années, de lever l’audience de la Haute Cour de justice formée pour juger le général Boulanger, celui-ci en est venu à affirmer : « La séance [et non l’audience] est levée ! » (1889). De la même manière, on peut comprendre que Jacques Mézard, ministre du gouvernement Philippe depuis peu, ait pu s’adresser aux députés en les appelant « Mesdames, Messieurs les sénateurs », quand on sait qu’il avait lui-même siégé neuf ans dans la Haute assemblée (2 novembre 2017).
Outre qu’il débouche sur la formation d’habitudes puissamment agissantes, l’exercice du métier politique se traduit, pour les personnalités politiques, par l’acquisition de connaissances pratiques qui les amènent à savoir apprécier les propriétés politiques des situations qu’elles rencontrent et à s’exprimer conformément à celles-ci. Ainsi, contre l’évidence associant l’erreur à la méconnaissance, une part significative de leurs maladresses discursives repose sur leur connaissance très fine des institutions politiques et de leur fonctionnement.
Par exemple, c’est certainement en lien avec le fait qu’à l’Assemblée nationale, l’opposition n’est généralement pas en mesure de contrer un projet de loi soutenu par la majorité qu’au moment de l’examen de la loi relative au PACS, Yves Cochet, qui assurait la présidence de la séance, a été amené à faire valoir qu’une exception d’irrecevabilité n’était « pas adoptée » alors que la majorité des députés présents s’étaient prononcés en sa faveur (9 octobre 1998). Dans le même ordre d’idées, si Guy Ducoloné a pu maladroitement dénoncer, en 1987, l’application du « vote bloqué » par le gouvernement en pointant non pas l’application de l’article « 44.3 » de la Constitution, mais celle de l’article « 49.3 » (14 mai 1987), c’est probablement parce que cet article constitue aussi un moyen fréquemment utilisé par le gouvernement pour transformer la procédure législative à son avantage.
Défendre le système politique et son ordre
Si les habitudes incorporées dans le cadre du métier politique jouent un rôle décisif dans la production des lapsus des personnalités politiques, d’autres déterminants de nature politique y contribuent aussi. Il en va ainsi, par exemple, de l’intériorisation de principes garantissant la permanence du système politique auquel elles participent. Parmi ces principes, la croyance intériorisée dans le caractère fondamentalement démocratique de ce système guide la formation de bon nombre de maladresses. Ces personnalités en viennent ainsi à parler non pas de la « tradition diplomatique » française, mais de sa « tradition démocratique » (Jean-Marc Ayrault, 31 mars 2016) ou de « l’État de droit » en lieu et place de « l’État d’urgence » (Gérard Collomb, 12 septembre 2017).
Le rôle exercé par l’existence d’un « sentiment démocratique » peut également être mis en évidence au travers de différents cas produits à la suite d’évènements politiques où ces personnalités ont pu avoir l’impression que la démocratie avait été menacée. Sur cet aspect, il est intéressant de remarquer, par exemple, qu’à l’approche des élections régionales du « 21 mars » 2004, plusieurs personnalités politiques ont évoqué involontairement le « 21 avril » (Ségolène Royal, 18 mars 2004), un peu comme si cet épisode existait toujours en elles sous une forme cicatricielle[6].
Néanmoins, comme c’est surtout l’élection qui garantit aux personnalités politiques l’accès aux positions dominantes et leur légitimité à les occuper, il n’est pas étonnant que ce soient bien plus encore les mots se rapportant à l’élection qui s’imposent dans leurs propos. Plutôt que de parler des « lignes éditoriales » des journaux, ces personnalités peuvent être conduites à parler de leurs « lignes électorales » (Christiane Taubira, 13 mars 2014) ou à remercier leurs « électeurs » plutôt que les « organisateurs » d’une réception (Jacques Chirac, 13 mars 2001). De manière plus criante encore, on peut faire référence à ce cas où, suite à l’évocation à l’Assemblée d’un seuil de détention de capital – 10 % – permettant de réglementer une convention signée avec un actionnaire minoritaire, Marylise Lebranchu a parlé d’un « premier tour » à la place d’une « première lecture », un peu comme si la discussion parlementaire avait porté sur un seuil électoral (24 janvier 2001).
Mais si notre analyse des sources des lapsus réalisés par les personnalités politiques dévoile ainsi le poids de l’élection, elle révèle aussi le rôle de l’adhésion sans équivoque des personnalités politiques à la valeur du capital spécifique – le pouvoir – offert par le champ politique. En effet, comme nous avons pu le constater, au travers de leurs bévues, les personnalités politiques font généralement acte de reconnaissance envers toutes ces choses qui symbolisent le pouvoir et attestent de leur adhésion puissamment agissante à l’« ordre du pouvoir ». Ainsi, lorsqu’elles substituent maladroitement, dans leurs propos, un statut politique à un autre, les mots qui s’imposent et ceux qui s’effacent épousent généralement le sens de l’ordre protocolaire[7]. De fait, elles parlent parfois de « Premier ministre » pour désigner un « ministre » (Michel Vauzelle, 15 octobre 2009) ou de « ministre » pour désigner un « député » (Cécile Duflot, 21 mai 2013), bien plus rarement l’inverse.
Mais parce que, sous la Ve République, le syntagme de « président de la République » renvoie à la fonction politique la mieux dotée en termes de pouvoirs institutionnels, c’est fréquemment lui qui tend à s’imposer dans le propos des personnalités politiques. On parle ainsi du « président de la République » au lieu du « président de l’Assemblée nationale » (François Fillon, 11 octobre 2011) ou du « président du conseil général » (Bernadette Chirac, 31 mars 2011), mais aussi – et peut-être plus souvent encore – du « président de la République » au lieu du « Premier ministre » (Valérie Pécresse, 2 décembre 2010), et ce malgré les faibles similitudes formelles entre ces deux syntagmes.
De manière plus symptomatique encore du fétichisme du pouvoir politique dont les personnalités politiques font preuve[8] et du prestige exceptionnel qu’elles attribuent au président de la République, il est intéressant d’observer que, lors d’une visite organisée en 2007 au château de Versailles, l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon avait été amené à présenter un lourd siège orné de deux lions comme un fauteuil qui « servait de trône au président de la République » plutôt qu’« au roi » (11 décembre 2007), un peu comme si la vue d’un symbole du pouvoir avait suffi pour qu’il en vienne à établir une analogie entre le président de la République et le monarque de droit divin.
Se prendre au jeu politique
En réalité, de très nombreux lapsus commis par les personnalités politiques sont de nature à attester du rôle déterminant du fétichisme du pouvoir politique dans leur production. C’est le cas, par exemple, de tous ceux dans le cadre desquels des mots permettant de désigner les lieux d’exercice du pouvoir se sont imposés à des mots renvoyant à des objets politiquement moins chargés : « l’Élysée » en lieu et place de « l’Humanité » (Patrick Le Hyaric, 31 juillet 2014) ou « Matignon » à la place d’« Avignon » (Lionel Jospin, 19 octobre 2000). C’est le cas aussi de ceux où ce sont des mots associés aux institutions politiques les plus puissantes qui se sont imposés à des mots associés à des objets politiques symboliquement moins puissants. On parle ainsi du « gouvernement » en lieu et place du « peuple » (Alfred Chupin, 21 décembre 1954) ou de « l’Assemblée nationale » à la place du « Conseil régional » (Jean Auroux, 1992).
Enfin, dans la mesure où les personnalités politiques sont mues par la quête du pouvoir, il n’est pas surprenant non plus que l’on observe des lapsus exprimant les luttes auxquelles elles participent pour l’obtention des positions dominantes offertes par le champ politique. De tels lapsus s’observent tout d’abord au travers de nombreux glissements associables à la campagne électorale : les personnalités politiques peuvent être amenées, par exemple, à parler de « directeur de campagne » en lieu et place de « directeur de cabinet » (Quentin Bourgeois, 28 avril 2014) ou à substituer l’expression de « réunion de campagne » à celle de « réunion publique » (Yves Nicolin, 7 juin 2018).
La prégnance de ces luttes est aussi perceptible dans l’usage désajusté de mots à forte dimension agonistique. Ainsi est-il relativement fréquent, par exemple, que ces personnalités en viennent à confondre les « débats » auxquels elles participent avec des « combats » (Guy Fischer, 15 février 2011), lapsus d’ailleurs aisément excusés par les autres participants au champ politique puisque, pour eux, « c’est la même chose ! » (Roger Romani, 15 février 2011).
Mais l’intériorisation particulièrement puissante de la logique concurrentielle du champ peut éclairer en réalité la production de bien d’autres lapsus commis par les personnalités politiques, lesquelles apparaissent bien davantage enclines à lire et à dire les événements politiques sur le mode de la lutte et du rapport de force que sur un mode consensuel et délibératif. On parlera ainsi, à propos des retraites, de « régime par capitulation » plutôt que de « régime par capitalisation » (Jean-Luc Mélenchon, 14 octobre 1999) ou l’on fera valoir que l’on croit « davantage aux vertus de la coerci… » plutôt qu’aux « vertus de la concertation » (Martine Aubry, 27 octobre 1998).
L’effet de ces luttes et l’importance que les personnalités politiques accordent au pouvoir s’observent, enfin, dans la manière dont elles s’auto-attribuent maladroitement certains statuts politiques. L’analyse des lapsus statutaires que nous avons collectés atteste en effet du fait que les personnalités politiques déclassent involontairement plus fréquemment leurs homologues qu’elles ne se déclassent elles-mêmes et, à l’inverse, qu’elles s’autopromeuvent davantage qu’elles ne promeuvent leurs homologues[9] : elles se disent ainsi assez facilement « président » ou « président de la République » alors qu’elles sont Premier ministre (Édouard Philippe, 5 juillet 2017) ou « Premier ministre » alors qu’elles sont ministre (Luc Chatel, 3 octobre 2010).
Loin d’exprimer une arrogance déplacée ou une ambition démesurée de la part des personnalités politiques, cette disposition socialement construite à s’entrevoir aux plus hautes fonctions leur assure en réalité une pleine adaptation aux structures de la démocratie représentative contemporaine : c’est en effet certainement parce qu’elles ont une grande assurance et pensent pouvoir se distinguer de leurs concurrents dans le cadre de l’élection qu’elles en viennent précisément à concourir pour l’obtention des positions valorisées que propose le champ.
Bref, ce que reflètent les lapsus des personnalités politiques, et notamment ceux produits par les personnalités dominantes du champ politique, c’est bien qu’elles disposent sous une forme puissamment agissante – et irrépressible parfois – de traits socio-psychiques adaptés à ce champ : une libido dominandi[10].
NDLR : David Descamps a récemment codirigé l’ouvrage Les Usages sociaux de l’insulte. Pratiques et subversions, paru aux Presses universitaires de Rennes.