Ni responsable, ni coupable : l’effondrement démocratique
On aurait tort de considérer le voyage éclair d’Emmanuel Macron à Mayotte les 19 et 20 décembre 2024 au lendemain du cyclone Chido comme un épisode de plus dans la longue chronique de ses déplacements ratés, de ses discours interminables et blessants pour ceux qui doivent les subir, de ses mises en scène en bras de chemise, comme au plus fort de l’affaire Benalla ou de la crise des gilets jaunes, lorsque le président disait aller « au contact, à portée d’engueulade » (ou de « baffes », on ne sait plus) selon ses propres mots. Nous savons tous, désormais, qu’il s’agit évidemment de rencontres qui n’ont d’autres fins que de délivrer des « engueulades » et des « baffes » verbales aux citoyens qui ne méritent pas un président tel que lui, non d’en recevoir.
L’échange tendu entre le président et des habitants exaspérés de Mamoudzou, qui réclamaient « de l’eau, de l’eau, de l’eau » et criaient « Macron, démission » mérite en effet d’être tenu pour emblématique de la manière de faire et de dire du président et surtout de concevoir ce que sont l’action politique et la responsabilité de ceux qui s’y engagent. Aux critiques et aux interpellations – et avant que les services de l’Élysée ne tentent de discréditer ceux qui les avaient lancées en les qualifiants de militants ou de sympathisants du RN –, le président répondit : « C’est pas moi le cyclone ! Je ne suis pas responsable ! […] N’opposez pas les gens ! Si vous opposez les gens on est foutu, parce que vous êtes contents d’être en France. Parce que si c’était pas la France vous seriez 10 000 fois plus dans la merde ! »
Un double argument, donc, après la réactivation de la dénonciation de l’immigration illégale par le ministre de l’Intérieur démissionnaire mais avant la tentative de disqualification des victimes qui protestaient, dans un nouvel exemple des stratégies de triangulation chères à l’exécutif, qui lui font reprendre le langage de l’extrême droite pour la priver d’espace politique mais en banalisent en fait les obsessions et les prétendues solutions.
D’un côté, l’absurde refus d’endosser la responsabilité d’un aléa climatique dramatique que nul ne lui imputait directement ; de l’autre, la réactivation des vieilles antiennes coloniales, qui chantaient le progrès et la prospérité que les puissances européennes apportaient aux peuples qu’elles soumettaient. Si le second argument a, légitimement, fait l’objet de nombreux commentaires, le premier n’a pas retenu l’attention dans les mêmes proportions, peut-être parce que nous sommes aujourd’hui blasés devant les scories indécentes qui émaillent le discours présidentiel et dont une enquête du Monde vient de rappeler l’ampleur. C’est donc sur celui qu’il semble légitime de s’arrêter, pour comprendre ce qu’il dévoile de la conception de l’action publique qui est celle de la présidence.
À première vue, rien de bien nouveau au fond. En assurant que « ce n’est pas moi le cyclone », le président enfonce le clou du déni climatique dans lequel il a patiemment enlisé ses mandats, tout en proclamant, que la question de la transition écologique restait l’une de ses grandes priorités. Après tout, l’expression ressemble fortement à une autre saillie remarquable, celle où Emmanuel Macron se demandait et demandait « qui aurait pu prédire […] la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? » (janvier 2023). À ses yeux, manifestement, le climat est imprévisible et surtout sans rapport avec l’action publique : des épisodes violents, dramatiques, surgissent irrégulièrement, sans que l’homme n’y puisse rien, surtout lorsqu’il est aux affaires.
Pour un historien, il y a dans cette position quelque chose d’assez étrange, qui relève du voyage dans le passé, lorsque les caprices de la Nature étaient interprétés dans une grille de lecture providentialiste : Dieu envoyait aux hommes les fléaux que leur comportement et leurs péchés méritaient. Inondations, froids extrêmes, canicules étaient à la fois imprévisibles et parfaitement lisibles comme expression de la providence divine et il fallut donc attendre la fin du XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle pour qu’une autre interprétation des dérèglements de la nature s’impose, qui laissait aux sociétés la possibilité et la responsabilité de s’organiser en créant des digues, en déboisant, en canalisant le lit des rivières… À Mayotte – et ailleurs – nous voyons ce que le discours de l’irresponsabilité climatique produit.
Ce n’est toutefois pas cette seule irresponsabilité climatique que l’altercation mahoraise a porté au jour, mais aussi une manière très particulière de s’exonérer des obligations et des devoirs attachés aux responsabilités politiques, qui constitue une véritable marque de fabrique du président et de ses compagnons de route politiques. Au fil des ans, les déclarations de plus en plus sidérantes se sont multipliées de la part de ministres, de secrétaires d’État, de députés issus du camp présidentiel expliquant qu’il n’étaient ni responsables, ni coupables, des agissements contestables commis soit par eux, soit sous leur autorité.
La liste serait trop longue, et elle a déjà été plus ou moins dressée par d’autres, mais on peut ici se contenter de rappeler les dénégations vigoureuses de Marlène Schiappa, alors ministre déléguée à la Citoyenneté, à propos des errements du fonds Marianne lancé en avril 2021 à la suite de l’assassinat de Samuel Paty. Doté d’un budget de 2,5 millions d’euros pour lutter contre « le séparatisme ». En 2023, la commission d’enquête du Sénat et l’Inspection générale de l’administration ont remis des conclusions accablantes sur les conditions de lancement, de financement et de gestion du fonds, mettant notamment en cause « un suivi confinant à l’irresponsabilité » de la part de la Ministre et de ses services. Celle qui affirmait deux ans plus tôt, en 2021, à l’occasion de l’affaire Mila « que, comme dirait Spider-Man, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » a-t-elle mis en conformité ses actes politiques avec ses fortes convictions philosophiques héritées de l’Univers Marvel, présenté sa démission, endossé la responsabilité des errements dans la gestion du fonds Marianne ? Pas vraiment.
Lors de son audition devant la commission du Sénat, celle qui entretemps était devenue secrétaire d’État dans le nouveau gouvernement d’Élisabeth Borne, assurait être prête à « endosser toute sa responsabilité, mais aussi rien que sa responsabilité ». Comment ? En se défaussant sur l’administration, au nom du partage des tâches bien entendu : « le ministre impulse des politiques publiques » et c’est donc « le rôle de l’administration de mettre en œuvre ces politiques et d’en assurer le suivi ». À ses yeux, ces prémisses devaient conduire à conclure qu’« il n’est pas dans le rôle du ministre d’ouvrir le capot pour regarder l’ensemble des dossiers. En revanche, je suis tenue informée régulièrement par mon cabinet ».
Plus près de nous, l’ancien ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Bruno Le Maire, interrogé sur l’état des finances publiques à la fin de l’année 2024 et sur le creusement inédit de la dette, a choisi devant les différentes commissions du Sénat et de l’Assemblée Nationale qui l’interrogeaient, une stratégie en partie comparable, qui ajoutait au refus d’endosser seul la responsabilité des erreurs d’appréciation commises selon lui par son Ministère et à la mise en question de son administration, une charge très vive contre les parlementaires d’opposition. Une première audition, déjà tendue en septembre, avait permis d’entrevoir ce que seraient les arguments de l’ancien ministre : l’invocation d’une responsabilité collective noyant la sienne, la mise en cause des services de Bercy qui auraient mal estimé la conjoncture et donc les rentrées fiscales et le rôle des collectivités territoriales, accusées d’avoir laissé filer les dépenses.
Mais le 12 décembre, devant la commission d’enquête présidée par un député de La France Insoumise (Eric Coquerel), au cours d’une audition de plus de quatre heures, Bruno Le Maire estima nécessaire de hausser le ton face aux députés qui l’interrogeaient et à la représentation nationale : « Jamais vous ne me ferez porter la responsabilité de cet aveuglement collectif qui vous interdit de voir une chose simple, ni les impôts ni les bouts de ficelle ne régleront le problème de la dette et des déficits en France, qui remonte à cinquante ans. »
La responsabilité du dérapage des finances publiques alors qu’il avait dirigé Bercy entre 2017 et 2024 n’était donc pas sienne, mais celle des gouvernements successifs, de l’administration bouffie et incompétente sur laquelle il avait autorité, des collectivités sur lesquelles l’État se défaussait de plus en plus, mais surtout de la classe politique et plus précisément, dans son esprit, celle des partis que l’exécutif avait décrété hors de « l’arc républicain », la France Insoumise et le Rassemblement National, qui seraient ainsi par nature inaptes à gouverner.
Le ministre n’hésita pas à qualifier « d’hypocrisie » leurs positions politiques, celles du Nouveau Front populaire qui accepterait de « jouer avec le feu » en « multipliant les taxes, les impôts, les prélèvements de toute sorte » comme celles du Rassemblement national qui « préfère les artifices ». La défense tenait au fond à un piètre sophisme : les propositions des partis d’opposition ne sont pas responsables ; ceux-ci ne doivent donc pas être amenés à gouverner, malgré les résultats électoraux des législatives, que « personne n’a gagné » et encore moins de la famille politique de Bruno Le Maire ; par conséquent il y a bien quelque chose comme un « arc républicain » dont ces partis s’excluraient eux-mêmes. Nous voilà rassurés.
Les engagements devant les électeurs et l’idée même de devoir un jour rendre des comptes sur son action ne sont plus que de lointains souvenirs à ces startupeurs d’eux-mêmes.
Peu importe, au fond, que ces dénégations peu courageuses confondent tout, la culpabilité et la responsabilité, ou la responsabilité pénale et la responsabilité politique, qu’elles aient des racines déjà anciennes, sous d’autres gouvernements et dans d’autres contextes de crise. Leur impudence nouvelle, favorisée par la certitude d’une impunité quasi certaine, par l’indifférence que porte le président aux éventuelles mises en examen de certains ou certaines de ses ministres, par l’idée qu’une expérience – même brève – dans un cabinet ou un poste ministériel est une ligne de plus sur un CV qui permettra de passer rapidement aux choses sérieuses, sonnantes et trébuchantes, comme le montrent nos nouveaux virtuoses du pantouflage, indique toutefois que quelque chose d’inquiétant est à l’œuvre, qui dépasse évidemment le sort de ces innocents aux affaires en attendant de faire des affaires. Et pour le comprendre, il faut remonter aux origines du régime représentatif moderne que ces postures bravaches devant les parlementaires insultent.
Dans un livre publié en 1995 et devenu presque sur le champ un classique, Bernard Manin a parfaitement décrit les conditions historiques et théoriques de naissance du régime représentatif moderne[1]. Pour montrer ce qui séparait ce régime destiné à être celui des Révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe et des débuts du XIXe siècle des formes antiques de la démocratie directe, Manin, au-delà des explications traditionnelles sur la taille des territoires et des populations, soulignait le rôle déterminant des principes distincts de sélection des gouvernants et de distribution des charges que sont le sort et l’élection. Car, pour lui, « ce qui définit la représentation ce n’est pas qu’un petit nombre d’individus gouvernent à la place du peuple mais qu’ils soient désignés par élection exclusivement ».
Relisant la vieille maxime de Harrington ou Montesquieu qui voulait que le tirage au sort relève de la démocratie, puisqu’il respecte l’égalité des citoyens et les place tous en position d’être tour à tour gouvernants ou gouvernés, alors que l’élection est une sélection et fabrique par conséquent une élite, qui la fait ressortir de l’aristocratie, il constatait que les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles (États-Unis, France, Brabant, guerres d’indépendance des pays d’Amérique Latine etc.) adoptèrent sans véritable discussion le principe électif, malgré ses ambiguïtés et la différence qu’il introduisait entre représentés et représentants.
Il n’est pas simple de comprendre ce triomphe historique assez tardif du principe électif sur les autres modes de désignation des gouvernants et de distribution des charges publiques, et notamment sur le tirage au sort. Car ce dernier avait longtemps jouit d’un grand prestige, bien après l’expérience athénienne, par exemple dans les Républiques urbaines italiennes, comme à Venise ou à Florence. Le sort présentait en effet de sérieux atouts, en dépit de son rejet absolu par l’Église en ce qui concernait les charges ecclésiastiques auxquelles il n’était pas question d’appeler des incapables, des incompétents, des débauchés.
Le sort apparut ainsi longtemps comme un moyen légitime, efficace et juste de choisir ceux qui devaient être aux affaires, car tous les citoyens s’y trouvaient à égalité et nul ne pouvait théoriquement y truquer les procédures de choix, souvent mises en oeuvre avec un grand luxe de précautions : sacs ou urnes dans lesquels étaient placés des bulletins, des jetons ou des billes, multiplication des étapes (dont celle où l’un des candidats recevait une boule noire et était donc écarté, blackboulé), recours à des tierces personnes pour surveiller les gestes des uns et des autres, listes d’émargement ou machines comme le klérotérion etc.
À l’égalité théorique des citoyens, le tirage au sort ajoutait donc en théorie un autre avantage décisif, celui d’empêcher les cabales et les ententes. C’est l’une des raisons pour lesquelles, au rebours de ce qui se passa dans les autres pays européens, il revint en force dans la Cantons suisses au XVIIIe siècle et jusqu’au milieu du XIXe, supplantant le principe de l’élection dans ces territoires, oligarchiques mais républicains, dont certaines institutions urbaines étaient ébranlées par les luttes de clan, les factions, les complots[2].
Le vote l’emporta pourtant au XVIIIe siècle avec la naissance et l’affirmation du système représentatif, parce qu’il éliminait plusieurs des difficultés techniques ou des incertitudes morales du tirage au sort : comment dans les grandes nations assembler des millions de citoyens et non plus quelques milliers ? Comment éviter l’arrivée au pouvoir d’incapables ou d’escrocs ?
D’innombrables textes théologiques, juridiques, philosophiques développèrent dans ce contexte un vaste argumentaire contre le sort, en prenant souvent des exemples concrets piochés dans les livres d’Histoire : le remplacement de Judas après sa mort, qui mettait les Apôtres dans l’embarras car le Christ n’étant plus parmi eux, ils craignaient de se tromper ; les péripéties de la désignation de Theomnaste comme grand prêtre à l’issue d’un tirage au sort dans lequel tous les billets portaient son nom seul ou la sélection de la commission sénatoriale qui devait rencontrer Vespasien.
Historien spécialiste de la Rome antique, Amelot de La Houssaye tira au début du XVIIIe siècle une conclusion générale de ces réflexions qui voyait dans l’élection un jugement sur les personnes et donc une sélection légitime : « Tel se présente hardiment dans une élection qui se fait au sort […] lequel aurait honte de se présenter dans une élection vocale. » Le tirage au sort n’est donc plus associé à un principe de justice ou de vertu qui mettrait tous les citoyens à égalité et empêcherait les cabales ; il devient suspect.
Mais l’élection s’imposa en fait surtout en raison de deux avantages décisifs qu’elle présentait sur le tirage au sort en faisant de la participation politique des citoyens un geste volontaire. En prenant part par l’élection à la désignation de ceux qui feraient la loi et gouverneraient en leur nom, les citoyens exerçaient bien une forme de consentement sans lequel il ne pouvait y avoir de pouvoir légitime ; ils s’engageaient donc tacitement par avance à reconnaître celui-ci et à lui obéir. En retour, les élus ne pouvaient s’exonérer de rendre compte de leurs actes et de leurs actions à ceux devant qui ils s’étaient présentés et dont ils avaient, dans une sorte de jugement public de leurs mérites et de leurs compétences, sollicité les suffrages.
En un sens, l’élection promettait tacitement à la fois l’obéissance des uns et l’accountability des autres et c’est en partie cette double obligation qui en assura le succès démocratique. Pour Manin, par conséquent, « les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu’ils font pendant qu’ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. »
On mesure alors en quoi le voyage de Mayotte et les propos irrités que le président a pu y tenir devant les citoyens qui lui demandaient des comptes est à la fois symptomatique et grave. L’épisode est au fond un résumé implacable de l’exercice d’un pouvoir qui s’est peu à peu débarrassé des entraves, des garde-fous, des principes qui devraient guider ceux qui conduisent la politique du pays, qui désormais agissent comme des auto-entrepreneurs politiques, cherchant à maximiser leurs profits et leurs investissements et tenant pour cela leurs affiliations et engagements électoraux pour quantités négligeables.
Les convictions, les programmes, les pauvres clubs électoraux que sont devenus des partis sans autre fonction que de valider celui qui se désigne lui-même comme chef à travers des procédures de plus en plus grotesques, les engagements devant les électeurs et l’idée même de devoir un jour rendre des comptes sur son action ne sont plus que de lointains souvenirs à ces startupeurs d’eux-mêmes. Les élections n’engagent désormais que ceux qui votent ; il est possible d’en contester les résultats des mois durant, le temps de faire fonctionner à pleine vitesse la porte tournante entre le privé et le public.