Le grand modèle de langage, l’outil et la machine
Il semble toujours compliqué d’anticiper les effets d’une nouvelle technologie. La télévision portait en elle des promesses d’éducation et a fini par contribuer à la superficialisation des discours politiques ; la voiture allait nous débarrasser des montagnes de purin qui accompagnaient les transports équestres et a fini par remodeler notre rapport à la ville ; le Coca-Cola devait nous soulager des maux de ventre et il contribue à l’obésité.

La dernière itération en date de cette progression technologique consiste en la prouesse d’ingénierie que sont les grands modèles de langage (Large Language Models, LLM) et se trouve en plein milieu du genre de controverses qui accompagne toute innovation. Est-ce que ces grands modèles vont remplacer toute la classe créative ? Est-ce qu’ils vont déchaîner une vague de productivité économique sans précédent ? Est-ce qu’il s’agit des prémisses d’un nouvel âge de la suprématie de la machine, culminant en un Skynet plutôt qu’en un Terminator ? Cet article propose quelques pistes pour démêler ces interrogations.
Il n’est pas si facile d’y voir clair. D’une part, les entreprises à l’origine de ces grands modèles, étant également des acteurs majeurs du capitalisme spéculatif (selon l’expression de Pierre-Yves Gomez), ont tout intérêt à surjouer leurs implications eschatologiques et ne facilitent donc pas la tâche de considérer calmement ce nouveau type d’artefact. D’autre part, l’impératif d’innovation (autrefois appelé progrès) qui parcourt nos sociétés implique une adhésion au projet ; qu’elle soit avec réserve ou sans condition, elle demeure une adhésion. Comme l’analysait Jacques Ellul, la technique rend possible quelque chose de nouveau, et ce qui devient possible techniquement exerce une pression de nécessité (si ma voiture peut aller vite, j’ai besoin d’aller vite)[1].
Les LLM nous semblent une nouveauté, et d’une certaine manière c’est vrai. Ils méritent donc d’être analysés en tant que tels. Il s’agit de savoir comme