Politique

Experts privés pour l’action publique : quelle responsabilité ?

Politiste, Chercheur en santé publique

Les relations entre le savant et le politique sont souvent complexes mais rarement abordées sous l’angle de la responsabilité sociale et individuelle qu’engagent les conseils du premier au second. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne les experts libéraux et leurs idées, ce qui est paradoxal compte tenu de l’accent libéral mis sur la responsabilité individuelle.

Il y a plus de quarante ans, le politologue américain Michael Lipsky affirma que les véritables « faiseurs des politiques publiques » n’étaient pas les politiciens ou les fonctionnaires mais bien les acteurs de première ligne en contact direct avec les bénéficiaires de l’action publique[1]. Depuis lors, cette théorie de la « bureaucratie de rue » s’est développée et a été appliquée à travers le monde pour montrer sa portée heuristique dans l’étude des défis de la mise en œuvre de l’action publique.

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Mais, dans un monde où les États et les gouvernements sont de plus en plus imprégnés des personnes et des idées du secteur privé, à l’image du recours sans cesse croissant aux cabinets de consultants privés, y compris pour gérer des crises, et où les décideurs et politiciens sont imbriqués dans des réseaux d’interconnaissances à la porosité grandissante et d’organisations interdépendantes (l’Organocène[2]), on peut se demander si les « faiseurs des politiques publiques » ne sont pas devenus plutôt ces consultants et autres experts appelés à la rescousse pour proposer des solutions (souvent les mêmes) à des problèmes devenus urgents à résoudre selon ces personnes élues ou nommées exerçant un pouvoir politique.

Or, si la responsabilité sociale des États et des entreprises privées est souvent convoquée lors de catastrophes sanitaires, environnementales ou commerciales (avec souvent peu d’impact, comme on peut le voir par exemple pour les entreprises privées minières en Afrique), il nous semble que celle des personnes (fonctionnaires, experts et consultants) conseillant les politiques l’est beaucoup moins. Cela confirme les défis des propositions actuelles, certains pensant utile de créer un poste unique de conseiller scientifique, directement relié au Prince ou à la Princesse, plutôt qu’un collectif de conseillers disposant de réseaux et surtout de connaissances interdisciplinaires utiles face à la complexité des solutions à trouver dans un monde faisant face à des


[1] Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services, New York : Russell Sage Foundation, 2010 [1ère éd. 1980].

[2] Henri Bergeron et Patrick Castel, L’Organocène. Du changement dans les sociétés surorganisées, Paris : Les Presses de Sciences Po, 2024.

[3] Voir Morgane Beaumier, Alexandre Côté, Adrien Cloutier, François Gélineau, Steve Jacob, Éric Montigny, Mathieu Ouimet et Stéphane Ratté, « Use of Research Evidence in Legislatures: A Systematic Review », Evidence & Policy, vol. 20, 2023/2, p. 226-243 ; Antonin Thyrard, La Politique de « l’ami critique ». Les évaluateurs et leur professionnalisation dans la construction d’une Europe de la Cohésion (1957-2021), thèse de doctorat sous la direction d’Ève Chiapello, École des hautes études en sciences sociales (Centre d’étude des mouvements sociaux), soutenue en 2023.

[4] Voir Agostino Paganini, « The Bamako Initiative Was Not About Money », Health Policy and Development, vol. 2, 2004/1 ; David de Ferranti et Judith Rodin, « Universal Health Coverage: The Third Global Health Transition? », The Lancet, n° 9845, 2012, p. 859-948 ; Eeshani Kandpal et Damien de Walque, « Reviewing the Evidence on Health Financing for Effective Coverage: Do Financial Incentives Work? », BMJ Global Health, vol. 7, 2022/9.

Daniel Béland

Politiste, Professeur James McGill au département de science politique de l’université McGill (Montréal, Canada) et directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill

Valéry Ridde

Chercheur en santé publique, directeur de recherche à l’IRD

Notes

[1] Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services, New York : Russell Sage Foundation, 2010 [1ère éd. 1980].

[2] Henri Bergeron et Patrick Castel, L’Organocène. Du changement dans les sociétés surorganisées, Paris : Les Presses de Sciences Po, 2024.

[3] Voir Morgane Beaumier, Alexandre Côté, Adrien Cloutier, François Gélineau, Steve Jacob, Éric Montigny, Mathieu Ouimet et Stéphane Ratté, « Use of Research Evidence in Legislatures: A Systematic Review », Evidence & Policy, vol. 20, 2023/2, p. 226-243 ; Antonin Thyrard, La Politique de « l’ami critique ». Les évaluateurs et leur professionnalisation dans la construction d’une Europe de la Cohésion (1957-2021), thèse de doctorat sous la direction d’Ève Chiapello, École des hautes études en sciences sociales (Centre d’étude des mouvements sociaux), soutenue en 2023.

[4] Voir Agostino Paganini, « The Bamako Initiative Was Not About Money », Health Policy and Development, vol. 2, 2004/1 ; David de Ferranti et Judith Rodin, « Universal Health Coverage: The Third Global Health Transition? », The Lancet, n° 9845, 2012, p. 859-948 ; Eeshani Kandpal et Damien de Walque, « Reviewing the Evidence on Health Financing for Effective Coverage: Do Financial Incentives Work? », BMJ Global Health, vol. 7, 2022/9.