Le conflit israélo-palestinien, révélateur de nos néo-idéologies
À la mémoire de Philippe Chanial
Si une machine à voyager dans le temps permettait à un observateur politique vivant dans les années 1970 de se téléporter de nos jours en Europe ou en Amérique du Nord, il serait sans doute très étonné de découvrir les positionnements idéologiques que suscite l’actuel conflit entre l’État hébreu d’une part, le Hamas, le Hezbollah et l’Iran d’autre part.
Cet observateur en était resté à l’idée que l’extrême droite est animée par un antisémitisme viscéral. Or l’extrême droite qu’il découvre en ce milieu des années 2020 se vante d’apporter un soutien indéfectible au droit des Juifs israéliens de riposter contre les violences subies le 7 octobre 2023. Plus encore, elle affirme la nécessité de se montrer « compréhensif » à l’égard de l’extension de la colonisation israélienne en Cisjordanie, qu’elle interprète comme étant une mesure d’autoprotection. Ce soutien, notons-le, est antérieur aux massacres du 7 octobre : un bilan dressé récemment par la Coalition européenne pour Israël (European Coalition for Israel) a fait apparaître que les vingt partis dont les votes ont été les plus favorables à Israël lors de la neuvième législature du Parlement européen (2019-2024) appartiennent tous sans exception à l’extrême droite et aux eurosceptiques, principalement au groupe des Conservateurs et réformistes européens (European Conservatives and Reformists Group).
Notre voyageur temporel en était resté, par ailleurs, à la vision selon laquelle l’extrême gauche est profondément attachée à la défense des valeurs laïques, égalitaristes et féministes. Voilà qu’il constate que celle qu’il a sous ses yeux en ce milieu des années 2020 se refuse à condamner comme telles les exactions terroristes sans précédent commises le 7 octobre 2023 par un mouvement, le Hamas, qui veut voir triompher une conception réactionnaire et patriarcale des rapports sociaux et dont l’objectif final affiché est d’instaurer un État intégralement fondé sur la loi islamique. En France, en particulier, au soir et au lendemain du 7 octobre, plusieurs formations d’extrême gauche ont refusé de condamner le massacre perpétré quelques heures plus tôt, certaines en appelant même, au contraire, au « soutien indéfectible à la lutte du peuple palestinien dans toutes ses modalités de lutte, y compris la lutte armée ».
Principale de ces formations, La France insoumise a tenu à ramener les viols et les meurtres commis sur des civils israéliens aux proportions d’« une offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas » tandis que le public était invité à remettre les actes commis en perspective dans « un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ». Nombre de leaders et de militants de LFI, dans les jours qui suivirent, ont obstinément refusé de qualifier de « terroriste » l’attaque perpétrée, malgré l’insistance des médias pour leur faire utiliser ce terme.
Pour expliquer à notre voyageur spatiotemporel ces apparentes bizarreries, certains analystes de notre temps ne manqueraient sans doute pas d’invoquer ce qui passe de nos jours pour l’explication clé de ce genre de phénomènes, à savoir que nous serions entrés dans une époque où triomphe le confusionnisme idéologique[1]. Mais cette explication en est-elle vraiment une ? N’est-elle pas de l’ordre, plutôt, d’un constat qui attend encore lui-même son explication ? En outre, en paraissant juger péjorativement l’évolution en cause, ne revient-elle pas à confondre explication et critique ?
De fait, les bizarreries en question n’ont rien de si étrange, ni non plus de si déplorable, pour peu qu’on prenne soin de les rapporter au nouveau système idéologique qui s’est instauré dans nos sociétés depuis une trentaine d’années. En cela, elles témoignent avant tout de la façon dont, ces dernières décennies, ont évolué le libéralisme, la pensée réactionnaire et le socialisme, ces trois grandes idéologies qui, depuis leur naissance à l’orée du XIXe siècle, structurent notre modernité politique[2].
Ainsi, l’hypothèse que nous défendrons ici est que les trois traditions idéologiques mentionnées ont connu depuis la fin du XXe siècle des mutations décisives, qui correspondent, de la part des groupes qui les portent au sein de la société, à un effort d’adaptation aux exigences de ce que l’on peut appeler « l’ère du capitalisme entièrement mondialisé »[3].
La chose était entendue concernant le libéralisme, qui n’est plus nommé, depuis les années 1990, que « néolibéralisme »[4]. Elle est désormais patente concernant la pensée réactionnaire, qui se mue de plus en plus clairement, depuis une vingtaine d’années, en une pensée « néoréactionnaire ». Mais elle l’est aussi, quoique plus lentement, concernant le socialisme, qui, de nos jours, se reconfigure sur les plans européen et mondial en un nouveau socialisme, qu’on proposera ici de nommer « écosocialisme ».
Dans les lignes qui suivent, nous aimerions montrer en quoi la façon dont les sociétés occidentales – mais aussi Israël et ses voisins arabes – ont réagi aux événements survenus au Proche-Orient le 7 octobre et depuis lors nous éclaire sur l’émergence de ces trois néo-idéologies et sur le système qu’elles forment et qui définit désormais l’horizon de notre pensée politique. L’enjeu est aussi d’identifier les périls qui menacent l’écosocialisme et qui peuvent, si on n’y prend garde, le faire régresser vers ce qu’il ne saurait être : une simple reprise de schèmes de pensée antisociologiques menant finalement – comme nous le verrons – à un soutien involontaire aux intérêts les plus réactionnaires.
Pour mener à bien cette exploration, on proposera de privilégier comme point d’entrée la relation que chacune des trois néo-idéologies entretient avec la double question de l’antisionisme et de l’antipalestinisme. La définition que nous donnons de ces termes mérite d’être précisée. Le premier, l’antisionisme, est certes d’un usage massif, mais, peut-être pour cette raison, son sens reste le plus souvent flottant. Pour notre part, nous l’entendrons de manière volontairement restrictive comme le refus d’admettre l’existence de l’État d’Israël et la volonté de le voir disparaître. Cette définition permet de ne pas assimiler – comme c’est régulièrement le cas dans le débat public – toute critique d’Israël et des politiques sécuritaires que cet État met en œuvre à de l’antisionisme.
Quant au second terme, l’antipalestinisme, il est sans doute symptomatique qu’il soit bien moins usité que le premier – même s’il l’est et que nous n’en sommes nullement l’inventeur. Comme nous allons essayer de le montrer, la considération de ce second terme n’est pas moins cruciale que celle du premier pour qui veut analyser les blocages de la situation proche-orientale. Nous le définirons comme le refus de reconnaître l’existence de la nation palestinienne et de voir les Palestiniens se doter d’un État.
Deux ultimes précisions paraissent nécessaires. La première tient au fait que nous envisageons ici dans sa plus grande généralité la situation idéologique qui se présente actuellement en Amérique du Nord, en Europe, en Israël et dans les pays arabes. On n’ignore évidemment pas tout ce qui sépare, et qui oppose même parfois entre eux, ces différents blocs régionaux. Cependant, c’est à une analyse formelle que nous nous attachons ici. Or, du point de vue d’une telle analyse, ne comptent pas seulement les différences : ce sont tout autant les analogies et les résonances qu’il convient d’examiner, en ce qu’elles sont révélatrices, en l’occurrence, d’une commune évolution mondiale des systèmes idéologiques.
La seconde précision concerne le fait que l’analyse procédera surtout à une comparaison des néo-idéologies sur le plan de leurs positionnements doctrinaux. Or une authentique démarche sociologique exigerait qu’à ce premier type d’analyse, on prenne soin d’en ajouter un second, consistant à mettre en relation chacune des idéologies considérées avec les groupes socio-professionnels qui la portent au sein des différentes sociétés. Faute de place et de données suffisantes, notre analyse s’avancera peu dans cette seconde direction. On se permettra toutefois quelques hypothèses.
Le juridisme néolibéral
Un des traits qui caractérise l’attitude libérale, depuis ses origines, à la fin du XVIIIe siècle, est le fait de valoriser la « primauté de la loi » (rule of law) et, partant, d’exiger des gouvernants comme des gouvernés qu’ils se conforment à l’ordre juridique établi, dès lors du moins que ce dernier est fondé sur le principe du respect de ses propres normes. En ce sens, si rien n’exclut, pour un individu, s’il le peut, de changer par lui-même de cadre juridique (notamment en émigrant vers un pays dont les lois lui paraissent plus favorables à ses projets et à ses choix de vie), il n’est en revanche pas envisageable qu’au motif de ses seules préférences politiques, il récuse le droit auquel il est actuellement soumis, tant que ce dernier ne déroge pas au respect de ses propres normes. On peut parler à cet égard de réification du droit.
Dans le cas du rapport entretenu à l’égard de l’actuel conflit israélo-palestinien, quelles en sont les conséquences ? Elles sont d’abord que le libéralisme n’incline pas les individus à l’antisionisme. L’État israélien jouissant, depuis 1947, d’une existence légale internationalement reconnue, il n’y a en effet aucune raison, d’un point de vue libéral, de réclamer sa disparition. On peut certes, pour des raisons personnelles, ne pas apprécier les politiques menées par cet État, mais on ne saurait, en tant qu’individu, lui dénier pour autant le droit à une existence dont le droit international s’est porté garant.
Notons que, pour les mêmes raisons, le libéralisme n’incline pas les individus à l’antipalestinisme. Car le fait qu’il n’existe pas, actuellement, d’État palestinien, d’un point de vue légal, n’exclut pas qu’un tel État puisse demain voir le jour. La création légale d’un État ne saurait, en effet, être refusée de manière a priori à un collectif qui en fait la demande, si, pour cela, il respecte les procédures prévues : il revient seulement alors aux autorités compétentes de trancher à propos de cette demande, et cela dans le respect des normes légales en vigueur. Ainsi, d’un point de vue libéral, il n’y a rien à opposer par principe à l’existence d’un État palestinien. Quant à vouloir que cet État existe ou n’existe pas légalement, c’est là, à nouveau, d’un point de vue libéral, une question qui relève de nos préférences personnelles, mais qui se révèle, à cet égard, sans pertinence sur le plan légal.
Le libéralisme conduit ainsi, de manière générale, à s’aligner scrupuleusement sur l’ordre juridique international et, dès lors, à s’en remettre aux institutions en charge de gérer cet ordre et de le faire respecter. C’est ce qui, du point de vue des idéologies rivales, est dénoncé comme la naïveté, ou plus souvent comme le cynisme de la position libérale. En effet, dans le cas qui nous occupe, on n’ignore pas que, depuis des décennies, le droit international est régulièrement transgressé par l’État d’Israël, les nombreuses résolutions que le Conseil de sécurité de l’ONU a votées à son encontre, notamment au sujet des territoires qu’il occupe illégalement, n’ayant jamais été suivies d’applications, attendu que l’ONU, comme telle, est dépourvue de pouvoir de coercition.
Un doute a ainsi été jeté, du point de vue des opinions publiques, sur la respectabilité des procédures juridiques au plan international et sur leur indépendance à l’égard des rapports de forces politiques. Mais notons que, face à de tels doutes et à de telles objections, le point de vue libéral ne s’avoue pas pris en défaut : il affirme qu’à compter du moment où d’aucuns considèrent que des procédures légales ont été violées, des recours juridiques leur sont ouverts. Dans les cas où de tels recours se terminent par un déboutement du plaignant, la posture libérale conduit à considérer que les procédures légales suspectées d’avoir été violées ne l’ont pas été. La conclusion est similaire dans les cas où la possibilité de recours n’a pas été prévue juridiquement. Dans ces derniers cas, cependant, il reste possible, pour les plaignants, de demander, dans le respect des procédures, une modification du droit international permettant d’introduire la possibilité d’un recours.
Ce mode de pensée juridique relève de la plus ancienne tradition libérale. Si l’on se demande ce qui caractérise en propre, par rapport à cette tradition, la forme contemporaine que prend l’idéologie libérale, cette forme que nous avons pris l’habitude de nommer « néolibéralisme », il semble que deux éléments nouveaux doivent être mis en avant. En premier lieu, alors que le libéralisme classique raisonnait essentiellement dans le cadre de l’État national, le néolibéralisme se distingue en considérant que le droit des États-nations doit être subordonné à l’ordre juridique international. C’est en matière économique, d’abord, qu’il encourage cette primauté du droit international, en faisant de la concurrence et du marché des obligations internationales auxquelles aucun État ne peut juridiquement se soustraire.
En second lieu, tandis que le libéralisme classique voyait dans l’État de droit ce qui garantit nos libertés individuelles, le néolibéralisme adopte une attitude beaucoup plus offensive : il considère l’instauration d’États de droit à travers le monde comme le moyen politique d’imposer universellement une orientation favorable aux libertés individuelles[5].
Pour conclure sur la position libérale et ce qu’elle implique, force est d’abord de reconnaître qu’elle constitue un puissant antidote tant vis-à-vis de l’antisionisme que vis-à-vis de l’antipalestinisme. S’il en est ainsi, c’est que cette position, de manière générale, valorise le juridisme et la « primauté de la loi » ainsi que, dans la version néolibérale, la supériorité de l’ordre juridique international.
Elle dévoile cependant ses limites, bien aperçues par les idéologies rivales, à chaque fois que les nations politiquement et militairement les plus puissantes décident, pour des raisons qui leur appartiennent, que le droit international ne s’appliquera finalement pas à tel ou tel cas particulier où, d’un point de vue juridique, il serait pourtant censé s’appliquer. Sans pouvoir nous étendre sur ce point, nous ferons ici l’hypothèse que ce juridisme libéral est aujourd’hui la position adoptée en Amérique du Nord et en Europe par la majeure partie des groupes dirigeants et des élites économiques à l’égard du conflit israélo-palestinien. Il l’est aussi par une partie non négligeable de ces mêmes élites aussi bien en Israël que dans les pays arabes, même si ce juridisme libéral entre alors souvent en tension avec une deuxième posture, dont il va être maintenant question.
Le fondamentalisme néoréactionnaire
Ce qui, depuis son émergence, au début du XIXe siècle, caractérise l’attitude réactionnaire, c’est entre autres le fait de ne pas admettre que le droit est une autoproduction des sociétés humaines. En effet, pour la pensée réactionnaire, prétendre que la loi résulte seulement de l’action et de la volonté humaines revient ipso facto à lui ôter toute autorité. C’est pourquoi les réactionnaires considèrent que le véritable fondement de l’ordre juridique se situe dans une sphère transcendante, qu’il s’agisse de la volonté divine ou des exigences de la nature. Cette naturalisation des fondements du droit les conduit, dès lors, à dénier toute légitimité aux lois humaines ou aux décisions étatiques à partir du moment où celles-ci leur paraissent contrevenir à la volonté divine ou transgresser les lois de la nature.
Quelles sont les conséquences de ce fondamentalisme dans le cas qui nous intéresse ? Elles sont d’abord que la pensée réactionnaire peut fortement inciter à l’antisionisme. C’est ce qui s’observe au sein du monde arabo-musulman, où, sans exception, l’ensemble des États et des groupements politico-militaires qui se réclament de la loi islamique et qui entendent placer leurs actions sous la seule autorité des préceptes coraniques développent le projet de détruire l’État israélien et le revendiquent hautement.
On pense ici, en particulier, à l’État iranien ainsi qu’à toutes les factions liées historiquement aux Frères musulmans, à commencer par le Hamas. Mais notons que la même tendance à l’antisionisme a été également longtemps observée au sein de l’extrême droite européenne et nord-américaine : elle était alors justifiée par des motifs antisémites prenant leur source, pour certains groupes, dans l’idée d’une subordination spirituelle de la religion juive à l’égard du christianisme et, pour d’autres, dans celle d’une infériorité de la « race » juive par rapport à la « race » aryenne ou au « sang » national[6]. Il n’est pas jusqu’au sein du monde juif lui-même où il ne se soit trouvé des groupes réactionnaires, tels les ultraorthodoxes haredim, qui, au nom de la religion juive, ont adopté des positions antisionistes.
Le même type de remarques peut être fait s’agissant de l’antipalestinisme. Il est de longue date une posture revendiquée au sein de la droite et de l’extrême droite nationalistes israéliennes. Ainsi, le parti révisionniste fondé par Vladimir Jabotinsky dans les années 1920, le Herout qui lui a succédé dans les années 1950 et, finalement, le Likoud qui a pris la suite dans les années 1970 en ont tous fait leur ligne directrice.
Mais, ici encore, il est à noter que l’antipalestinisme est une tendance qui s’affirme également au sein de l’extrême droite européenne et nord-américaine. Dans les pays anglo-saxons, le phénomène remonte aux origines de ce que l’on nomme le « sionisme chrétien ». En se revendiquant des prophéties dites « dispensationnalistes », d’un prédicateur britannique du XIXe siècle nommé John Darby, les adeptes de ce courant voient dans l’avènement d’un État juif une étape nécessaire vers le triomphe final du christianisme – du christianisme, soulignons-le, et non du judaïsme, qui, pour eux, a vocation à être, à la fin de l’histoire, purement et simplement rayé de la carte. Or, pour qu’advienne et fructifie cet État hébreu annonciateur du retour de Jésus sur Terre, beaucoup de ces sionistes chrétiens estiment indispensable qu’aucune existence ne soit reconnue à la nation palestinienne et qu’a fortiori, ne puisse jamais advenir un État palestinien[7].
Si le poids de ce sionisme évangélique dans l’antipalestinisme occidental est tout sauf négligeable, il masque néanmoins, sans doute, l’essentiel, à savoir que la pensée néoréactionnaire qui se développe de nos jours se distingue de la tradition réactionnaire qui la précède par le fait que les arguments religieux n’y sont plus considérés exclusivement à partir de motifs religieux mais aussi et avant tout en tant que symboles civilisationnels. En d’autres termes, c’est moins la lutte pour le triomphe d’une religion qui mobilise aujourd’hui les néoréactionnaires de toutes les obédiences à travers le monde que la lutte pour la défense des modèles culturels associés à cette religion.
Ce déplacement correspond à ce que l’un des principaux idéologues de la pensée néoréactionnaire, l’américain Samuel Huntington, a nommé le « choc des civilisations »[8]. Rappelons que Huntington identifie huit grandes civilisations mondiales, dont la civilisation occidentale, à laquelle il oppose la latino-américaine, la slavo-orthodoxe, l’islamique, l’africaine, la sinisante, la japonaise et l’hindoue. L’identité de ces différentes civilisations, explique-t-il, a été figée de longue date par l’histoire, de sorte qu’il apparaît désormais très difficile, sinon tout à fait impossible, qu’elles s’hybrident, toute tentative allant en ce sens risquant de n’être que superficielle et, par conséquent, trompeuse. Il en résulte de manière quasi inéluctable que les guerres du futur opposeront entre elles ces grandes civilisations et qu’elles auront pour enjeu le leadership de l’une sur les autres.
Dans cette perspective, la pensée néoréactionnaire nous invite à identifier de toute urgence qui sont nos ennemis et qui sont nos amis dans le monde actuel et à ne pas se bercer, à ce propos, de la moindre illusion. Face au conflit actuel au Proche-Orient, l’identification est rapidement faite : parce qu’Israël appartient à la civilisation occidentale et défend son modèle culturel, elle est nécessairement notre amie tandis que les Palestiniens, appartenant à la civilisation islamique et défendant, par conséquent, un modèle culturel incompatible avec le nôtre, sont nécessairement nos ennemis[9].
Au final, il apparaît que la pensée réactionnaire a constitué depuis le XIXe siècle et qu’elle constitue toujours aujourd’hui le ferment le plus puissant de l’antisionisme comme de l’antipalestinisme.
Il importe, cependant, de prendre en compte la façon dont, ces dernières années, le développement de la pensée néoréactionnaire est venu modifier le rapport des extrêmes droites occidentales au conflit israélo-palestinien : au fur et à mesure que les réactionnaires nord-américains et européens passaient de la défense de la religion chrétienne ou de la revendication de la suprématie de la race aryenne au combat pour la « survie » du modèle civilisationnel occidental, l’antipalestinisme a pris le pas, chez eux, sur l’antisionisme. C’est au point, on l’a dit au début de notre propos, que les actuels leaders de l’extrême droite en Amérique du Nord et en Europe se présentent désormais comme les meilleurs alliés de ce qu’ils désignent comme les intérêts vitaux d’Israël et, à travers eux, ceux de l’Occident.
Ce serait pourtant à tort qu’on en conclurait que l’antisémitisme a déserté leur pensée : il demeure tapi dans le fait que les Juifs restent ici considérés comme des forces supplétives et des éléments simplement tolérés au sein de la civilisation occidentale plutôt que comme des artisans à part entière de ce qu’est aujourd’hui cette civilisation et de la façon dont elle s’est bâtie historiquement. De ce point de vue, l’abandon de l’antisionisme par l’extrême droite américaine et européenne, parce qu’il laisse intact son antisémitisme, n’a sans doute rien de définitivement établi.
Ajoutons qu’on gagnerait, sans doute, à interpréter également la position des mouvements islamistes dans le monde arabo-musulman actuel à l’aune de ce qui les lie à la pensée néoréactionnaire beaucoup plus qu’à la pensée réactionnaire classique. Il se pourrait, en effet, que ce qui est en jeu dans ces mouvements ne soit pas, en dépit des apparences, la revendication de la supériorité de l’islam sur les autres religions, mais plutôt le fait de lutter contre ce qui est vu comme la menace mortelle que la civilisation occidentale fait aujourd’hui courir à la civilisation islamique et à ses valeurs « ancestrales ». Dans cette perspective, si Israël focalise la haine des islamistes, ce n’est pas tant en raison de l’incompatibilité supposée entre judaïsme et islam qu’en raison de la lutte que la civilisation islamique se doit, à leurs yeux, d’engager si elle veut survivre face à une civilisation occidentale qui cherche à imposer au monde ses standards individualistes et égalitaristes et dont l’État hébreu apparaît, au Moyen-Orient, comme la pointe avancée.
Quant à savoir quels sont, dans l’ensemble des pays ici considérés, les groupes qui sont porteurs d’une telle idéologie néoréactionnaire et qui, dès lors, adhèrent à l’idée d’une lutte à mort entre des modèles civilisationnels vus comme incompatibles, on fera volontiers l’hypothèse qu’ils sont liés à celles des professions des couches bourgeoises et prolétaires qui, dans ces pays, sont aujourd’hui confrontées à une situation de déclin, ou même, simplement, de stagnation, alors même qu’elles avaient connu, dans les décennies précédentes, une importante amélioration de leur statut socio-économique et une hausse de leurs chances de mobilité ascendante.
Le sociologisme écosocialiste
Venons-en, pour finir, à l’attitude socialiste. Depuis sa naissance, au cours des premières décennies du XIXe siècle, ce qui la caractérise, c’est de reconnaître dans le droit un fait social et c’est d’admettre, par conséquent, que l’évolution de l’ordre juridique dépend de celle des rapports sociaux. Une telle affirmation implique, en premier lieu, d’admettre que les lois et les décisions de justice, dans les sociétés modernes, doivent honorer les valeurs auxquelles oblige la transformation des rapports sociaux au sein de ces sociétés, à savoir celles liées à l’individualisme normatif, au premier rang desquelles on compte l’égalité, l’autonomie individuelle et la justice sociale. Elle implique, en second lieu, que faire en sorte que le droit satisfasse à ces valeurs ou y satisfasse davantage que ce n’est actuellement le cas résulte de l’action collective.
Quelles sont les conséquences de cette attitude pour la question qui nous occupe ? On serait tenté de dire qu’elle immunise ceux qui l’adoptent aussi bien contre l’antisionisme que contre l’antipalestinisme. En effet, ce qui est en cause, d’un point de vue socialiste, n’est jamais l’existence d’un État quel qu’il soit, c’est plutôt le fait de savoir si, et à quel degré, cet État respecte vis-à-vis de sa population et vis-à-vis des autres États-nations les valeurs de la modernité que l’on vient d’énoncer – égalité, autonomie individuelle, justice sociale. Interrogation qui, concrètement, se traduit par le fait de savoir si, et à quel degré, cet État garantit à sa propre population non seulement la démocratie politique mais encore un accès égal aux droits sociaux et le droit de vivre dans un pays qui participe à un ordre international autorégulé.
Ainsi, d’un point de vue socialiste, l’ambition ne saurait être de lutter contre l’existence d’Israël : elle est plutôt d’agir collectivement pour qu’Israël devienne un État toujours plus orienté vers le socialisme – ce qui exclut entièrement, soulignons-le au passage, toute forme de soutien ou d’encouragement à l’extrême droite israélienne et aux politiques qu’elle mène. De même, le socialisme n’invite pas à contester que les Palestiniens forment une nation et que cette nation a droit à son État. Il s’efforce plutôt de faire en sorte que cet État palestinien, au cours de son processus de constitution et une fois qu’il aura été créé, honore les valeurs de la modernité et garantisse par conséquent à sa population tout à la fois la démocratie politique, les droits sociaux et la participation à un ordre international autorégulé. Cela exclut, il faut à nouveau le souligner, toute forme de soutien ou d’encouragement au projet d’un État palestinien gouverné par un parti islamiste autoritaire.
Ce double refus de l’antisionisme et de l’antipalestinisme au profit de la création de deux États, l’un hébreu, l’autre palestinien, tous deux également acquis au socialisme démocratique, correspond à une position très ancienne au sein de la gauche européenne et proche-orientale.
Ce que l’écosocialisme y ajoute de nouveau, c’est, d’après nous, la prise de conscience du degré d’interdépendance sans précédent qui, au niveau planétaire, est en train d’être atteint entre les nations, à l’heure du capitalisme entièrement mondialisé. L’attitude écosocialiste se démarque ainsi de la position socialiste classique par le fait qu’elle envisage toujours plus systématiquement les problèmes qui se posent à la vie nationale du point de vue des rapports internationaux : elle manifeste en cela sa croyance dans le fait que seule la régulation internationale des rapports économiques et sécuritaires pourra permettre à l’humanité, et, par conséquent, à chacune des nations qui la composent, d’échapper à l’autodestruction dont la menacent, aujourd’hui, tant la crise écologique mondiale que les perspectives de guerre mondiale.
C’est ainsi que l’écosocialisme plaide pour le développement du multilatéralisme et d’institutions internationales en mesure de socialiser toujours davantage les décisions des États et d’augmenter, par là même, la réflexivité des nations quant à l’interdépendance qui les lie. De telles instances permettent que chaque État-nation se reconnaisse comme coresponsable aussi bien de la situation propre à chaque autre État-nation de la planète, aussi éloigné géographiquement soit-il, que du destin de la communauté qu’ils forment.
Que produit cet écosocialisme si on en projette les vues sur l’actuel conflit israélo-palestinien ? On se contentera ici de souligner deux éléments[10]. Le premier est que, dans la perspective écosocialiste d’un État-nation coresponsable, nous sommes toutes et tous, en tant que citoyennes et citoyens de notre propre État-nation, coresponsables de la guerre actuelle entre Israël d’une part, le Hamas, le Hezbollah et l’Iran d’autre part, ainsi que de ce que sera, si elle advient, sa solution.
En outre, dans cette même perspective, notre attente de voir l’État israélien comme le futur État palestinien s’orienter de plus en plus vers le socialisme est une attente qui ne saurait se limiter à ces deux seuls États-nations, mais qui s’étend tout au contraire à l’ensemble des pays de la planète, y compris, pour commencer, au nôtre. Plus nombreux seront, en effet, les pays à prendre cette orientation vers l’écosocialisme, plus, en raison des interdépendances objectives qui les lient, il deviendra facile et tentant, pour ceux qui ne l’ont pas encore prise, de s’y engager à leur tour.
De quoi témoignent l’antisionisme et l’antipalestinisme de gauche ?
Une question demeure cependant : s’il est vrai que la position socialiste prémunit très fortement ses tenants tant contre l’antisionisme que contre l’antipalestinisme, nous savons aussi que nombreux sont ceux qui, tout en se disant de gauche, se déclarent farouchement hostiles à l’existence d’Israël ou, dans d’autres cas, jugent inopportune la création d’un État palestinien. D’après ce que nous avons dit, il faut voir dans de telles attitudes ni plus ni moins qu’un renoncement à l’ambition socialiste et, si l’on est soi-même socialiste, ne pas craindre de les dénoncer comme telles.
Reste encore, cependant, à en expliquer la survenue. En première analyse, il peut sembler que de tels renoncements sont la conséquence d’un rapprochement avec certaines idées réactionnaires. Ainsi les militants de gauche antisionistes, dans leur combat pour la destruction d’Israël, rejoignent-ils objectivement les mouvements islamistes néoréactionnaires tels que le Hamas ou le Hezbollah, au point d’en venir à approuver, au moins partiellement, leurs actions et leurs projets. Ce rapprochement correspond, plus largement, à ce qu’il est convenu d’appeler de manière péjorative « l’islamo-gauchisme », dont on peut voir dans le soutien qui fut apporté, en 1978, par Michel Foucault à l’ayatollah Khomeyni l’acte inaugural.
De même, les électeurs de gauche antipalestinistes, dans leur hantise qu’un État palestinien ne voie le jour, rejoignent objectivement l’extrême droite israélienne, au point d’approuver les politiques de cette dernière, quand bien même elles conduisent à reléguer le peuple palestinien dans une position infériorisée et à ne pas respecter les droits civiques et sociaux de ses membres. Ce rapprochement correspond, plus largement, à ce qu’il est convenu d’appeler, d’une manière également péjorative, les « réacs de gauche », dont les précurseurs furent, dans les États-Unis des années 1960, des intellectuels de gauche comme Irving Kristol ou Norman Podhoretz[11].
Cependant, on défendra ici que ce qui explique, en dernière analyse, ce rapprochement objectif, autour de l’antisionisme ou de l’antipalestinisme, entre des positions de gauche et des mouvements d’extrême droite se situe, en réalité, du côté de l’idéologie libérale : c’est au demeurant ce qui en fait le caractère non délibéré et, dans un premier temps au moins, inconscient.
En effet, si les militants antisionistes d’extrême gauche se disent si convaincus que le monde sera bien plus à gauche une fois que l’État-nation israélien aura été détruit, ils s’inspirent, sur ce point précis, de la croyance typiquement libérale selon laquelle la politique ne requiert pas l’existence des États, mais seulement la volonté des individus. Le socialisme, quant à lui, a toujours défendu le point de vue inverse : pour réaliser universellement les idéaux d’égalité et de justice sociale, il n’est d’autre moyen que de prendre appui sur l’existence des États-nations en tant que formes d’existence collective potentiellement démocratiques. Tel est le sens de l’attachement socialiste à l’internationalisme. Dans cette optique, renoncer à l’existence d’Israël ne serait que se priver de la possibilité d’une nation socialiste de plus sur Terre.
Il se pourrait, ainsi, que ce soit d’abord de leur inscription inconsciente dans un mode de pensée libéral, dédaigneux de la figure de l’État-nation, dont les antisionistes d’extrême gauche témoignent : leur indignation morale s’alimente, certes, des valeurs de la modernité (égalité, autonomie individuelle, justice sociale), mais ils échouent à penser ce qu’exige politiquement la mise en œuvre concrète de telles valeurs – se réfugiant dans l’idée que détruire un État, voire l’État en général, y suffirait.
De leur côté, si les intellectuels de gauche antipalestinistes se disent si persuadés que le monde sera nettement moins à gauche si vient à exister un État palestinien, c’est qu’ils figent cet État dans une forme juridique déterminée, celle d’un pouvoir autocratique islamiste, privateur des libertés individuelles.
Or, ce faisant, ces « réacs de gauche » s’appuient sur une conception tout aussi peu sociologique de l’État que celle de leurs opposants « islamo-gauchistes ». En effet, attachés à une forme de juridisme libéral, ils n’envisagent pas que le droit est d’abord un fait social. Aussi ne reconnaissent-ils pas aisément que tant l’évolution socio-économique interne aux nations que, ce qui va de pair, l’augmentation de leur interdépendance économique et sécuritaire avec d’autres États-nations ne peuvent pas ne pas faire évoluer les formes prises par leurs institutions politico-juridiques. Cette approche plus sociologique leur permettrait de mesurer en quoi l’accroissement de la division du travail produirait, en Palestine aussi, une socialisation accrue de l’État et, partant, toujours plus d’aspirations des populations à l’égalité, à l’autonomie individuelle et à la justice sociale.
Dans une optique écosocialiste, il paraît ici particulièrement important de saisir les facteurs sociaux qui inclinent certains individus, adhérant pourtant aux idées de gauche, à renoncer à l’idéal socialiste pour s’orienter soit vers l’antisionisme soit vers l’antipalestinisme[12]. Le fait est que si tout oppose ces deux orientations, elles ont néanmoins, d’après nous, un point en commun : ceux qui les expriment pensent le socialisme à l’aide une matrice de pensée antisociologique de type libéral – qu’il s’agisse, dans un cas, de réifier l’individu en refusant de reconnaître la nécessité des États-nations pour réaliser l’émancipation collective ou, dans l’autre, de réifier le droit en ne reconnaissant pas qu’il est dépendant de l’évolution des rapports sociaux et nécessairement affecté par la socialisation de l’État.
En cela, il y a peu de chances que les deux orientations se distinguent radicalement du point de vue de leur ancrage social et il est plus que probable qu’étant politiquement de gauche mais épistémiquement libérales, elles se rencontrent surtout parmi les membres de certaines professions des classes moyennes-supérieures (notamment les professions intellectuelles et universitaires) bien plutôt que parmi les membres des classes populaires. Ainsi fera-t-on, ici, l’hypothèse que l’opposition entre ces deux orientations ne tient pas à un rapport de classe, mais plutôt à un rapport intergénérationnel : tandis que l’antisionisme de gauche est le fait des plus jeunes membres de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie intellectuelle de gauche, l’antipalestinisme de gauche est le fait des membres les plus âgés de ces mêmes fractions de classe.
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Des lignes qui précèdent, au final, que retenir ? D’abord, sans doute, que le principal danger dans les réactions que l’actuel conflit au Proche-Orient déclenche au sein des sociétés nord-américaines et européennes, mais aussi en Israël et dans les pays arabes, vient de la pensée néoréactionnaire. C’est cette pensée, en effet, qui prédispose le plus à l’antipalestinisme et, lorsque ce n’est pas le cas, à l’antisionisme. Qui plus est, c’est elle qui suscite, dans les deux cas, les attitudes les plus violentes.
Nous avons aussi souligné en quoi l’extrême gauche antisioniste aussi bien que la gauche conservatrice antipalestiniste se rapprochent objectivement de ces positions néoréactionnaires : ce n’est pas tant qu’elles y sont attirées par une adhésion idéologique (du moins, dans un premier temps), c’est plutôt que, renonçant à toute ambition de compréhension authentiquement sociologique et socio-historique des enjeux de la situation – comme les y inciterait la vision socialiste –, elles se contentent d’une interprétation des faits inspirée par la matrice de pensée libérale, avec alors le risque, en réifiant l’individu face à l’État-nation ou le droit face à l’évolution des rapports sociaux, d’en venir à soutenir des mouvements pourtant farouchement hostiles au socialisme comme le sont le Hamas ou l’extrême droite israélienne.
Dans ce sombre tableau, d’où viennent alors les lumières, les motifs d’espérance ? Disons-le : la pensée néolibérale ne sera jamais que d’un faible secours pour établir la paix au Proche-Orient. Certes, nous l’avons vu, c’est son grand mérite de n’inciter particulièrement ni à l’antisionisme ni à l’antipalestinisme. En outre, elle promeut l’idée d’une primauté du droit international sur les droits nationaux, qui, en l’occurrence, pourrait avoir de la valeur et de l’utilité. Mais cette idée reste trop abstraite pour être effective, attendu que les rapports de forces politiques entre les États ne cessent de la contrarier et d’en ruiner la portée pratique.
En définitive, seule la tradition socialiste, renouvelée par l’écosocialisme, paraît ouvrir la voie à une solution. Ici comme ailleurs, elle l’ouvre parce qu’elle ne promeut pas le droit international en tant que tel, c’est-à-dire en le réifiant. Ce qu’elle promeut, c’est plutôt la régulation internationale des problèmes économiques et sécuritaires de la planète et, à travers elle, la généralisation du modèle d’États-nations devenus mutuellement coresponsables de ce qu’il leur arrive. D’un certain point de vue, le caractère utopique de cet internationalisme écosocialiste n’a jamais été aussi patent que lorsque nous tournons nos yeux vers les tragédies qui meurtrissent actuellement le Proche-Orient et la conscience humaine. D’un autre côté, cependant, cette utopie n’a sans doute jamais été aussi proche de nous apparaître dans son évidence, c’est-à-dire en tant qu’elle porte, à bien y regarder, la seule solution possible.