La pauvreté est un sport de combat
Le sens de ce texte est dicté par l’urgence théorique mais aussi pratique visant à dissiper un malentendu épistémique et social sur le scandale de la pauvreté. Au plus loin de la doxa néolibérale, qui se plaît à voir le pauvre comme un paresseux, le texte qui suit est dicté par la conviction qu’il n’existe pas de plus grand travail que d’être pauvre. Là où les représentations dominantes voient le pauvre comme un fainéant, un profiteur, un être vivant de l’assistance, des autres, selon une vulgate néolibérale qui souhaite démanteler la logique politique de l’État social, il suffit de passer quelques journées avec des personnes vivant dans la grande pauvreté pour se rendre compte combien la vie dans la pauvreté, pour pouvoir être menée, implique un travail de tous les instants.

Des cartes déambulatoires de personnes à la rue, à Lyon, ont été réalisées par une association. Elles montrent la variété inimaginable des parcours des vies suivies pour tenter de survivre. Des bains-douches le matin à la première heure aux déplacements vers les lieux de mendicité, en passant par un rendez-vous dans une institution sociale en se rendant aux différentes restaurations solidaires, pour finir par rejoindre le lieu où l’on dort, parking, bout de trottoir, c’est à un véritable parcours du combattant que nous assistons, impliquant un travail de mobilité très vaste dans la métropole, mais aussi un travail de mobilisation psychique intense pour ne pas succomber. La pauvreté est bien un sport de combat, un athlétisme pourtant invisibilisé comme tel et, par suite, rendu incompréhensible.
Ce travail des sans-travail est non seulement un travail induit par la condition de la pauvreté, mais il est aussi, dans le même temps, un travail auquel assigne la pauvreté.
Avec la privatisation de nombreuses entreprises publiques, la déréglementation et la flexibilisation du marché du travail, la privatisation des services de base (énergie, santé), être pauvre est devenu, encore davantage en Amérique latine, et singulièrement dans des pays comme l’Argentine ou le Brésil, un travail dans le sous-continent urbain du secteur informel : le fait, par exemple, de fouiller les poubelles pour récupérer des matériaux pouvant être réutilisés et permettant, donc, d’en tirer un revenu : la collecte des cartons, papiers, verres, métaux, plastiques s’apparente au travail des sans-travail et assigne paradoxalement le pauvre à l’obligation du travail. C’est d’ailleurs tellement vrai que la ville de Buenos Aires, en 2006, a enregistré, sur la base du volontariat, treize mille cartoneros pour qu’ils aient la carte de récupérateur de déchets. Par cette carte, symboliquement au moins, l’extrême pauvre qu’est le cartonero se voit finalement accorder le statut de travailleur.
Qu’est-ce qu’un extrême pauvre, d’ailleurs, si ce n’est un travailleur sans travail ? Si tel est le cas, je voudrais me demander pourquoi cette dimension de l’extrême pauvreté comme travail en l’absence de tout travail est invisibilisée et passée sous silence. Quels sont les raisonnements sociaux, politiques, économiques, et donc anthropologiques, sous-jacents à l’effacement des pauvres ?
Si le défaut d’appréhension des vies pauvres culmine dans le défaut de leur appréhension comme vies de travail, c’est que les différents formats qui président à la perception et à la reconnaissance des sujets sont à ce point incorporés qu’ils renvoient à un schéma de la normalité sociale où tout écart est appréhendé comme une pathologie du corps social. C’est pourquoi il est particulièrement fondamental, afin de tirer toutes les conséquences de cette invisibilisation et de cette silenciation des plus pauvres, d’interroger les formats politiques de la citoyenneté hégémonique qui sont attachés à de tels processus d’invisibilisation et de silenciation.
Si nous percevons l’extrême pauvre comme un assisté plutôt que comme un travailleur, comme une paresse plutôt que comme un sport de combat, c’est que nous avons rendu le pauvre inaudible et invisible en le dépossédant par avance de toute aura. Je souhaite, le temps de ma communication, mettre en relief, pour les visibiliser et les dénoncer, les mécanismes d’invisibilisation et de silenciation des pauvres en montrant en quoi cette exclusion perceptive de la vie pauvre fonctionne toujours à la fois comme une exclusion anthropologique et comme une exclusion politique.
Je mesurerai l’exclusion anthropologique à l’absence d’archives des vies pauvres. Aux grands hommes les archives reconnaissantes et aux vies minuscules l’absence de traces, pour parodier l’inscription que l’on peut lire sur le fronton du monument des grands hommes en France qu’est le Panthéon : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante », qui suggère qu’elle ne l’est pas aux petits hommes. J’évaluerai l’exclusion politique aux épreuves de rupture dans la citoyenneté et de précarité politique qui en résultent. Je souhaite me questionner, en contrepoint, sur les ressources critiques par lesquelles de telles ruptures anthropologiques appellent une nouvelle élaboration de la citoyenneté depuis l’épreuve de la précarité. Plutôt que d’exposer de façon linéaire ces différents points, mes réflexions les mêleront de façon à former un ensemble de propositions susceptibles de plusieurs lectures.
La frontière narrative
S’il existe bien des façons d’appréhender les frontières entre richesse et pauvreté, je souhaite me rendre attentif, dans le premier temps de mon intervention, à la frontière narrative qui surgit ou bien quand certaines vies sont considérées comme dignes d’être narrées, alors que les autres ne le sont pas, ou bien quand la narration des uns imprègne à ce point la narration des autres qu’elle la recouvre et la fait disparaître.
C’est ce dernier registre que je mets en avant en prélevant, presque par hasard, cet extrait d’À la recherche du temps perdu qui se retrouve, presque de façon identique, à deux moments d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans les aquariums et les manger). »
Dans ce passage assez extraordinaire, on remarquera combien la frontière sociale invisible est présentée, par métonymie, par la transparence des vitres qui séparent les riches des pauvres. Ils ne sont littéralement pas du même espace alors que rien, à l’œil nu, ne semble les séparer, si ce n’est une paroi translucide qui laisse deviner aux pauvres le spectacle de la richesse sans leur permettre d’en être. La parenthèse redouble, dans la phrase, cet étrange effet de protection invisible puisqu’en elle loge l’inquiétude de la dévoration des riches par les pauvres. Que se passerait-il si l’on abolissait les frontières ? Les pauvres mangeraient les riches.
Cette hantise de la dévoration des riches par les pauvres répond à une longue histoire de la représentation des classes sociales, dans laquelle les classes inférieures ou, pire, les sans classe que sont les plus pauvres, les exclus, sont non seulement exclus des classes et des classements sociaux, mais aussi des représentations sociales, à tel point que leur être social surnuméraire est redouté comme ne pouvant être contenu, faisant irruption jusque dans l’aquarium pour venir se repaître et mettre fin à la faim qui les tenaille et les définit.
De telles représentations épistémologiques, littéraires, anthropologiques, dont la variation proustienne est un cas d’école, ne cessent à leur tour de faire frontière, et il faut bien, ici, les interroger pour comprendre combien la vie pauvre, en devenant une pauvre vie, a été rendue invisible et comment, par suite, cette invisibilité a été justement engendrée soit sur les bases d’un défaut de perception, soit en raison même des constructions biaisées qui les ont soustraits à toute intelligibilité. Il y a là, à mes yeux, nulle disjonction mais une conjonction de facteurs dont on peut dire que l’invisibilisation perceptive, auditive ou visuelle, est précisément rendue possible par des représentations sociales hégémoniques incorporées à des jugements de valeur sur la grandeur des vies.
J’en donne quelques exemples parmi les plus criants, et empruntés volontairement à des champs très divers : ils parcourent l’histoire de la littérature, de la philosophie et forment une doxa inconsciente, incorporée à toutes nos représentations. Ils n’apparaissent jamais autant criants que lorsque les pauvres cherchent à contester leur place au regard des grandeurs sociales établies.
Ainsi, dans la méditation philosophique du XVIIe siècle, Descartes rencontre l’argument de la folie, qu’il déprécie en identifiant le fou au pauvre. Ceux, nous dit-il, qui « assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus »[1], sont des fous, ou des extravagants qui ont perdu le bon sens en remettant en question la propriété des richesses et des grandeurs.
Et cette fracture narrative bat son plein, encore, dans la littérature du XIXe siècle, lorsque Dickens, dans Les Temps difficiles, fait se rencontrer un riche et un pauvre et laisse émerger cet aveu de l’homme riche à celui qu’il perçoit comme un bon pauvre : « Voyez-vous, dit Mr Bounderby en prenant un peu de sherry, nous n’avons jamais eu d’ennuis avec vous et vous n’avez jamais été du nombre des ouvriers déraisonnables. Vous ne vous attendez pas, comme beaucoup d’entre eux, à ce qu’on vous donne un carrosse à six chevaux et à ce qu’on vous nourrisse de potage à la tortue et de venaison avec une cuillère en or[2]. » Autant dire que le pauvre n’existe que s’il reste à sa place, que s’il sait qu’il n’est pas un roi et qu’il ne saurait être vêtu d’or ou posséder un carrosse à six chevaux.
La vie déclarée infâme, c’est la vie pauvre qui ne se résout pas à rester pauvre, qui s’égare dans la folie de la critique des grands ; c’est celle qui outrepasse le partage premier, qui met en cause les limites sociales par lesquelles le monde est ce qu’il est. Foucault parle, à leur propos, d’« enragés » et d’« obscurs » aussitôt traqués par le pouvoir « qui a guetté ces vies, qui les a poursuivies, qui a porté, ne serait-ce qu’un instant, attention à leurs plaintes et à leur petit vacarme […] les a marquées d’un coup de griffe »[3]. La disproportion est à son comble quand le grand pouvoir remet dans l’orbite des divisions sociales établies les petits qui osent les contester. La proximité de la folie et de la pauvreté dans le texte de Descartes, l’allusion à la déraison des ouvriers dans le témoignage critique de Dickens soulignent aisément qu’il y a folie à vouloir troubler l’ordre social.
Il y a là de quoi s’étonner ! L’expérience sociale est-elle à ce point l’expérience d’un partage originaire entre les riches et les pauvres que toute tentative d’en contester le bien-fondé soit perçue comme folle ? Aussi loin que l’on régresse dans l’analyse de l’Occident, aussi loin perdure le partage de la richesse et de la pauvreté. De telle sorte que toute volonté de le défaire ne peut que buter sur les limites de nos sociétés, limites par lesquelles « une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur »[4]. Pourquoi la pauvreté est-elle devenue notre extérieur ?
Dépossédé·es de tous les mots et de tous les savoirs
Les mots des pauvres sont toujours dits par les autres. Le pauvre ne s’appartient plus. Une littérature énorme le recouvre, dont il n’est pas l’auteur, dont il n’a jamais été l’auteur. Une imagination du dessus l’atteint par ricochet, le fait entrer dans les fictions des autres.
Le pauvre est, d’abord, celui qui est dépossédé de tous les savoirs, de tous les récits, de toutes les images. Il est pauvre en ce sens qu’il est désigné pauvre par les autres. Et même quand c’est lui qui parvient à parler, il n’est entendu, il ne devient pleinement audible qu’à la condition de toujours confirmer les récits des autres.
Un exemple paradigmatique nous est fourni par les descriptions savantes de Pierre Bourdieu. Voilà ce qu’il n’hésite pas à noter dans ses Méditations pascaliennes : « Exclus du jeu, ces hommes dépossédés de l’illusion vitale d’avoir une fonction ou une mission […] peuvent, pour échapper au non-temps d’une vie où il ne se passe rien et où il n’y a rien à attendre, et pour se sentir exister, avoir recours à des activités qui, comme le tiercé, le totocalcio… et tous les jeux de hasard de tous les bidonvilles et de toutes les favelas du monde, permettent de s’arracher au temps annulé d’une vie sans justification et surtout sans investissement possible. » Cette phrase est terrible car elle se présente comme un jugement de science porté sur les existences. C’est une phrase terriblement haute pour des vies terriblement basses.
Que nous dit le sociologue sinon que les jeux sont faits et qu’étant faits par les autres, celles et ceux qui ont été exclus du jeu se trouvent astreints aux seuls jeux de chance ? Le joueur social préserve son avenir, il investit, il calcule, il se rapporte à ses chances sociales pour y lire la probabilité de gains futurs. L’extrême pauvre, qui a été débarqué du jeu, ne peut poser son pion sur aucun plateau. Il gît dans les interstices de tous les mondes sociaux et n’est donc presque plus rien.
Bourdieu multiplie les épithètes pour les caractériser : impuissants, illusionnés, exclus, dépossédés, annulés, injustifiés… Ce sont des femmes et des hommes sans qualité que la société a littéralement désinvestis et qui, dès lors, s’inventent un monde parallèle où tout devient possible, même l’inconcevable : annuler la logique sociale qui les a exclus du jeu le temps d’un jeu de chance. Ce sont là, il faut bien l’avouer, d’étranges qualificatifs pour nous dire que la vie des pauvres est une pauvre vie, qu’elle est perdue avant même d’être jouée et, pire encore, que jouer, pour ces vies-là, c’est confirmer qu’elles sont perdues pour toujours. Le paradoxe ? Même quand des existences n’ont pas de place, on les assigne encore à une place d’où elles ne peuvent plus sortir. Même la marge a du plomb dans les ailes.
Pourtant, les archives des vies pauvres démontrent, s’il en était besoin, qu’elles ne sont de pauvres vies que parce qu’elles ont été infériorisées, déconsidérées, interprétées d’intensité moindre, de dignité suspecte. La grande fracture sociale et économique entre les riches et les pauvres est toujours, en même temps, une fracture narrative.
La bataille des récits est sans appel. Comme le souligne Bruno Tardieu, « les gens qui vivent la misère se voient parlés, pensés par autrui »[5]. Ce sont des dépossédés intégraux dont les récits ne font pas mémoire, dont les mémoires ne font pas histoire, dont les histoires ne font pas événement, dont les évènements ne se retrouvent dans aucun livre.
Encore la dépossession s’impose-t-elle comme l’étape ultime par laquelle une vie perd tout intérêt, devient une vie d’en-dessous, anormale. Au moment des Jeux olympiques de Rio, on trouve dans la ville brésilienne les compétiteurs et tous les personnels des différentes délégations, les habitants des beaux quartiers, les touristes, et puis les Autres. Les Autres, ce sont les sans-abri, les habitants des favelas, les récupérateurs de déchets. L’un d’eux déclare : « Je n’ai pas le temps pour [les JO]. Ma vie, c’est chercher du boulot, pousser ma charrette, me reposer la nuit et recommencer le lendemain. »
Tandis que les touristes répètent à l’infini les mêmes récits des exploits sportifs, de la plage et des fêtes, les contre-récits des vies minuscules sont littéralement effacés alors qu’ils sont légion. Qui se rapporte aux récits des plus de six cents familles de la communauté de la Vila Autódromo, expulsées avant la tenue des Jeux pour construire, à la place de ce bout de terrain au bord de la lagune pourtant acquis légalement, le parc olympique ? Qui garde en mémoire les propos d’Éloïse ? « À 23 heures le juge a donné son autorisation, le lendemain matin à 7 heures ma maison était par terre. En entrant ils ont dit que tout ce qui était à l’intérieur c’étaient des détritus, que tout irait à la poubelle et c’est comme ça qu’ils nous ont traités, tous ! » Et quand Sandra Maria de Souza, l’une des rares habitantes à avoir réussi à rester sur place affirme que « ces jeux sont ceux de l’exclusion, ils sont réservés aux riches », qui l’écoute ?
Il n’y a pas de bataille des narrations, il ne pourrait y en avoir. Comment faire bataille quand les récits des plus démunis sont innombrables, mais qu’aucune culture ne les reçoit comme pleinement lisibles ? Comment lire sans valider l’ordre hégémonique des discours ? Où sont les voix quand les structures auditives sont absentes ? Que sont les narrations des invisibles ? Inaudibles, invisibles ? Où sont les anthologies des vies pauvres ? Ne sont-elles pas toujours des « hantologies », collections spectrales de récits de fantômes que l’on traverse comme un simulacre de drap ?
Les narrations minuscules ne font l’objet d’aucune écoute. Comme aucune forme de reconnaissance n’accrédite leurs récits, les plus démunis ne sont plus en capacité de savoir si d’autres voix les prennent en considération. Ce sont des voix jamais relayées par d’autres voix, et qui, de ce fait, ne sont plus en possibilité de produire un « pacte autobiographique »[6] autre que subalterne.
Philippe Lejeune a montré que les auteurs d’autobiographie, pour rendre leur autobiographie crédible, ont besoin de faire savoir à leurs lecteurs qu’ils entendent se montrer « dans toute la vérité de la nature de leur récit autobiographique » : ils passent ainsi un pacte avec leurs lecteurs, dans lequel ils s’engagent à dire le vrai à propos d’eux-mêmes pour qu’en retour, les lecteurs puissent croire leur narration. L’établissement d’un pacte est ainsi à double entrée : il authentifie la parole de celui qui écrit ou parle, mais, dans le même temps, il confère à celui qui écrit ou parle la certitude de pouvoir être lu ou entendu.
Les narrations des plus pauvres ne peuvent s’autoriser d’un tel pacte autobiographique car il leur manque la consistance sociale de l’auteur pour être crues. Les pauvres ne sont pas autorisés à parler ou à écrire car il leur manque toujours l’autorité de l’auteur. Le pacte autobiographique des démunis scelle entre eux les subalternes. Dans l’entre-soi de la pauvreté, il est toujours possible d’enclencher un dire-vrai, mais cet entre-soi n’est précisément jamais un « entre-tous ».
Perdre la voix, c’est, ainsi, finir par manquer de « soi » à force de manquer de structure auditive. La voix réclame l’hospitalité d’un lieu de séjour pour lui conférer plus qu’un titre de séjour : une chambre d’écho qui lui confère sa pleine crédibilité. Il en va ainsi chaque fois que nous parlons. Non seulement nous nous aventurons avec les mots des autres dans notre propre langue, mais nous parlons parce que nous savons quelles sont les adresses de nos mots.
L’engendrement de l’invisibilité sociale
L’analyse proposée ne saurait en rester là. Elle doit se rendre attentive aux différentes modalités politiques de précarisation de la citoyenneté à l’œuvre dans les processus d’inaudibilité et d’invisibilité qui affectent les plus pauvres. C’est ce que je me propose de faire apparaître en analysant les processus de rupture de la citoyenneté induits par des fractures narratives, anthropologiques, qui créent ou renforcent les frontières sociales entre les vies. Je souhaite suggérer un lien fort entre l’invisibilisation, la silenciacisation et la création d’une citoyenneté précaire dont on doit alors se demander comment elle peut et doit se retourner contre les formes hégémoniques de la citoyenneté.
Toutes les personnes pauvres ont le sentiment d’être invisibles et d’être inaudibles. Elles en viennent à s’appréhender ou bien comme des êtres en trop, surnuméraires, ou bien comme des fantômes qui n’ont plus vraiment de corps ou de chair.
Dans un texte de 2003 d’une grande importance, « Pour une épistémologie de l’invisibilité », publié en français dans La Société du mépris, le théoricien social Axel Honneth revient plus particulièrement sur le processus d’invisibilisation. Il interprète l’invisibilité comme le fait de « regarder à travers quelqu’un » et, ainsi, de ne pas le voir. Honneth analyse deux cas idéaux-typiques de domination : celui de la domination raciale des personnes noires, que les Blancs ne voient pas dans les sociétés coloniales, et celui de la domination sociale des femmes de ménage, ignorées par les maîtres et maîtresses d’une maison.
Dans les deux cas, Honneth insiste sur le fait que ce « regarder à travers » doit se comprendre, de façon particulièrement active, comme un refus de voir qu’il nomme « forme active d’invisibilisation ». Le refus de voir est, précisément, ce par quoi se construit un mépris de race et de classe. « Nous avons le pouvoir, écrit Axel Honneth, de manifester notre mépris envers des personnes présentes en nous comportant envers elles comme si elles n’étaient pas réellement là, dans le même espace. » L’invisibilisation, dans le cas présent, ne saurait être rapportée à un moment d’inattention. Elle implique, au contraire, une répétition obsessionnelle de l’acte de ne pas vouloir voir. Honneth indique que « “regarder à travers quelqu’un” a un aspect performatif », qui implique que seule la répétition de l’acte de ne pas voir soustrait le sujet au monde ambiant et lui retire ses qualités sociales d’être-là[7].
L’invisibilisation vaut alors comme une interpellation paradoxale car, en refusant de voir quelqu’un par le fait de voir à travers lui, ce quelqu’un est précisément interpellé comme ne devant surtout pas être vu, comme ne devant apparaître sous aucun prétexte. En étant ainsi invisibilisé, un individu est perçu comme ne pouvant pas être ce sujet social, national, racial, admissible. L’invisibilisation vaut alors comme une interpellation limite qui transforme l’individu non vu en sujet négatif, ce genre de sujet constitué sur la forme de la négation du sujet, c’est-à-dire un sujet qui n’arrive jamais à être totalement un sujet et qui reste, pour ainsi dire, à l’état d’individu sans consistance.
Tel est le cas de l’extrême pauvre. En refusant de le voir et de le prendre en considération, il est assigné durablement à l’invisibilité et ses prérogatives de sujet social qui compte, qui réclame, qui raconte ce qui lui arrive disparaissent. Là prend sens une archéologie de son effacement.
Dans ce cas, ne peut-on soutenir qu’être exclu des procédures hégémoniques des interpellations, c’est précisément être contraint de se vivre en deçà de la forme-sujet ? Des individus qui ne sont même pas appréhendés comme des sujets, et donc qui ne sont mêmes pas reconnus comme des vies alors qu’ils sont pleinement vivants. Judith Butler a formulé une telle analyse dans Frames of war et elle l’a amplifiée dans La Force de la non-violence. De la même façon qu’elle explique que « le champ de l’humain est constitué d’exclusions fondamentales, hanté par les figures que sa définition ne prend pas en compte »[8], de la même manière le champ du sujet est constitué d’exclusions fondamentales qui le hantent.
Ruptures de citoyenneté
Dans une telle perspective de l’invisibilité, l’inaudibilité est également à son comble. Comment entendre celui qu’on ne voit pas ? Comment donner crédit à la vie que l’on refuse de reconnaître, et même d’appréhender comme vie qui compte ? La rupture de la citoyenneté est à ce point totale que l’on peut se demander comment il est encore possible, sur le plan politique, de contrer ces violences sociales à l’œuvre dans le défaut actif de perception des vies les plus pauvres ou les plus subalternes.
Si la visibilité des uns et leur audibilité se paient au prix fort de l’invisibilité et de l’inaudibilité des autres, alors il est absolument certain que l’exercice de la citoyenneté active implique une confirmation sociale des sujets dont la visibilité et l’audibilité apparaissent comme des prérequis normaux et allant de soi. Mais il est alors tout aussi certain que l’invisibilité et l’inaudibilité des plus « démunis » risquent de constituer une citoyenneté précaire dont on peut se demander en quoi elle peut encore jouer un rôle politique actif de contestation des formes hégémoniques de la citoyenneté.
Si cette analyse s’avère pertinente, la question n’est plus seulement de savoir ce que signifie lutter pour la citoyenneté pour des individus et des groupes dont la citoyenneté a été niée en raison de leurs conditions économiques, mais aussi du fait qu’ils ont été retirés des conditions minimales de visibilité. Il faut d’abord se demander quelles luttes réelles prennent le nom de luttes citoyennes, qui ont précisément pour objet la rupture de citoyenneté. Le présupposé démocratique de la citoyenneté, selon lequel il y a une égale participation de toutes les vies à la cité, est précisément rompu dans l’épreuve de la pauvreté. Quel peut alors être le domaine des insurrections politiques dans ce cadre ?
Le philosophe français Étienne Balibar, dans un entretien de 2020 (« Les Lieux de la politique. Citoyenneté, démocratie, périphérie »), a souligné une relation importante entre l’invention démocratique et l’intervention démocratique. « Ce qui est le moteur de l’invention démocratique, ce ne sont pas, ou en tout cas pas seulement, des innovations de pensée philosophique ou des travaux de juriste, mais des mouvements collectifs, que j’ai appelé insurrections pour marquer le fait qu’il faut toujours d’une façon ou d’une autre qu’elles soient en excédent et même en rupture avec le droit existant et la constitution établie. » La question posée est celle de la possibilité des alliances. À quelles conditions des collectifs précaires de sans-papiers, des mouvements féministes, des coalitions de rassemblements de précaires, des mouvements de chômeurs peuvent-ils contester les formes de la domination collective et sociale et revendiquer des altercitoyennetés ?
Par-delà l’idée de la démocratie vivante, existant au-delà des simples droits et de la vie politique instituée, se fait jour une analyse nécessairement située des précariats en ébullition, qui remet en question bien des catégories d’analyse du politique, à commencer par celle de citoyenneté. Je ne veux évidemment pas dire que la catégorie de citoyenneté est obsolète, mais j’affirme qu’elle ne peut être pensée sans les violences d’exclusion, sociale, politique, nationale, anthropologique, qui la constituent dans une rhétorique qui, précisément, ne parle plus à un ensemble de populations à la marge et leur fait, ainsi, violence.
Étienne Balibar va dans ce sens quand il explique, dans le même texte, qu’à côté des formes républicaines et internationalistes de la citoyenneté, il existe des citoyennetés hybrides qui redéfinissent partiellement ce qu’il faut entendre par citoyen : « Les situations actuelles nous obligent à penser fondamentalement des citoyennetés hybrides. » Ces citoyennetés hybrides ne sont plus référées à la qualité exclusive d’un sujet-citoyen assuré d’être déjà sujet et déjà citoyen, mais à des alliances suscitées par les situations.
Dans le cas des pauvres, ces citoyennetés actives ne sont le monopole ni des seuls pauvres ni des militants de soutien, mais bien de leur « réunion », ou alliance, et de leurs moyens d’action. Cette affirmation, qui repose la citoyenneté depuis les périphéries plutôt que depuis le centre, me semble prendre acte du fait que le concept de citoyen peut être rapproché, par la citoyenneté précaire, à la condition d’entendre par « citoyenneté précaire » une critique de la qualité sociale du sujet-citoyen assuré d’être sujet par le fait qu’il est confirmé dans son être-citoyen, précisément parce qu’il est confirmé dans toutes ses propriétés sociales.
En ce sens, la référence à la citoyenneté précaire nous oblige à aller au-delà de la seule citoyenneté formelle des régimes parlementaires. Elle nous fait voir le monde depuis les sujets qui, précisément, ne sont pas considérés comme des sujets ni des citoyens du fait qu’ils sont invisibles ou, ce qui revient au même, appréhendés comme des êtres de la périphérie, des êtres sans capacité de parole (au sens de Jacques Rancière dans La Mésentente), des inaudibles.
Rendre audible, rendre visible
Le lien à la parole est ici fondamental pour envisager de telles alliances car il implique un ensemble de revendications. Mais il faut, pour cela, revenir sur le sens même de la citoyenneté en lien avec la prise de parole.
Comme le souligne Balibar : « Il y a dans la problématique de la citoyenneté quelque chose qui varie, qui s’élargit, mais qui conserve une sorte de noyau. Notamment le fait qu’Aristote ait utilisé comme synonymes l’expression “disposer de la parole”, “le droit à la parole”, et l’expression “être un animal politique”, c’est-à-dire être un membre de la cité. Nous voilà reconduit au problème fondamental de la citoyenneté précaire et des renouvellements critiques de la citoyenneté qu’elle induit. Par citoyenneté précaire il faut alors entendre une citoyenneté passée justement sous silence en ce que les structures sociales hégémoniques refusent de prêter l’oreille à ce que disent les précaires. Nous voilà, d’une part, reconduit au circuit qui va de l’inaudibilité à l’invisibilité, mais également, d’autre part, aux possibilités critiques que la prise de parole précaire induit quant à la reformulation de l’idée même de citoyenneté. »
Ce n’est pas un hasard si l’invisibilisation est pensée comme un processus de « mort sociale » par le théoricien de l’École de Francfort Axel Honneth, le contraire, pour lui, de « l’approbation sociale » ou de la « légitimité sociale »[9] que requiert la pleine participation des sujets sociaux à la cité.
Encore, cette invisibilisation doit elle-même être réinscrite dans un processus social plus vaste qui interprète le refus d’entendre comme une condition même de cette invisibilisation ou comme un effet de cette invisibilisation. Car le refus de voir se déchaîne le plus souvent en refus d’entendre, mais il se peut, aussi, qu’il soit précédé par le refus d’entendre. Ne pas voir quelqu’un est, en général, le meilleur moyen de ne pas l’entendre, mais on peut se demander, aussi, à rebours, si ne pas entendre quelqu’un n’est pas le meilleur moyen pour ne pas le voir.
Si j’ai moi-même essayé, dans L’Invisibilité sociale, de contrer le primat ontologique de la vision sur l’audition, pour souligner en quoi l’inaudibilité sociale engendre l’invisibilité sociale et expliquer que le visage, au sens de Levinas, ne saurait précéder et garantir la venue de la voix, il faut, me semble-t-il, prêter également attention à toutes les relations qui, de l’invisibilisation au refus d’entendre, du refus d’entendre à l’invisiblisation, circulent dans tous les sens pour retirer aux sujets leur qualité de sujets et ne plus les percevoir. Les mauvais sujets des périphéries, singulièrement les plus pauvres, sont alors ces sujets qui ne sont jamais confirmés comme tels par le fait qu’ils et elles ne sont plus perçus.
Ne pas devenir sujet, être un individu en attente d’une qualification de sujet sans cesse hypothéquée par la disqualification de mauvais sujet, c’est précisément être exposé à ces interpellations limites que sont l’invisibilisation et le refus d’entendre, dans la mesure où, à travers ces processus sociaux comme effets de la domination, ce sont encore des manières négatives de s’adresser à quelqu’un qui sont naturalisées dans le corps percevant. Les actes de ne pas voir, de ne pas entendre, pris séparément ou conjointement, sont encore des manières négatives de s’adresser à quelqu’un en refusant de s’adresser à lui. En refusant de le voir, de l’entendre, un sujet social, un groupe social assigne un individu à une place d’invisibilité et d’inaudibilité dont il ou elle ne peut pas sortir.
Il faut bien comprendre que les perceptions sociales qui reposent sur l’incorporation des schémas les plus normalisateurs de la grandeur sociale des êtres ne se contentent pas de faire surgir des êtres dans un espace en les retenant comme des êtres visibles et audibles. Elles entretiennent les capitaux sociaux de la visibilité et de l’audibilité. Le visuel et l’auditif, au lieu d’être déterminés comme les limites naturelles du visible et de l’audible, doivent être, de ce fait, pensés comme des capitaux susceptibles de divers investissements sociaux en lesquels se construisent les grandeurs sociales qui innervent les visions et les auditions. Être un sujet social implique que l’on est détenteur d’un capital de visibilité et d’audibilité, d’une propension particulière à apparaître et à se faire entendre dont les conditions de donation révèlent l’extrême amplitude des inégalités sociales.
L’historienne Arlette Farge a mis en évidence, dans son livre Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, l’extrême disproportion sonore entre le corps du roi, l’individu-sujet par excellence, et le corps de ses sujets. Complétant, sur ce point, l’analyse fondatrice de l’ouvrage de Kantorowicz Les Deux Corps du roi (1957), elle oppose l’autorité de la voix royale au murmure et au grondement de la plèbe sans cesse réprimés par l’instauration d’une « police de la voix ». Elle cite, en particulier, les Fragments sur l’origine et l’usage des remontrances (1720) du chancelier d’Aguesseau, qui affirme que « les rois exercent par leur voix une domination absolue qui réside dans leur personne et dont ils ne rendent compte qu’à Dieu seul ». Par contraste, les voix des sujets doivent être dépourvues de la moindre autorité et sans cesse neutralisées. « Tout ce qui concerne le blasphème, atteinte au roi ou à Dieu, la colère trop vive, les propos des possédés, les mots dits par les étrangers, sont mis sous surveillance expresse. »
La scène auditive du partage du sensible entre la voix royale autorisée et les voix des sujets qui ne peuvent pas faire de vague fonctionne comme un cas d’école du partage entre l’accréditation des individus-sujets par leur capacité sociale à être entendus et le discrédit qui s’exerce sur les sujets dont les voix ne sont retenues par aucune structure auditive et qui, de ce fait, perdent leur qualité sociale de sujets pour ne plus valoir que comme individus (ou mauvais sujets). C’est dire qu’il s’exerce en permanence un filtrage social des paroles autorisées et des paroles qui ne doivent pas être entendues.
Il est clair que si l’accréditation sociale des sujets implique des structures auditives pour prendre en considération les propos et, ainsi, être en mesure d’appréhender la personne parlante et la reconnaître comme personne qui compte, en retour le discrédit social d’une existence s’impose toujours par le refus d’accueillir sa parole et par l’expulsion de sa voix hors des voix qui comptent. Être fragilisé socialement, c’est, précisément, se découvrir sans voix, non parce que sa voix est devenue muette, mais parce qu’elle bute sur le refus des structures auditives hégémoniques de la prendre en considération.
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Dans ces conditions, il s’avère urgent de constituer une archive des vies pauvres qui réfute les partages entre les vies dignes d’être narrées et les vies sans narration, mais aussi, et sans doute plus radicalement encore, de construire des structures auditives alternatives aux circuits de l’accréditation néolibérale des sujets par lesquelles une parole critique portée par les plus pauvres se fait entendre. Non pas tant comme témoignage « des vies inégales », mais bien davantage comme production d’une expertise depuis une parole qui prend le risque de parler, qui s’essaie à ce que Foucault appelait, dans ses derniers cours au Collège de France, le franc-parler, offrant un ensemble de ressources critiques pour refaire citoyenneté depuis les périphéries, à partir d’un diagnostic des conditions économiques, politiques, épistémologiques, anthropologiques par lesquelles s’accomplit le partage entre les vies.
En effaçant les conditions de visibilité et d’audibilité des plus pauvres, notre société a construit un portrait-robot du pauvre comme sujet assisté qui a contribué encore davantage à le déposséder de lui-même en refusant de comprendre que son drame propre est d’être au plus loin de l’assistanat, un travailleur sans travail formel, réduit à l’athlétisme du travail informel pour survivre. Si la pauvreté est un sport de combat, combattre la pauvreté implique, dans un premier temps, de reconnaître que le pauvre est lui-même, à tous les instants de sa vie, engagé dans un combat contre la pauvreté.
Combattre la pauvreté en tant qu’elle est un sport de combat implique, dans un deuxième temps, de reconnaître les solidarités éprouvées des plus pauvres dans le combat contre la pauvreté. Les activités de survie sont des activités solidaires, elles-mêmes souvent rendues invisibles. La vie pauvre n’est pas une pauvre vie car elle déplie un art de vivre la pauvreté qui est un art de tenir dans la pauvreté à plusieurs. La solidarité des éprouvés peut alors constituer, sous certaines conditions, une infrapolitique subalterne, pour reprendre l’analyse de l’anthropologue James Scott, permettant aux exclus de tenir dans l’exclusion, mais aussi, le cas échéant, de s’opposer à elle en construisant les prémisses d’un texte public de la résistance.
À titre d’exemple, et pour boucler la boucle, dans le quartier de San Martín, à Buenos Aires, les cartoneros des bidonvilles José León Suárez sont parvenus à s’organiser pour créer, dans le quartier de San Martín, une crèche nocturne tenue, en partie grâce à l’appui de la mairie, par les mères, qui ont bénéficié d’une formation d’aide maternelle pour pouvoir occuper cette fonction d’assistante maternelle et collaborer avec les puéricultrices et même bénéficier d’une aide financière de l’État.
Je vous remercie.