Numérique

Mais que font encore les internautes sur Facebook ?

Sociologue

Facebook a eu vingt ans l’an dernier. La plateforme est devenue poussiéreuse, loin des usages novateurs de TikTok ou d’Instagram. Y subsiste pourtant une majorité d’internautes discrets pour lesquels la plateforme demeure une précieuse ressource de sociabilité locale et de communication sur les activités d’un territoire, notamment rural.

Les réseaux sociaux numériques sont des dispositifs politiques qui produisent du vacarme médiatique. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle lubie d’Elon Musk ou de Mark Zuckerberg ne défraie la chronique, pour annoncer par exemple la fin de la vérification des faits sur Facebook aux États-Unis, ou que le réseau X décide de dédommager Donald Trump pour avoir gelé son compte (Twitter, à l’époque) en 2021.

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Les sommes en jeu sont souvent astronomiques et la dimension politique est toujours centrale, avec des enjeux d’ingérence étrangère et de désinformation. Si le scandale de Cambridge Analytica avait forcé le président de Facebook à s’excuser devant le Parlement européen et le Congrès américain en 2018 (confirmant ainsi que les réseaux sociaux pouvaient avoir comme effet de transformer l’opinion publique), cet acte de contrition semblerait bien difficile à obtenir aujourd’hui. La déstabilisation du politique par les réseaux défraie la chronique entre tweets de soutien au parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) par Elon Musk et annulation de l’élection présidentielle roumaine par sa Cour constitutionnelle pour cause d’usage détourné de TikTok en faveur du candidat prorusse Călin Georgescu. Les industries du numérique ont définitivement maille à partir avec le politique, ou bien serait-ce peut-être l’inverse…

Mais à côté du vacarme que font ces plateformes et leurs propriétaires, il est des utilisateurs qui continuent cahin-caha de naviguer sur les réseaux sociaux de manière quotidienne et à bas bruit. Médiamétrie estime d’ailleurs que Facebook est le réseau social le plus visité chaque mois en France en 2023, avec une moyenne de 48,012 millions de visiteurs uniques mensuels. Bien que ce réseau soit de moins en moins observé et utilisé par les jeunes qui lui préfèrent Snapchat et TikTok, il continue d’attirer les plus âgés qui l’utilisent encore régulièrement. Le contenu qu’ils diffusent est plus rare. S’il mime quelques fois les codes des influenceurs, ce contenu est visible principalement pour le réseau de contacts de ces internautes, c’est-à-dire un petit nombre de personnes. Leurs pratiques sont donc peu visibles, bien qu’ils représentent une grande part des usagers et des usagères de la plateforme. Alors que Facebook est de plus en plus délaissé par les analystes, la plateforme reste un dispositif d’ancrage local pour les adultes ruraux qui y trouvent des informations sur leur cercle d’interconnaissance et sur le territoire sur lequel ils sont enracinés. Cet article propose de décrire ces usages discrets mais persistants auxquels sont attachés les internautes ruraux.

La démocratisation des réseaux sociaux a pris du temps, et les personnes qui ne possèdent qu’un compte Facebook ou Instagram ne sont pas rares. À côté des usages des influenceurs ou des politiques qui sont très médiatisés et très observés par les chercheurs en sciences sociales se situent donc des pratiques plus discrètes, de consultation et de publications très ponctuelles ou éphémères qui constituent les pratiques d’une majorité relativement discrète. Puisque certains appellent à sortir des réseaux sociaux américains et chinois pour créer des réseaux sociaux souverains, il est nécessaire de comprendre l’importance prise par ces réseaux dans le quotidien et les pratiques numériques ordinaires des individus. Cela permettrait d’imaginer un espace équivalent, où l’expression n’est pas centrale mais où les informations sur le local et sur les gens du coin servent tout particulièrement à nourrir les sociabilités des individus. Cet article propose d’observer les pratiques numériques d’adultes rencontrés dans un département rural français, loin des pratiques les plus visibles et les plus commentées.

Les utilisateurs s’expriment moins qu’avant

Le Web et le Web 2.0 ont été imaginés comme des espaces d’expression où chacun peut avoir accès à l’espace public et diffuser ses pensées, ses goûts, ses voyages, ses questionnements… Or, le constat est clair : plusieurs décennies plus tard, les utilisateurs de Facebook s’expriment moins qu’avant, et l’utopie originelle des pionniers hippies de l’internet – celle d’un partage horizontal de l’espace public – ne s’est finalement pas matérialisée sur les réseaux sociaux. Les internautes préfèrent consulter les réseaux pour lire des informations, trouver des blagues, passer le temps, mais sont devenus frileux quant au fait d’y « publier leur vie ». Ce qui était courant lors de la démocratisation de Facebook dès 2008 est désormais plus rare. En ce sens, Facebook est visiblement devenu un média social[1]: l’algorithme de recommandation pousse des publicités et les individus consultent du contenu qui n’est pas toujours celui publié par leur cercle d’interconnaissance. La partie réseau social où les internautes retrouvent les personnes qu’ils ont choisies et qu’ils connaissent est réduite à une portion congrue par les algorithmes de recommandation qui favorisent le contenu publicitaire et médiatique.

Le fait de ne plus voir ses proches publier à propos de leur quotidien sur le réseau a des conséquences directes sur les pratiques des internautes, qui par mimétisme ne voient plus l’intérêt de se dévoiler eux-mêmes si les autres ne le font pas également. Alors que la plateforme était décrite comme un « journal intime », un « album photo » par les internautes qui y naviguaient au début des années 2010, l’écriture de soi est désormais dévalorisée. Ceux qui dévoilent leurs sentiments ou leur vie quotidienne sont perçus comme décalés, ne sachant pas se servir « correctement » des réseaux. On préfère désormais envoyer ces mêmes photos dans des conversations de groupe sur les messageries instantanées plutôt que de les publier sur son profil public. Les archives des comptes sont parfois supprimées par les internautes qui craignent qu’elles viennent entacher leur réputation au travail, voire qu’elles entravent leurs futures relations amoureuses. Les contenus éphémères sont les seuls à être encore assez largement publiés : mieux vaut ne pas laisser de traces trop pérennes à propos de ses sorties, de ses vacances et de ses états d’âme.

Un support aux commérages dans les territoires ruraux

Les sociologues observent les commérages à travers leur fonction sociale. Ils permettent aux individus faisant partie d’une même communauté de positionner un comportement en fonction d’une norme sociale, en validant ou en dévalorisant les pratiques qui en font l’objet. Étudier les pratiques numériques dans un territoire rural délimité permet de suivre la circulation des contenus dans les discussions des habitants et d’observer la place que prennent les photographies publiées sur Facebook dans les interactions du quotidien.

Bien qu’ils produisent relativement peu de contenu, les adultes ruraux publient quelques fois à propos d’évènements collectifs spécifiques : des vacances, des fêtes familiales telles que des mariages, des anniversaires ou des naissances. Les réseaux sociaux ont d’ailleurs fait naître de nouveaux rituels de communication autour de la grossesse et des premiers jours des enfants. Nombreuses sont les annonces de grossesse qui circulent grâce à des photographies méticuleusement préparées et répondant aux codes en vigueur sur les réseaux sociaux. La première publication annonce la grossesse grâce à une échographie ou des objets de puériculture, avant qu’une fête de « gender reveal » ne soit organisée pour les proches – et pour fournir de belles photographies à destination des comptes Instagram et Facebook consultés par des personnes plus éloignées. Dernière étape de la séquence : une série de clichés professionnels montrant la future mère, le ventre arrondi et parfois nu, souvent postée dans le dernier mois de la grossesse accompagnée d’un message symbolisant l’attente et l’amour qu’elle porte déjà à son enfant à naître.

À priori, ces contenus de plus en plus standardisés pourraient ne signifier rien d’autre que l’annonce d’un bonheur que les futurs parents souhaitent partager avec leurs proches. Néanmoins, en analysant ces publications dans leur contexte (c’est-à dire publiés par des jeunes en milieu rural où l’interconnaissance est forte) le rôle que prennent ces contenus est tout autre. Ces annonces de grossesse et de naissance sont principalement publiées par les jeunes femmes – leurs conjoints ne voient visiblement pas l’intérêt à s’approprier ces nouveaux rituels de communication liés à la sphère domestique et privée – par mimétisme de leurs ainées, mais également pour nourrir les commérages à leur propos. Elles se déclarent fières de devenir mères et souhaitent partager le fait qu’elles ont « avancé dans la vie » auprès d’un large réseau de sociabilité.

Le poids de ces publications dans la réputation des femmes rurales se mesure fréquemment lorsque celles-ci se mettent à discuter entre amies des publications des autres. Les personnes qu’elles ont perdues de vue depuis leurs années de scolarité sont nombreuses, mais la possibilité d’avoir accès au contenu qu’elles publient encore des années plus tard permet d’alimenter les commérages. Unetelle s’est mariée, une autre a eu un bébé toute seule, une troisième s’est séparée de son conjoint puisqu’elle apparaît désormais avec un autre homme sur ses publications… Publier à propos de sa grossesse ou de son mariage comme le font les autres est une manière de montrer son adhésion à des normes traditionnelles qui valorisent l’engagement dans la sphère domestique des femmes. Cela permet également d’offrir aux commérages ce qui est considéré comme une fierté, « montrer qu’on avance » dans la vie et qu’on est respectable. Discuter de la mise en scène de ces mêmes évènements par les autres permet de positionner les comportements en fonction de ce qui est socialement acceptable.

Le rôle de support aux commérages est un premier aspect important de ce qui se joue à bas bruit sur les réseaux sociaux des gens ordinaires. Alors que « raconter sa vie » (entendre ici sa vie quotidienne et surtout ses émotions négatives) n’est pas considéré comme convenable, montrer son adhésion à certaines normes et notamment aux normes familiales traditionnelles est un gage de respectabilité. Les jeunes femmes ne se privent pas d’utiliser les réseaux sociaux pour se mettre en avant auprès de leurs cercles de sociabilité périphériques. À l’inverse, cette survalorisation du couple et de la maternité peut avoir des conséquences négatives sur les jeunes femmes qui sont incitées à toujours en faire – et en montrer – plus pour continuer à passer pour une bonne épouse ou une bonne mère. Alors que les conséquences des réseaux sociaux sur la réputation des jeunes sont largement documentées, il ne faut pas oublier le poids que les contenus publiés par les adultes peuvent également avoir sur leur respectabilité locale, et donc sur leur quotidien.

Une fenêtre ouverte sur le coin

Par-delà les pages personnelles et les rares évènements familiaux qui peuvent y être encore publiés, force est de constater que Facebook attire toujours. La raison donnée par des internautes ruraux est la suivante : les informations qui y circulent permettent de se tenir au courant aisément de ce qui se passe sur le territoire. La fonction « Groupes » attire toujours et réunit les individus en fonction de leurs passions (pour le vélo, la moto, la couture, etc.), mais aussi en fonction de leur position géographique. Alors que la presse quotidienne régionale n’est plus vraiment dans toutes les boîtes aux lettres, les réseaux sociaux – et tout particulièrement Facebook – permettent aux individus de trouver des informations sur ce qui se passe autour d’eux, sur les prochains festivals, les routes barrées par des travaux, des animations du coin.

Naviguer quelques instants sur Facebook témoigne immédiatement du dynamisme des campagnes. Clubs de tricot caritatifs, évènements de passionnés de voiture, troc de boutures de plantes d’intérieur, groupe de photographies, vente de galette de l’association des parents d’élèves, activités communales pour les personnes âgées : Facebook est un véritable support pour communiquer autour des activités locales. Comme sur Wikipédia, des passionnés de l’histoire locale peuvent se retrouver sur des groupes qui discutent et co-construisent un récit à propos du château du village, de la forme particulière d’une route ou sur des anecdotes récoltées à propos d’évènements qui se sont déroulés pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais contrairement aux contributeurs de Wikipédia qui, pour pouvoir écrire sur l’encyclopédie en ligne doivent avoir connaissance de son fonctionnement et s’en sentir légitimes, tout le monde peut participer dans ces groupes dès lors que l’utilisateur a passé quelques minutes sur Facebook. La fonction « commenter » est visible et permet à toutes et tous de s’exprimer – non sans controverse entre les internautes, évidemment !

À côté de ces groupes qui exaltent l’histoire et les paysages locaux se trouvent les incontournables groupes d’entraide localisés qui mettent en lien les habitants d’un même territoire qui ne se connaissent pas toujours. Échange de biens, vigilance entre voisins à propos de camionnettes qui rôdent autour d’un lotissement, alerte aux radars mobiles, rodomontades des bricoleurs, demande de conseils de la part de jeunes mères qui souhaitent faire des activités avec leurs enfants, clefs trouvées sur le parking de la gare, appel à témoins après un vol de vélo… Ces groupes ne nécessitent pas une forte interconnaissance : être présent sur le territoire suffit pour s’exprimer et partager ses connaissances, ses besoins ou ses services. La pérennité de ces groupes s’inscrit dans leur caractère localisé.

Enfin, à côté de ces espaces collectifs numériques se situent les pages des commerçants locaux et celles des collectivités territoriales. Sur ces pages, la communication tend à être plus institutionnelle, puisqu’un écart de parole pourrait avoir des conséquences sur l’image d’une commune ou d’une boutique. Il est alors intéressant de discuter avec les maires de petits villages qui expliquent fuir les photographies des préfets et députés encartés, de peur d’être « affichés sur Facebook » avec un élu d’un bord spécifique. Mais ces pages diffusent encore une fois les informations qui ne circulent plus autant grâce aux médias traditionnels. Sont annoncés les vœux du maire, la fête du village, les réductions proposées par un magasin, les offres d’emploi à l’auberge ou dans les vignes d’un habitant de la commune. Les évènements organisés par de petites associations ou par la médiathèque du village n’ont pas d’autre canal pour circuler, Facebook étant accessible pour les employé∙es et les bénévoles sans devoir apprendre à modifier un site internet et à savoir gérer de liste de diffusion. Regarder par la fenêtre que les pages et les groupes locaux ouvrent sur les activités du coin est enthousiasmant : nos campagnes sont vivantes, et elles le font savoir haut et fort à qui sait le regarder !

Imaginer un nouveau réseau

Ainsi, loin des manipulations de l’opinion politique lors d’élections nationales, les internautes ordinaires trouvent leur compte sur les réseaux sociaux à travers le lien qui les relie à leur territoire et aux personnes qu’elles y retrouvent. Les exemples cités dans cet article sont riches et particulièrement pertinents pour les campagnes, mais peuvent aussi s’appliquer aux grandes villes à travers des groupes d’entraide de parents dans certains arrondissements ou quartiers parisiens, lyonnais, marseillais… Les nouveaux réseaux comme Mastodon ou Bluesky qui attirent les médias et les universitaires loin de X ont plus de mal à déloger les utilisateurs de Facebook. La place du territoire dans le contenu diffusé n’y est peut-être pas pour rien dans l’attachement à cette plateforme et à son contenu : se recréer un réseau d’information locale peut prendre du temps et de l’énergie, deux ressources que les internautes ne sont pas toujours prêts à utiliser lors de leur navigation sur les réseaux. Par ailleurs, l’antériorité de la plateforme a permis aux internautes de s’y inscrire progressivement, laissant aux personnes les moins technophiles et les plus éloignées d’internet le temps de s’y faire une place à bas bruit. Les volontés de promouvoir des plateformes européennes ou françaises à côté des plateformes de Meta doivent donc prendre en compte le rôle que Facebook joue désormais dans la vie locale française et permettre à ses utilisateurs de retrouver un espace similaire où ils pourront se reconnaître.


[1] Dominique Boullier, « Distribué et fédéral, le monde qui nous manque », AOC, 27 janvier 2025.

 

Laurianne Trably

Sociologue, Enseignante à l’IUT Paris Rives de Seine, chercheuse associée au CERLIS

Notes

[1] Dominique Boullier, « Distribué et fédéral, le monde qui nous manque », AOC, 27 janvier 2025.