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« Libéralisme autoritaire » : un terme-symptôme n’est pas un diagnostic

Philosophe

Peut-on parler de « libéralisme autoritaire » ou de « démocratie illibérale » pour qualifier un régime qui se donne pour mission de démanteler l’État de droit ? Pour désigner le trumpisme et ses avatars, le choix des mots est décisif : ils ne méritent ni le label de libéralisme, ni le label de démocratie, précisément parce qu’ils s’emploient à détruire leurs institutions.

Un imprévisible croisement des temporalités académiques et politiques a fait que Justine Lacroix et moi avons découvert en même temps, dans nos actualités du vendredi 14 février, l’article de Céline Jouin paru dans AOC, où elle expose ses objections à notre refus de la notion de « libéralisme autoritaire », et le discours tenu par J. D. Vance à Munich, pour annoncer que les USA se rangeaient du côté de la Russie, contre l’Europe, dans le conflit ukrainien, tout en exprimant la volonté que les pays membres de l’UE soient régis par des partis d’extrême droite, inféodés à la fois à Donald Trump, Elon Musk et Vladimir Poutine.

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Ce discours pourrait bien être le signe d’une rupture historique avec l’époque qu’on désignait par le terme fourre-tout de « néolibéralisme ». Arnaud Orain décrit le changement d’ère que nous vivons comme le passage d’un capitalisme libéral à un capitalisme de prédation impériale, d’accaparement et de rentes de monopoles gérées par des « compagnies-États », opérant comme des pouvoirs souverains et coloniaux, et non pas comme des concurrents sur un marché[1]. Non seulement les USA assument désormais leur abandon de la croyance au libre-échange, à l’encadrement du marché mondial par le droit international, ainsi que leur volonté de pratiquer des politiques mercantilistes et protectionnistes, mais ils n’hésitent plus à recourir explicitement au chantage et au racket, à soutenir le régime fasciste de Poutine contre les démocraties libérales, qui leur étaient alliées, et à remplacer le droit par la loi du plus fort.

Vance ne mentait pas lorsqu’il revendiquait son appartenance à une « droite post-libérale » ; avec une perversité digne de la « novlangue » orwellienne, au moment même où l’équipe de Trump venait d’imposer des censures massives aux agences fédérales états-uniennes et d’interdire l’accès d’Associated Press aux conférences de presse de la Maison blanche pour cause d’utilisation de l’expression « Golfe du Mexique », le discours de Va


[1] Arnaud Orain, Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2025. Il est remarquable qu’Arnaud Orain donne comme exemple historique du capitalisme des compagnies-États la célèbre « compagnie des Indes », dont les violences furent combattues avec acharnement, à la fin du XVIIIe siècle, par … Edmund Burke, figure tutélaire du néo-libéralisme hayékien.

[2] Rappelons ici que la forme nazie du fascisme n’était pas « étatiste » mais débordait les pouvoirs de l’État par des pouvoirs extra-étatiques issus du parti.

[3] Hayek avait bien vu que ces deux notions sont l’envers et l’endroit d’une même pièce (qui doit être tenue, contre Hayek, pour une fausse monnaie). La notion de « libéralisme autoritaire » s’expose aux mêmes difficultés que les notions de « démocratie totalitaire », de « démocratie illibérale » (qui sert paradoxalement à désigner des régimes qui attaquent les libertés démocratiques) ou de « populisme » au sens contemporain de ce mot (qui sert de manière tout aussi paradoxale à désigner des mouvements qui ne s’en remettent pas au peuple mais à un chef, et qui veulent diviser le peuple au nom d’une conception exclusive de celui-ci, le plus souvent en faisant de ses couches les plus vulnérables des boucs émissaires offerts en sacrifice aux couches qui voudraient se sentir du côté des gagnants).

[4] Voir J. Lacroix, « Un libéralisme autoritaire est-il possible ? », Critique, 2021/6, et Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, Paris, Éditions du Collège de France, 2024, p. 35-52 ; J.-Y. Pranchère, « Pour une liberté sociale et collective. Défendre le libéralisme sans s’y identifier », Esprit, 2021/5, et « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », La Revue Tocqueville, vol. XLV, n° 1, 2024.

[5] S. Audier, « Le néolibéralisme : un ‘libéralisme autoritaire’ néo-schmittien ? » in Guillaume Grégoire et Xavier Miny, The Idea of Economic Constitution in Europe, Genealogy and Overview, Nijhoff 20

Jean-Yves Pranchère

Philosophe, Docteur en philosophie associé au Centre de théorie Politique de l'Université Libre de Bruxelles

Notes

[1] Arnaud Orain, Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2025. Il est remarquable qu’Arnaud Orain donne comme exemple historique du capitalisme des compagnies-États la célèbre « compagnie des Indes », dont les violences furent combattues avec acharnement, à la fin du XVIIIe siècle, par … Edmund Burke, figure tutélaire du néo-libéralisme hayékien.

[2] Rappelons ici que la forme nazie du fascisme n’était pas « étatiste » mais débordait les pouvoirs de l’État par des pouvoirs extra-étatiques issus du parti.

[3] Hayek avait bien vu que ces deux notions sont l’envers et l’endroit d’une même pièce (qui doit être tenue, contre Hayek, pour une fausse monnaie). La notion de « libéralisme autoritaire » s’expose aux mêmes difficultés que les notions de « démocratie totalitaire », de « démocratie illibérale » (qui sert paradoxalement à désigner des régimes qui attaquent les libertés démocratiques) ou de « populisme » au sens contemporain de ce mot (qui sert de manière tout aussi paradoxale à désigner des mouvements qui ne s’en remettent pas au peuple mais à un chef, et qui veulent diviser le peuple au nom d’une conception exclusive de celui-ci, le plus souvent en faisant de ses couches les plus vulnérables des boucs émissaires offerts en sacrifice aux couches qui voudraient se sentir du côté des gagnants).

[4] Voir J. Lacroix, « Un libéralisme autoritaire est-il possible ? », Critique, 2021/6, et Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, Paris, Éditions du Collège de France, 2024, p. 35-52 ; J.-Y. Pranchère, « Pour une liberté sociale et collective. Défendre le libéralisme sans s’y identifier », Esprit, 2021/5, et « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », La Revue Tocqueville, vol. XLV, n° 1, 2024.

[5] S. Audier, « Le néolibéralisme : un ‘libéralisme autoritaire’ néo-schmittien ? » in Guillaume Grégoire et Xavier Miny, The Idea of Economic Constitution in Europe, Genealogy and Overview, Nijhoff 20