La propriété, vol ou rêve ?
Proudhon est bien pratique pour aborder la notion de propriété. Sa formule choc, « la propriété, c’est le vol », mériterait d’être re-contextualisée, mais la postérité l’a retenue comme un slogan à brandir pour lutter contre un autre concept frappant par sa violence, la prédation. Celui-ci signifie l’appropriation par quelques-uns, de ressources qui les enrichissent, quitte à en priver les autres. Il concernera dans cet article les lieux de vie, dont la possession devient parfois plus importante que l’usage.

Peut-on aujourd’hui en France – sans être immédiatement considéré comme une menace pour le système ou un dangereux collectiviste – critiquer voire remettre en cause la propriété immobilière ? A-t-on le droit d’interroger un système qui, si l’on en croit les sondages qui se succèdent, décennie après décennie, répond au souhait de 80% des ménages, prêts à de lourds sacrifices pour « se sentir chez eux », « se constituer un patrimoine », « s’assurer une retraite moins coûteuse », « prévoir un héritage » et autres arguments tous légitimes et de bon sens souvent avancés pour justifier de cette aspiration ? Dans un environnement de plus en plus incertain, la propriété a cela de rassurant qu’elle répond à quelques questions très concrètes et semble apporter une protection physique, sociale et financière à ceux qui accèdent à ce graal. Question suivante, cette vision n’est-elle pas dépassée, remise en cause par des conditions nouvelles liées à des phénomènes internes et externes à la question du logement et pour certains inexorables?
Derrière chaque logement, un propriétaire
Parler de logement, c’est toujours parler de propriété, car mis à part les biens sans maître, qui le restent de moins en moins longtemps, la moindre parcelle de terrain ou n’importe quel bâtiment appartient à quelqu’un, personne physique ou morale, famille, fond d’investissement, collectivité ou État. Comprendre le statut ou la nature de ces propriétaires permet de remonter, en la disséquant, toute la chaîne du logement en analysant par qui et pour qui il est construit, pourquoi à tel endroit, comment il est financé, géré, et finalement, pour quelles raisons ce bien essentiel est souvent traité comme une marchandise censée obéir aux lois de l’offre et de la demande. S’interroger sur les blocages de ce système permettrait aussi de savoir s’ils sont la manifestation d’une évolution ou annoncent une révolution obligée.
Ces questions sont encore peu abordées dans le débat public, tant l’encouragement à l’accession à la propriété semble avoir été, et toujours, la principale boussole des politiques du logement. Parmi les rares slogans des campagnes présidentielles récentes, évoquant le sujet de l’habitat, certains se rappelleront peut-être d’« Une France de propriétaires » du candidat Nicolas Sarkozy en 2007. Tout récemment, la mesure de relance envisagée par un gouvernement en manque cruel d’idées et de fonds publics est encore une aide à l’accession, soit la généralisation du prêt à taux zéro [1]. Les arguments en faveur de la propriété « occupante » sont anciens. Ce statut est vu au XIXe siècle comme un facteur de stabilité politique et sociale, un moyen de responsabiliser les ménages et de les pousser à se constituer une épargne de sécurité et un patrimoine. En caricaturant à peine, et comme il ressort de certains discours, le propriétaire ayant ses propres intérêts à défendre se préoccupera moins de ceux des autres et oubliera, peut-être, l’idée de faire la révolution. Une incitation à peine déguisée à l’individualisme aux dépens de l’action collective.
Le premier plan massif en ce sens date de 1953, baptisé Courant, du nom de Pierre Courant, alors ministre de la Reconstruction. Il favorise la promotion privée et l’accession à la propriété grâce à un nouveau système de primes et de prêts distribués par le Crédit Foncier de France, complétés par des prêts du 1% logement (devenu Action Logement) et des prêts aux fonctionnaires. Le gouvernement se soucie alors essentiellement « d’offrir aux travailleurs et aux personnes peu fortunées le moyen clair et pratique d’accéder à la propriété d’une maison simple, pourvue d’un confort suffisant et répondant aux besoins familiaux en même temps qu’aux possibilités financières des intéressés »[2]. Les conditions économiques sont en réalité plus importantes que les considérations sociales : l’accession présente une nette supériorité sur les constructions locatives car, pour un même montant de crédits publics, le nombre de logements sera supérieur en raison de l’apport privé des ménages.
Durant la seconde moitié du XXe siècle, l’État poursuit cette politique, en facilitant l’accès des particuliers au crédit. Les prêts d’accession à la propriété (PAP) ont pour effet dans les années 70 et 80 de booster la construction de maisons individuelles, principal objet de convoitise des ménages dont beaucoup passent grâce à eux du statut de locataire du logement social à celui de propriétaire d’un pavillon. À partir de 1984 sont mis en place des dispositifs fiscaux qui ouvrent la possibilité de devenir propriétaire-bailleur d’un logement mis en location en réalisant une économie d’impôts. Ce système, qui a changé de formule et de nom à une dizaine d’occasions, porte à chaque fois celui d’un ou d’une ministre, la dernière en date étant Sylvia Pinel [3]. Il a pris fin en 2024 sans remplaçant pour l’instant.
Le prêt à taux zéro a remplacé les PAP en 1995 : il permet, sous certaines conditions de ressources et en fonction du bien acheté, d’augmenter sa capacité d’endettement par un prêt sans intérêt accordé par les banques et compensé par l’État, dont le remboursement est, en plus, différé. Les politiques d’encouragement à la propriété se sont développées via un arsenal de soutiens publics prenant la forme d’aides directes, de prêts bonifiés, de taux de TVA diminués, d’incitations fiscales, au total, une vingtaine de dispositifs, aux effets plus ou moins inflationnistes et spéculatifs [4], qui forment un maquis abondant mais ni toujours lisible, ni forcément efficace. Il n’est pas non plus accessible de la même manière à ceux qui disposent de la connaissance suffisante pour empiler les aides ou ajouter un prêt à un autre et ceux, généralement des ménages plus modestes, qui n’ont accès ni à cette information, ni au crédit.
Ces mesures expliquent, aujourd’hui, en partie, le pourcentage de propriétaires que l’on pense toujours élevé mais qui correspond à la moyenne européenne. Il atteint 60%, soit moins qu’en Espagne, mais plus qu’en Allemagne, si l’on compte les ménages qui possèdent leur résidence principale, une ou plusieurs résidences secondaires et un ou plusieurs biens à louer. Parmi les propriétaires occupants, plus de 37% ont fini de payer leur crédit et grandement allégé leur budget logement. En hausse constante entre 1985 et 2015, le nombre de ménages possédant un bien immobilier a augmenté régulièrement. Il s’est stabilisé depuis mais la sociologie des propriétaires évolue : ils sont plus âgés que les locataires, plus riches, habitent des logements plus grands et plus de maisons, dans des zones plus rurales.
Malgré les aides, la crise est profonde et sans doute structurelle
Toutes ces aides confirment-elles l’idée que l’État a toujours encouragé la propriété ? Oui et non. D’un côté, les dispositifs se suivent et se ressemblent. Chaque plan de relance les remplace ou les renforce, la récente et apparemment définitive suppression du dispositif Pinel d’investissement locatif faisant exception, pour l’instant, due à un coût trop élevé pour les finances publiques. De l’autre, l’État et les collectivités soutiennent aussi le logement locatif et notamment social. Les aides à la personnes, principales dépenses de la politique du logement, quelque 16 milliards d’euros par an, sont versées à 6,5 millions de locataires. La construction de chaque logement social bénéficie d’un soutien public et plutôt local (qui diminue) d’environ 30.000 euros.
Et contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre, en Allemagne ou aux Pays-Bas, la politique de vente des logements sociaux ne rencontre pas le succès espéré par l’État qui l’encourage, et n’a pas pour résultat d’assécher ce parc public.
Le secteur du logement s’est progressivement organisé pour répondre à cette envie de propriété spontanée ou suggérée : le démarrage de la vie adulte se fait comme locataire, dans le logement social ou dans le parc privé, considérés comme des étapes ou des tremplins vers une première acquisition lorsque la situation professionnelle évolue ou que la famille s’agrandit. La vie immobilière se poursuit, nourrie des plus-values de revente et des augmentations salariales qui permettent d’acheter plus grand, voire une résidence secondaire, voire d’investir dans un bien à mettre en location qui rapportera un pécule…
Ainsi se déroulait le parcours résidentiel de très nombreux ménages jusqu’à la sortie du « tunnel de Friggit »[5], soit le début de la dé-corrélation entre les revenus et les prix immobiliers. Alors que leurs niveaux respectifs évoluaient de manière parallèle depuis des décennies, les deux courbes se séparent et s’éloignent à partir des années 2000 : celle des revenus reste stable tandis que celle des prix des logements s’envole. Cette transformation des marchés, suivie quelques années plus tard par la crise des subprimes [6] a été amortie en France par la sécurité liée au système bancaire de crédits à taux fixe et grâce aux plans de relance soutenus par l’État.
Par la suite, l’allongement des durées d’emprunts, dans le cadre d’une politique nationale, et la baisse des taux d’intérêt dépendante de l’économie mondiale ont permis une hausse artificielle du pouvoir d’achat immobilier des ménages. Alors que les prix atteignaient des niveaux de plus en plus élevés, l’accession à la propriété semblait encore possible et même opportune. La brutale et rapide remontée des taux d’intérêt à partir de 2022 a stoppé ce mouvement. Si des taux autour de 4% n’ont rien de rédhibitoire en situation normale, ils le deviennent lorsque l’immobilier est trop cher, ce qui était le cas. Ce brusque changement a rendu les ménages insolvables, gelé les achats de logements neufs, fait chuter le nombre de transactions dans le parc existant. Autre phénomène contemporain, l’assèchement du marché locatif par la fuite des biens vers le marché de la location saisonnière plus lucratif et moins contrôlé a contribué à bloquer la mobilité (déjà faible) dans le parc social, par ailleurs insuffisant pour répondre à une demande en hausse de 20% depuis la crise sanitaire. Le pays se retrouve dans une crise immobilière sans précédent.
La propriété menteuse ou dépassée?
Est-elle passagère ? Ou bien ces situations révèlent-elles la fin d’un système qui ajouterait au choc, une inadéquation structurelle liée à un changement de modèle économique bien plus profond ? Est-elle due à l’attrait pour la propriété, à cette appétence des ménages pour la possession d’une maison, voire de plusieurs ? Pas forcément, ou pas totalement. Mais sans défendre une idéologie pour ou contre la propriété, il semble légitime de s’interroger sur des conditions nouvelles, des situations contemporaines inédites, qui risquent de la rendre de plus en plus inaccessible. Dès lors, faut-il s’efforcer de la soutenir, à tout prix ? Mettre au point des montages fondés sur une ingénierie financière innovante pour le secteur mais qui a parfois failli, ou bien oser remettre en question un système qui a eu pour effet de transformer des aspirations individuelles légitimes en un comportement collectif aux effets spéculatifs ?
La propriété peut-elle encore tenir ses promesses dans un contexte de changement climatique qui vient heurter la première et la plus vitale des attentes, celle de l’abri ? Les récentes catastrophes naturelles comme le cyclone Chido qui a ravagé Mayotte, mais aussi, les incendies, les inondations, les gonflements des sols argileux, les glissements de terrains, les risques de submersion marine… sont désormais suffisamment fréquentes pour que l’on ne mette plus en doute les ravages que peut provoquer le réchauffement climatique. La pierre vole, s’imbibe ou se fendille, brûle ou s’écroule de plus en plus souvent. Quelle est la valeur d’une maison inondée quatre fois en quelques mois dans le Pas-de-Calais ? Qui voudra l’acheter, l’habiter ?
En cas de réalisation de risques connus (et des cartes désormais les documentent), l’État n’indemnisera pas les propriétaires, pas plus que les compagnies d’assurances qui révisent ou annulent leurs contrats comme à Breil-sur-Roya, une commune des Alpes-Maritimes victime d’une coulée de boue en 2020. Réagissant à l’injuste par l’absurde, et puisqu’il devient impossible de se préserver des catastrophes naturelles comme de lutter contre ou d’en réparer les dégâts, son maire a publié en janvier dernier, un arrêté, les interdisant… Le changement climatique peut détruire de la valeur. Les habitants de l’immeuble Signal à Soulac-sur-mer, détruit avant d’être submergé, au bout de 50 ans, en ont fait l’amère expérience [7].
Moins dramatique que sa disparition, la transformation des logements est aussi dictée par les changements de température déjà en cours et à venir, pour moins avoir froid l’hiver sans dilapider son argent en payant une énergie de plus en plus chère ; et ne pas suffoquer l’été. Les passoires ou les bouilloires thermiques représentent plusieurs millions de logements [8] aujourd’hui soumis à des travaux obligatoires lorsqu’ils sont mis en location. Si la rénovation du parc de logements est si difficile et lente, c’est qu’elle est fort coûteuse pour les particuliers, malgré les aides distribuées par l’Agence nationale de l’habitat (Anah) , mais aussi parce qu’elle dépend de millions de décisions individuelles : 80% des propriétaires le sont de maisons, les autres font partie de copropriétés dont les travaux sont décidés à des majorités difficiles à atteindre. Plus autonomes dans leur action, les bailleurs sociaux sont nettement plus avancés dans la lutte contre les mauvaises notes, E, F, G, des diagnostics de performance énergétique. Ces contraintes, et les travaux, qui visent à limiter les dépenses d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre pourraient, un jour, devenir obligatoires également pour les propriétaires occupants.
Autre écueil, les prix multipliés par 2,5 voire 3 depuis les années 2000 ont rendu la propriété de moins en moins accessible dans les endroits que l’on nomme désormais “tendus”, là où la demande est supérieure à l’offre. Elle risque de le devenir encore plus avec l’application du zéro artificialisation nette (ZAN), supposé ralentir puis interdire l’étalement urbain [9]. Qui peut encore devenir propriétaire ? Les ménages qui héritent, alors que les 25% les plus modestes ont peu accès à ce statut. Alors que le taux de propriétaires stagne en France depuis les années 2010, sa structure change . Il est désormais composé de 34,2% d’employés, 56,6% de professions intermédiaires, 65,3% de cadres et 66,1% d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise, illustrant une répartition très inégalitaire des patrimoines immobiliers. La part des ménages propriétaires à dominante cadre est ainsi passée de 35% à Paris à 43% après 2008, de 26 à 46% à Lyon[10]. Pour un taux d’effort d’un tiers de son revenu, un ménage au niveau de vie médian de son territoire peut par exemple acheter 77 m2 à Clermont Ferrand, 44 m2 à Montpellier mais seulement 26 à Aix en Provence[11].
À l’autre bout du marché, dans les territoires dits « détendus », les prix ont plutôt tendance à s’effondrer faute de demande. C’est là que des propriétaires laissent parfois leur bien inoccupé et sans entretien, accélérant la spirale de la dévalorisation. Le pays est ainsi séparé entre des territoires où l’on ne peut plus acheter faute de moyens et des territoires où l’on ne peut plus vendre faute d’habitants. Inaccessible ou aliénante, la propriété n’est pas forcément la meilleure solution pour loger les ménages.
L’évolution des modes de vie fait aussi réfléchir à l’engagement à moyen ou long terme que représente l’achat d’un bien pour y vivre et s’ancrer quelque part. Le nombre de divorces estimé à 120 000 par an (pour 220 000 mariages) touche presqu’un ménage sur deux, après 5 à 15 ans de vie commune, souvent lors de la 6ème année. Le relogement toujours difficile lors d’une séparation, l’est encore davantage lorsqu’il faut couper en deux un titre de propriété, vendre ou récupérer un bien. De même, les familles monoparentales d’une à trois personnes, comme les familles recomposées à géométrie variable selon les semaines auront de plus en plus besoin de logements adaptés et peut-être de pouvoir en changer souvent.
Il faudrait ajouter à ces données extérieures au système de production du logement la nécessaire refonte de la politique du logement, aujourd’hui tâtonnante, peu lisible et sans résultat. Impossible de dire aujourd’hui combien de logements il faudrait construire, rénover et où, les experts se disputent sur le sujet [12] ; un statut du bailleur privé verra-t-il le jour, regroupant et remplaçant un archipel de niches fiscales empilées sans que leur efficacité soit jamais évaluée ? Ceux qui le défendent réclament qu’on considère les propriétaires d’un logement mis en location comme des acteurs économiques, et traités à ce titre, notamment fiscalement, comme des entreprises productives. Des compétences supplémentaires devraient-elles être confiées aux collectivités plus proches du terrain ? Quel est l’avenir du logement social défendu ?
Inventer ou piocher ailleurs
Décrire ces risques qui pèsent sur tout le système serait déjà un premier pas. Mais ce constat n’apporte aucune réponse. Que faire de cette propriété inadaptée aux temps nouveaux ou comment s’en passer lorsque tout tangue et que l’avenir de la protection sociale n’est pas plus rassurant ? Le manque de logements est bien réel. Et pour en proposer sur le marché locatif, (en l’absence d’un secteur social suffisant pour satisfaire la demande), il faut bien des propriétaires-bailleurs pour l’instant refroidis par les taux d’intérêt, la fiscalité, et les dépenses de travaux obligatoires. Difficile de croire au retour des investisseurs institutionnels pour lesquels la rentabilité long terme du secteur est d’autant moins assurée que les risques climatiques et de marché ne sont pas tous connus.
Il faut donc inventer autre chose, ou commencer par aller puiser chez nos voisins des exemples d’organisations différentes mais qui ont fait leur preuve. Leur flexibilité comme leur caractère communautaire et solidaire les mettent à l’abri de certaines des menaces décrites plus haut.
S’il fallait quitter la propriété, alors le système est tout trouvé : le logement social qui accueille aujourd’hui 17% des locataires, 10 millions de personnes dans quelque 5 millions de logements a prouvé son efficacité, son rôle contracyclique, sa capacité d’innovation et son utilité sociale. Compte tenu des plafonds de revenu nécessaires pour y être éligible, 70% des ménages pourraient y habiter, si le nombre d’appartements et de maisons était suffisant. Malmené et menacé depuis 2017, il a vu ses ressources rabotées et ses moyens d’action entravés. Et la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) qui impose un pourcentage de logements sociaux dans toutes les villes qui en manquent est régulièrement menacée. Même s’il paraît très optimiste d’envisager un retour en arrière, le secteur a le mérite d’exister. S’il est attaqué, il est aussi défendu par une puissante fédération, l’Union Sociale pour l’Habitat. La relance pourrait passer par la production massive de logements sociaux.
Depuis 2018, un outil nouveau en France mais inspiré de systèmes américain et belge propose une nouvelle forme d’accession : le bail réel solidaire (BRS) permet d’acheter son logement « démembré », c’est-à-dire d’acquérir des droits réels sur les murs, tout en payant une redevance pour l’occupation du sol, dont la propriété reste aux mains d’un organisme foncier solidaire (OFS) à but non lucratif. Retirer la charge d’acquisition du terrain de celle du logement ne fait pas baisser le coût global de l’habitat, car il rajoute un intermédiaire à la chaîne. Mais la présence de ce porteur de foncier fait baisser la dépense des accédants de 20 à 30%. En contrepartie, ces derniers acceptent de revendre leur logement, lorsqu’ils le souhaitent et sans limite de temps, à des ménages aux revenus plafonnés, comme eux à leur entrée dans les lieux, et sans compter sur une plus-value [13]. Le BRS a ceci de « solidaire » qu’il sort durablement le logement du marché spéculatif et garantit que l’aide initiale servira à plusieurs ménages et pas à un seul, à la différence des prêts d’accession sociale qui ne subventionnent qu’un seul accédant, le premier.
Là où certains critiquent le BRS comme une location à vie, du fait de la redevance, d’autres valorisent une propriété « augmentée » qui contient les avantages (mise à l’abri, possibilité de léguer son bien, possibilité de capitaliser une épargne) sans ses inconvénients (perte de valeur, boulet lorsque la revente est impossible ; ici le rachat est garanti par l’OFS). Ce dispositif qui commence à susciter l’intérêt de nombreuses familles pourrait devenir un outil de politique publique, utilisable pour construire des logements neufs, rénover des immeubles anciens, développer le viager, sauver des copropriétés dégradées… et une troisième voie entre le marché locatif et la propriété classique.
Autre système bien connu et assez répandu chez nos voisins suisses, autrichiens et allemands, les coopératives d’habitants sont des communautés dans lesquelles les habitants sont copropriétaires d’une société possédant un ou plusieurs immeubles et locataires de l’appartement qu’ils habitent. Les parts acquisitives servent à financer l’apport initial, débloquer un prêt, construire un immeuble. Les loyers versés pour assurer le fonctionnement de l’immeuble peuvent même baisser lorsque l’emprunt est remboursé. Chaque habitant dispose d’une voix dans la gouvernance de l’ensemble, quelle que soit la surface qu’il occupe ou combien d’argent il a investi. Cette communauté de destins se traduit souvent par une conception architecturale fondée sur le partage, des ressources, des espaces, des modes de vie, plus que sur la rentabilité du moindre mètre carré. En cas de déménagement, le coopérateur récupère sa mise, pas plus.
La France a interdit les coopératives dans les années 70, suite à plusieurs scandales financiers [14]. Elles ont refait une timide apparition grâce à la loi pour un accès au logement et à un urbanisme rénové (loi ALUR) en 2014, mais rencontrent les plus grandes difficultés à se développer. Sans l’adossement à un bailleur social qui rassure les banques, les prêts et les garanties financières sont difficiles à obtenir pour des particuliers. De plus, le secret du logement moins cher reposant sur des prêts à très long terme, ces montage gagneraient beaucoup à un accès facilité à des emprunts de 60 à 80 ans octroyés par la Banque des Territoires et réservés au logement social ou aux structures porteuses des BRS.
Vol ou rêve ? La meilleure manière de trancher entre cette menace et cette chimère, semble être de décaler la question pour penser d’abord à l’usage du logement et moins à sa possession. Cela revient à remettre en question un système fondé sur des habitudes très anciennes et une culture sans doute héritée de l’attachement à une terre d’autant plus difficile à partager qu’elle est fertile.
La plupart des économistes, même libéraux, font pourtant la même analyse : le développement de la propriété immobilière encouragée par les politiques publiques de nombreux pays occidentaux a accompagné triomphalement et facilement les Trente Glorieuses. La propriété a creusé les inégalités patrimoniales, générationnelles, genrées et territoriales. Ce simple constat devrait nous alarmer sur l’avenir et nous pousser à remettre en question, culturellement et juridiquement, ce totem. S’il est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le texte dit bien que nul ne peut être privé de ce droit si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige. S’il provoque des déséquilibres au point de menacer la cohésion des territoires et le contrat social, pourquoi devrait-on accepter qu’il soit toujours considéré comme un objectif vertueux et intouchable ? Il est sans doute temps, via la réflexion, les innovations juridiques et l’action politique, d’oser autre chose.