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L’impossible possibilité de la fédération européenne : hier, aujourd’hui, demain (2/2)

Philosophe

Dans un monde qui voit se réaffirmer les impérialismes et la « forme nation », peut-on exister en se constituant en puissance militaire aux apparences de fédération inoffensive ? C’est à cette question que l’Union Européenne doit répondre, alors même qu’elle traverse une crise identitaire inédite, qui met durablement en péril son unité politique et ses principes démocratiques. Second volet de cet article issu d’une conférence donnée à l’Institut d’Études Européennes de l’Université Libre de Bruxelles le 8 mai 2025.

J’en arrive alors, bien tard et de ce fait bien incomplètement, à la question de la fédération, c’est-à-dire aux usages et aux alternatives que recouvre ce terme pour nous aujourd’hui. Je prendrai pour point de départ une proposition récemment formulée par le célèbre historien britannique Timothy Garton Ash (europhile convaincu) qui, comme plusieurs d’entre nous sans doute, m’a à la fois frappé et laissé perplexe.

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Soulevant un problème incontournable, elle en propose en même temps une solution qui semble plutôt reproduire la difficulté. Décrivant en juillet 2023 dans Le Grand Continent la renaissance du projet impérial russe et son extension possible à des régions entières de l’Europe orientale, tout en admettant sans détour que cette renaissance était pour une part la réponse à ce qu’il appelait « l’élargissement de l’Occident géopolitique » après l’effondrement de l’URSS, dont faisaient partie les expansions simultanées ou décalées de l’Union européenne et de l’OTAN, il expliquait que l’Union européenne ne pourrait s’en défendre qu’en acquérant elle-même une dimension impériale, c’est-à-dire armée ou militarisée, et centralisée au point de vue de sa capacité de décision, bien que « sans hégémonie » entre ses nations ou nationalités constituantes (comme c’était le cas dans les empires traditionnels) ni restriction autoritariste de sa démocratie interne. D’où la référence à cet « empire libéral » qu’auraient incarné historiquement les États-Unis d’Amérique, et le recours à des formules oxymoriques comme « empire post-impérial » ou « empire anti-impérial ». En somme dans le monde des empires (et des impérialismes), ne peuvent subsister que des empires, mais il faudrait que l’Europe en incarne la version la plus inoffensive.

Ce paradoxe ne m’a pas paru tenable, mais je me suis souvenu alors d’un remarquable développement de Raymond Aron, datant maintenant d’il y a plus de 60 ans, dans la section finale de son livre de 1962,  Paix et guerre entre les nations,


[1] Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations (1962), Huitième édition avec une présentation inédite de l’auteur, Calmann-Lévy, 1984. Olivier Beaud s’y réfère dans sa Théorie de la fédération, Presses universitaires de France, collection Léviathan,  2007 (p. 68 sv.).

[2] J’avais esquissé une théorie de cette « forme » dans mes contributions au livre écrit avec Immanuel Wallerstein : Race, nation, classe. Les identités ambiguës, nouvelle édition augmentée, Editions La Découverte, 2018.

[3] Alan S. Milward : The European Rescue of the Nation-State, Routledge 1992. Une utilisation significative de l’argument de Milward dans un sens anti-fédéraliste figure dans le livre de Perry Anderson, The New Old World, Verso 2009.

[4] Etienne Balibar : Les Frontières de la démocratie, La Découverte 1992 ; La Proposition de l’égaliberté, Presses Universitaires de France 2010. Une discussion approfondie du rapport conflictuel que l’Etat national-social entretient avec le processus de la mondialisation néo-libérale, se référant généreusement à mes formulations et les élargissant considérablement, figure dans l’ouvrage d’Edouard Delruelle : Philosophie de l’Etat social. Civilité et dissensus au XXIe siècle, Editions Kimé 2020.

[5] Ceci vaut autant à l’Ouest qu’à l’Est de la division des blocs, bien que selon des modalités tout à fait différentes dont il faudrait discuter en détail. Le démantèlement des structures de sécurité sociale héritées du « socialisme réel » dans le moment même où celles du « modèle européen » social-démocrate étaient remises en question à l’Ouest, est une des causes fondamentales de la montée du « populisme », notamment en Allemagne.

[6] Dans une correspondance suivant mon exposé, Justine Lacroix m’objecte ceci : « Vous avez incriminé la Commission Delors pour avoir fait primer le marché unique sur la construction d’une Europe sociale puis la monnaie unique sur la politique économique. Mais, Delors n’avait pas de majorité au Conseil pour faire l’Europe soc

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations (1962), Huitième édition avec une présentation inédite de l’auteur, Calmann-Lévy, 1984. Olivier Beaud s’y réfère dans sa Théorie de la fédération, Presses universitaires de France, collection Léviathan,  2007 (p. 68 sv.).

[2] J’avais esquissé une théorie de cette « forme » dans mes contributions au livre écrit avec Immanuel Wallerstein : Race, nation, classe. Les identités ambiguës, nouvelle édition augmentée, Editions La Découverte, 2018.

[3] Alan S. Milward : The European Rescue of the Nation-State, Routledge 1992. Une utilisation significative de l’argument de Milward dans un sens anti-fédéraliste figure dans le livre de Perry Anderson, The New Old World, Verso 2009.

[4] Etienne Balibar : Les Frontières de la démocratie, La Découverte 1992 ; La Proposition de l’égaliberté, Presses Universitaires de France 2010. Une discussion approfondie du rapport conflictuel que l’Etat national-social entretient avec le processus de la mondialisation néo-libérale, se référant généreusement à mes formulations et les élargissant considérablement, figure dans l’ouvrage d’Edouard Delruelle : Philosophie de l’Etat social. Civilité et dissensus au XXIe siècle, Editions Kimé 2020.

[5] Ceci vaut autant à l’Ouest qu’à l’Est de la division des blocs, bien que selon des modalités tout à fait différentes dont il faudrait discuter en détail. Le démantèlement des structures de sécurité sociale héritées du « socialisme réel » dans le moment même où celles du « modèle européen » social-démocrate étaient remises en question à l’Ouest, est une des causes fondamentales de la montée du « populisme », notamment en Allemagne.

[6] Dans une correspondance suivant mon exposé, Justine Lacroix m’objecte ceci : « Vous avez incriminé la Commission Delors pour avoir fait primer le marché unique sur la construction d’une Europe sociale puis la monnaie unique sur la politique économique. Mais, Delors n’avait pas de majorité au Conseil pour faire l’Europe soc