Numérique

L’aveuglante obscurité des algorithmes – sur la post-vérité

économiste

Nous pensions que la post-vérité qualifiait une ère marquée par quelques tentatives de leaders complotistes d’imposer certaines relectures du réel. Peut-être faut-il revoir ce concept et considérer derrière la post-vérité le nouveau régime de vérité dans lequel les outils numériques menacent de nous faire entrer. Dans ce régime, conforter son opinion est plus important que chercher la vérité, la tolérance à l’indétermination ou au doute baisse radicalement, et l’empathie est de plus en plus fragile.

La post-vérité a fait couler beaucoup de pixels. Mais on s’est généralement fourvoyé sur la portée et la généralité du phénomène en lui donnant une définition trompeuse et peu opératoire, dixit le dictionnaire d’Oxford, qui oppose les faits aux opinions et aux émotions.

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Par conséquent, on a tendu à réduire l’évolution en cours des mentalités à la désinformation et au complotisme, ce nébuleux objet d’effroi. Or, à l’issue d’un travail pluridisciplinaire de trois ans, qui s’est parachevé par la publication d’un livre, L’Ère de la post-vérité, il me semble que la mutation qui se déroule sous nos yeux est bien plus profonde, complexe et menaçante.

Besoin de sens, valorisation de soi et vérité

En première approximation, on peut parler de souveraineté de l’image. Cela signifie que les algorithmes donnent à voir, non le monde tel qu’il est, mais tel qu’on se le représente. Ils exacerbent la logique des médias traditionnels, celle de l’exposition sélective, par la connaissance intime de l’utilisateur qu’a développé l’intelligence artificielle à partir des traces numériques qu’il a laissées. Or, qui peut supporter l’idée de la faillibilité de ses croyances et réflexions ? Qui peut regarder la vérité en face ? Internet et les réseaux sociaux offrent en priorité de nous débarrasser de la réalité ; pour maximiser « l’engagement », c’est-à-dire l’interaction avec le contenu proposé, les algorithmes sont biaisés en faveur de ce qui 1) nous conforte dans nos croyances, 2) suscite en nous des émotions incontrôlables (peur, indignation, colère, notamment). Mais, et c’est là la complexité, ils offrent aussi de quoi étancher notre soif de connaissances. Il n’empêche. Il s’agit d’un biais généralisé qui, s’il n’affecte pas chaque suggestion, altère statistiquement l’ensemble. Lorsque nous raisonnons sur une masse de contenus et d’individus, l’influence est manifeste.

Affinons et proposons la définition suivante. La post-vérité désigne une période où, pour des proportions cons


[1] Voir aussi Manfred Spitzer, Les Ravages des écrans, L’Échappée, 2019.

[2] Voir aussi : Philipp-Muller, Aviva, Spike Lee, Richard Petty, “Why are people antiscience, and what can we do about it ?”, PNAS, 119, 30, 2022 ; Sebastian Dieguez, Nicolas Gauvrit, Pascal Wagner-Egger, “Nothing happens by accident, or does it ? A low prior for randomness does not explain belief in conspiracy theories”, Psychological Science, p. 1-9, 2015.

Michaël Lainé

économiste, Maître de conférences en économie à l'université Paris-8

Notes

[1] Voir aussi Manfred Spitzer, Les Ravages des écrans, L’Échappée, 2019.

[2] Voir aussi : Philipp-Muller, Aviva, Spike Lee, Richard Petty, “Why are people antiscience, and what can we do about it ?”, PNAS, 119, 30, 2022 ; Sebastian Dieguez, Nicolas Gauvrit, Pascal Wagner-Egger, “Nothing happens by accident, or does it ? A low prior for randomness does not explain belief in conspiracy theories”, Psychological Science, p. 1-9, 2015.