Politique

Le coup de force invisible d’Emmanuel Macron

Journaliste

Un président sans majorité qui persiste à régner, des institutions réduites au décor, des journalistes fascinés par le roman du pouvoir : c’est peut-être ainsi que s’écrit, en direct, la fin de la Ve République. Le véritable événement n’est plus la crise elle-même, mais l’incapacité collective à la voir — et à la nommer. Le scandale est bien là, il ne fait simplement pas scandale.

Que se passe-t-il exactement dans ce pays ? À quelle réalité politique sommes-nous confrontés depuis plus d’un an ? Ce que nous traversons, et qui s’est aggravé au fil des mois, s’accélérant ces derniers jours, n’est pas seulement une crise institutionnelle inédite, mais une profonde crise d’interprétation : les différents acteurs sociaux — politiques, médiatiques, intellectuels — semblent en effet incapables de s’accorder sur une définition de la situation[1].

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Depuis la dissolution surprise de l’Assemblée nationale en juin 2024, nous avançons sans mot partagé pour décrire la situation politique dans laquelle nous sommes pris. Ce vide interprétatif explique sans doute pourquoi, quatorze mois plus tard, le coup de force institutionnel d’Emmanuel Macron se poursuit sans qu’il soit désigné comme tel. Car il s’agit bien d’un coup de force, au sens politique du terme : un usage dévoyé mais juridiquement légal des prérogatives présidentielles pour contourner la logique parlementaire. La France vit sous un régime suspendu entre légalité et illégitimité, et l’absence de mots pour dire cette tension la rend d’autant plus durable.

Le coup de force institutionnel

Ne se contentant pas de s’appuyer sur des faits mais les articulant logiquement les uns aux autres, deux constitutionnalistes parmi les plus affutés et respectés, Denis Baranger et Olivier Beaud, ont très récemment analysé et proposé de caractériser la situation politique actuelle. Publiée en ligne seulement et clairement titrée « Emmanuel Macron ne peut plus et ne doit plus se comporter comme l’homme fort du régime », leur tribune dresse le constat précis d’un dérèglement majeur : depuis la dissolution de 2024, le président de la République s’obstine à gouverner sans majorité parlementaire, en nommant successivement Michel Barnier, François Bayrou puis Sébastien Lecornu (et de nouveau Sébastien Lecornu, doit-on ajouter depuis la parution de leur texte), tous incapables d’obtenir ou de maintenir la confiance


[1] Au sens d’Erving Goffman et, avant lui, de William I. Thomas, l’inventeur de ce concept. Cf. William Isaac Thomas The unadjusted girl, Montclair (NJ), Patterson Smith, [1923], 1969.

[2] Pour une version encore plus ridicule, on peut lire ce qu’un commentateur de l’un de mes posts LinkedIn sur le sujet a obtenu en demandant à GPT de réécrire le début de cet article du Monde à la manière de Maurice Druon : « En ce matin d’automne, le chef de l’État, tel un prince sans cour, erra dans la capitale qu’il prétend gouverner. Les pavés de Paris résonnaient sous ses pas mesurés, tandis qu’autour de lui la ville, indifférente et lasse, continuait son commerce et son bruit.
Ses pas le portèrent jusqu’à ce lieu où, jadis, s’embrasa la chair et l’orgueil d’un ordre puissant : le square de l’île de la Cité. Là, en 1314, Jacques de Molay, dernier grand maître du Temple, jeta son cri d’imprécation vers le ciel, maudissant Philippe le Bel et sa lignée, comme si les trônes pouvaient un jour se défaire sous le poids de leurs propres injustices.
Le président leva à peine les yeux vers la plaque de bronze qui en garde le souvenir. Le téléphone qu’il tenait contre son oreille semblait, pour lui, plus impérieux que la voix des siècles. Ainsi passent les héritiers des rois : distraits, pressés, entourés de silence et de fantômes. »

[3] Ce titre déjà… Une fonction probablement inimaginable dans un pays qui n’est pas, à l’inverse de la France, obsédé par l’écriture en temps réel de ce fameux roman national, par les journalistes mais aussi les historiens.

Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Notes

[1] Au sens d’Erving Goffman et, avant lui, de William I. Thomas, l’inventeur de ce concept. Cf. William Isaac Thomas The unadjusted girl, Montclair (NJ), Patterson Smith, [1923], 1969.

[2] Pour une version encore plus ridicule, on peut lire ce qu’un commentateur de l’un de mes posts LinkedIn sur le sujet a obtenu en demandant à GPT de réécrire le début de cet article du Monde à la manière de Maurice Druon : « En ce matin d’automne, le chef de l’État, tel un prince sans cour, erra dans la capitale qu’il prétend gouverner. Les pavés de Paris résonnaient sous ses pas mesurés, tandis qu’autour de lui la ville, indifférente et lasse, continuait son commerce et son bruit.
Ses pas le portèrent jusqu’à ce lieu où, jadis, s’embrasa la chair et l’orgueil d’un ordre puissant : le square de l’île de la Cité. Là, en 1314, Jacques de Molay, dernier grand maître du Temple, jeta son cri d’imprécation vers le ciel, maudissant Philippe le Bel et sa lignée, comme si les trônes pouvaient un jour se défaire sous le poids de leurs propres injustices.
Le président leva à peine les yeux vers la plaque de bronze qui en garde le souvenir. Le téléphone qu’il tenait contre son oreille semblait, pour lui, plus impérieux que la voix des siècles. Ainsi passent les héritiers des rois : distraits, pressés, entourés de silence et de fantômes. »

[3] Ce titre déjà… Une fonction probablement inimaginable dans un pays qui n’est pas, à l’inverse de la France, obsédé par l’écriture en temps réel de ce fameux roman national, par les journalistes mais aussi les historiens.