Le déclin de l’empire masculin
Johnny était mort deux jours plus tôt. Le sept décembre dernier, dans la matinée, ma tante fut retrouvée morte à son domicile à Lunel. Il y a les grands titres, et il y a les faits divers. Pages désertées par la chouette de Minerve, dont personne, aucun Hegel égaré, ne peut s’infliger volontairement la lecture quotidienne : au lieu de la raison dans l’histoire, on ne trouve que crimes et drames, accidents, règlements de compte et autres épisodes scabreux. Pourtant, les jours qui suivirent, je consultais ce site toutes les heures : j’attendais quelque chose, une nouvelle et je m’accrochais à cette bouée. Les médias pouvaient seuls m’informer sur une affaire qui pourtant me touchait en plein cœur. Quelques jours plus tard, l’autopsie faite, le même journal confirma l’homicide. Mais depuis lors, la source s’est tarie. Six semaines plus tard, nous en sommes toujours là. Aucun d’entre nous ne sait comment notre parente est morte. Qui, comment, pourquoi, ou même à quelle heure, cela nous l’ignorons. Aucun d’entre nous n’a pu voir le corps. Ne parlons pas de lui donner une sépulture. Nous ne savons qu’une chose : il y a six semaines, une parente chérie est morte, assassinée. Depuis, plus rien, le silence. Deal with it.
C’est alors que sortit, dans les salles obscures, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, de Martin McDonagh. Frances McDormand n’incarne plus le personnage de policière qu’elle avait dans Fargo. Elle est de l’autre côté : du côté de ces citoyens lambda dont la vie est dévastée par un drame. Un sale matin, Mildred s’est levée mère d’une fille violée et assassinée. Le film nous prend sept mois après les faits. L’enquête est dans l’impasse. Il faut attendre : peut-être un jour, dans cinq ans, dans vingt ans, qui le sait ? une indiscrétion, un hasard, ou l’inflexible dieu ADN fera surgir le coupable dans les bases de données de la police. Mais pour l’heure, l’enquête est au point mort et Mildred Hayes devrait être raisonnable, elle devrait se faire une raison. Pourtant, ne l’entendant pas de cette oreille, elle décide de faire quelque chose. Louer trois panneaux publicitaires qui disent en substance : « Ma fille violée et assassinée ». « L’enquête patine ». « Mais que fait la police ? »
Très loin du peuple redneck et white trash de la verte bourgade d’Ebbing, Missouri, The Square de Ruben Östlund décrivait également un monde où l’individu devait se débrouiller seul, et les deux films s’éclairent mutuellement par contraste. Dans The Square, Christian, charismatique directeur du Musée d’Art Contemporain de Stockholm, s’étant fait bêtement tirer son portable, ne songe à aucun moment à s’adresser à la police. Au volant de sa Tesla grand luxe, au son d’un groupe électro nommé Justice, il s’offre une virée en banlieue en guise de charge héroïque : seul, il règlera son affaire, simplement en glissant, sous toutes les portes de la cité HLM où il a géolocalisé son téléphone, un message sommant les voleurs de restituer l’appareil. Si Christian comme Mildred doivent, l’un et l’autre, faire sans la police, un monde pourtant sépare la perte d’un objet et celle d’une fille, cette broutille importune et l’assassinat d’une femme. D’abord, le héros suédois est un homme blanc, riche, hétérosexuel, qui ne doute de rien. Ainsi, tout puissant, il n’hésite guère : il se fera justice lui-même. Mais surtout, Christian (ce nom n’est pas innocent) accuse : son geste vise un monde d’anonymes coupables — les pauvres et les immigrés qui hantent des quartiers mal famés. Si bien que la soupçonneuse missive qu’il dépose, insultant donc l’ensemble des résidents d’un immeuble, n’a finalement guère à voir avec les panneaux publicitaires loués au prix fort par Mildred.
Là où The Square nous montre un héros viril dans la force de l’âge, au sommet de la puissance, de la richesse et de la notoriété, agissant sans limite dans un monde où il se considère partout chez lui, Three Billboards nous fait voir l’injustice subie par une femme vieillissante, sans argent et abandonnée de tous — à commencer par son mari. À son travail, on vient l’agresser ; chez elle, on ne cesse de venir la sermonner. Pour se défendre, elle n’a d’autre recours que de se mettre au ban de la (bonne) société ; ce pourquoi son personnage est nécessairement anarchiste et révolutionnaire.
Ces Trois panneaux sont tout le contraire d’un feel-good movie.
Pour montrer cela, le film ne fait pas dans la dentelle. La police locale est l’objet d’un portrait au vitriol. Elle symbolise l’entre-soi d’une fraternité mâle blanche hétérosexuelle. Ces hommes ne sont même pas corrompus ; ils sont surtout oisifs et suffisants, malfaisants parfois, quand ils s’occupent à torturer les gens de couleur et les pédés (ou supposés tels), dans une ambiance raciste et homophobe sans état d’âme. Ce monde-là est celui de l’ancienne masculinité : ces maîtres du monde toujours prêts à se faire plaindre et à geindre — whining like a bitch, dit Hayes à l’un d’entre eux — mais qui, tout de même, ont leur pudeur et s’enferment dans les toilettes pour qu’on ne les voie pas chialer. Ciblant ces mêmes MBHC (Mâles Blancs Hétérosexuels Chrétiens) dont The Square nous montrait la crise ou la chute, Three Billboards dépeint ce que leur empire sur le monde a d’inutile et de néfaste à la fois. Autant ne pas compter sur eux, autant leur mettre le feu, autant prendre le pouvoir.
Mais le film va plus loin. Qu’un policier noir arrive à la tête du commissariat local ne changera rien à l’affaire. Car rien ne peut plus racheter ces institutions. Tout y passe, successivement : après la Police, ce sera l’Église et l’Armée, également dépeintes comme repaires d’hommes dangereux, violeurs en puissance et en acte. Le salut viendra-t-il des marges ? Le film montre qu’il y a là des solidarités objectives, des soutiens à trouver. Mais la relation de Hayes avec James le « midget » du village (incarné par Peter Dinklage) montre que ces affinités ne sont porteuses, pourtant, d’aucun salut. Ces Trois panneaux sont tout le contraire d’un feel-good movie.
Face aux institutions décaties, la famille sera-t-elle un recours ? Sept mois que Hayes marine dans le remords des paroles malheureuses qu’elle a dites et le regret de ce qu’elle aurait pu faire si elle avait su. Si le père, parfait MBHC, mari violent et prédateur sexuel redoutable, est défaillant, la mère, obstinée, tendanciellement alcoolique et au franc-parler dévastateur, ne serait pas qualifiée non plus au concours de la parente idéale. Elle aussi porte sa part de faute et elle ne manque pas de la ressasser. Il ne faut pas oublier que les féminicides (meurtres dont les victimes sont des femmes) aux États-Unis, ne représentent environ qu’un quart des homicides, et que ces femmes assassinées le sont deux fois sur trois par leur mari ou par une connaissance intime. Autant dire que le mystère porté par la mort d’Angela Hayes ne trouve pas nécessairement sa réponse à l’extérieur du cercle familial. En vérité, nul ne le sait.
Ainsi, les trois panneaux loués par Mildred Hayes interpellent le chef de la police locale, un dénommé Willoughby, mais sans l’accuser. S’il est responsable de l’enquête, il n’est pas coupable. Ceux qui se taisent, couvrant le meurtrier de tout le poids de leur indifférence, voire de leur passivité, sont finalement entachés en retour (culpable), quand bien même ils ne seraient, aux yeux de la loi, coupables (guilty) de rien. Une culpabilité sans faute. Voici ce qu’on gagne à accepter l’ordre établi sans mot dire. Nul n’a jamais les mains propres — Hayes pas plus que les autres. La faute n’est pas que chez les autres : elle commence à la maison, dans les relations toxiques qui s’instaurent au sein même du home sweet home. À la police néfaste, répond donc la famille délétère. Et les deux se font la nique.
C’est peut-être ce que nous donnent à voir les « Trois panneaux ». Peu importe que la police fasse bien ou mal son travail, soit ou non compétente ou débordée. Il naît, chez les individus dont la vie est accidentée ou qui rencontrent quelque chose comme une injustice, un sentiment d’impuissance qui les pousse soudain à l’action. Ce n’est pas un désir de loi du talion ni même de « vengeance » comme le dit malencontreusement le titre français ; pas un désir de faire payer un coupable identifié ou un bouc-émissaire désigné ; pas l’expression d’une quelconque théorie du complot. Ce n’est même pas qu’on se prend pour un détective ou qu’on ait la haine des MBHC. Ce qui met Mildred Hayes en mouvement, c’est quelque chose comme une volonté de justice immanente : le sentiment que chaque personne concernée doit pouvoir transformer son impuissance en autre chose, contribuer activement, à sa modeste manière, à hâter la solution du mystère.
Nous éprouvons l’impératif absolu de ne pas rester sans rien faire ou sans rien dire. Et les panneaux sont aussi une manière de publier, de renvoyer à l’extériorité ce qu’on ne saurait garder pour soi, en soi. La famille a besoin d’excréter ce qui la ronge à l’extérieur d’elle-même, de le renvoyer à la face de la société coupable. Mais ces deux mondes ne sont que l’envers et l’endroit d’une même pièce : c’est pratiquement en bas de chez elle que la fille a été violée, assassinée, brûlée. Et personne n’a rien vu, rien su, rien entendu. Dans ces conditions, est-ce que cela peut avoir un sens, non pas de se faire justice soi-même (on n’est pas dans The Square), mais de faire un geste même si l’on ne sait pas trop ni quoi ni pourquoi ? Tenter un coup, sans rien en attendre.
Mis en cause par les panneaux, Willoughby tente de prendre Hayes à son propre jeu. Il pense, dit-il, jouer aux échecs. Pourtant, un jeu d’échecs exige deux joueurs, qui échangent, alternativement, coup contre coup. Or, dans cette partie, le chef de la police n’a aucun répondant. D’ailleurs, quiconque se souvient des Visiteurs du Soir, sait bien que les parties humaines souvent s’enlisent, et que seul le Diable en personne peut trouver le moyen de mettre l’adversaire échec et mat, en un coup fulgurant. Faute d’avoir Lucifer de leur côté, les protagonistes des Three Billboards, humains trop humains, usent et abusent de cocktails Molotov et autres bombes incendiaires. S’il ne s’agit pas d’échecs, alors que sont ces trois panneaux qui scandent le paysage ? Ils sont une protestation silencieuse. Adressée à qui ? Aux proches, aux assassins, aux notables, aux voisins, ou bien, qui sait ? peut-être à Dieu lui-même, muet et invisible comme il sied à son rôle.
Toute la leçon de Three Billboards tient-elle dans un rappel discret de La vie est belle, le vieux film de Capra ?
Ce n’est peut-être pas seulement comme officier de police, mais bien comme lieutenant de Dieu sur Terre, que Willoughby est pris à partie. Comme le Dieu de la Bible, il hante tout le film de paroles spectrales qu’il dispense à quelques élus. Par le biais de divers messagers dont chacune des apparitions est proprement miraculeuse (plusieurs fois, Mildred Hayes est littéralement sauvée par l’irruption d’un message de Willoughby), ses lettres énoncent à chacun ses quatre vérités. Comme Dieu, sa parole, ses écrits continuent d’irriguer l’histoire humaine longtemps après qu’il a lui-même décidé de se retirer de la partie. S’étant ménagé pour lui-même ce qu’il conçoit comme la sortie la plus honorable possible, amènera-t-il l’un de ses lieutenants sur la voie de la rédemption ? Le film ne dit pas si la voie qu’il lui suggère (renoncer au « H » de MBHC) suffira à son salut ; toujours est-il qu’elle porte ses fruits.
Tous les gestes en effet ne font pas l’histoire. Le film dépeint aussi nos gesticulations : comme une tortue grimpe laborieusement sur les genoux d’une vieille dame endormie, un bol de céréales vole à travers une pièce, un lapin en céramique portant l’inscription « Bienvenue à Ebbing » finit fracassé contre un mur, des extincteurs crachent leur mousse et une bouteille de Chardonnay peut conduire aussi bien à l’orgasme qu’au meurtre d’un ancien mari. Même une inscription lue sur un marque-page peut devenir une réflexion philosophique majeure ; à moins que ce ne soit l’inverse et que des propos de haute volée ne finissent dans la bouche d’une ingénue. Comme le nom d’Oscar Wilde se trouve soudain associé à une blague sur la bite du commissaire. C’est ainsi. Le monde est plein de signes, d’objets, de noms, de paroles : ce qu’ils deviendront, à quels usages ils se prêteront, conformes ou non à leur destination initiale, cela, nul ne peut le prédire a priori, et nul ne le saura à l’issue du film. Mais aucun geste n’est sans effet. Une larme même change le monde. Alors que produiront les panneaux ?
Comme dans la théorie des systèmes complexes, un battement d’aile de papillon produit une tempête. Alors, toute la leçon de Three Billboards tient-elle dans un rappel discret de La vie est belle, le vieux film de Capra ? Qui montrait comment les petites gens que nous sommes sont bien impuissantes, dans un monde dont elles ne tiennent pas les cordes et ne maîtrisent pas les règles, mais qu’il y a un sens peut-être à vouloir transformer sa douleur, son mutisme, sa révolte en quelque chose d’autre, en un geste. Bien sûr, cela fait toujours du bien d’aller voir un psy, de noyer son chagrin dans l’alcool ou de passer des heures avec ses proches et ses potes à essayer de comprendre. Mais rien ne vaut l’ivresse de publier à la face du monde une affaire qui vous ronge.
Le film de Martin McDonagh ne montre jamais que cela puisse réussir : il nous raconte seulement comment des individus, dans le cours agité de leur existence, tentent quelque chose. En affichant quelques formules énigmatiques sur trois grands panneaux, Hayes n’a plus besoin de parler : son geste à la fois oraculaire et blasphématoire, laconique et excessif, cristallise des situations inédites. Sera-t-elle entendue, et par qui ? Son geste ne lui causera-t-il pas plus de tort qu’il n’en réparera ? Les trois panneaux, conçus pour dénoncer le scandale d’un meurtre impuni, deviennent eux-mêmes l’objet scandaleux, entraînant leur lot de crimes et de délits. Derrière les entorses à la loi, plane toujours cette conviction intime qu’il existe des choses justes, et qu’on peut tout faire tant qu’on est assuré d’être dans son bon droit.
Commencé in medias res, Three Billboards se termine en points de suspension. To be continued.