Cinéma

C’est ainsi que les hommes vivent

Critique

Premier cycle de la toute récente Cinémathèque du documentaire, la rétrospective consacrée à Johan van der Keuken offre l’occasion de (re)faire face à l’œuvre toujours vivante de ce grand cinéaste néerlandais disparu en 2001.

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J’ai vu Vacances prolongées (2000) il y a une douzaine d’années et j’ai toujours voulu, depuis, le revoir, sans toutefois m’y résoudre. Johan Van der Keuken y filme ses dernières semaines ou, plus précisément, il montre ce que ses yeux ont vu alors qu’il se sait condamné par un cancer. Il meurt peu après avoir terminé le film. Je donnais à l’époque un cours sur le cinéma européen d’après-guerre. Il est probable que j’avais associé un extrait de Vacances… à d’autres fragments sur le filmage de la douleur et de la mort, comme ultime et impossible épreuve de vérité, dans des objets à mi-chemin entre fiction et documentaire : Nick’s Movie (1980) de Wenders sûrement, peut-être Journal intime (1993) de Nanni Moretti. J’ai dû évoquer le Temps des adieux (2006) de Mehdi Sahebi mais le dispositif m’avait semblé trop éprouvant pour en infliger le visionnage aux étudiants (je n’ai jamais revu ce film). Je ne me rappelle clairement que deux séquences de Vacances prolongées : celle où Van der Keuken demande à son médecin combien de temps il lui reste (j’avais l’impression de recevoir moi-même l’arrêt de mort) et une autre, vers la fin, qui est une méditation sur les pouvoirs du cinéma. Le documentariste y rejoue le mythe d’Orphée allant chercher Eurydice aux enfers : l’art est ce qui « relève » – comme on disait jadis en paraphrasant les traductions de Hegel – le réel. Car Eurydice est quand même plus intéressante ressuscitée que vivante, en quelque sorte, à condition de ne pas désirer la voir une fois qu’on l’a tirée de la mort. Une bonne définition du cinéma. Dans Vacances prolongées, c’est Orphée Van der Keuken qui meurt et le monde-Eurydice qui nous est rendu, en mieux, en éternel.

Je n’ai pas vu d’autres films de lui ensuite, sauf un extrait de Face Value (1991) qui m’a frappé parce que j’étais alors à Berlin et qu’on y voyait de jeunes Allemands de l’Est juste après la chute du Mur : on sent que ça ne va pas être terrible, cette réunification, disaient-ils en substance, déjà le gouvernement de l’Ouest renvoie les ouvrières chez elles, les femmes ne peuvent plus travailler. Et c’est ce que les gens autour de moi me racontaient quinze ans plus tard, au moment où je voyais cette séquence : leurs tantes et leurs mères en dépression après la fin du communisme, à cause du chômage. C’était comme une ventriloquie temporelle, les visages à l’écran de ces anonymes préservés dans leur jeunesse disaient ce dont j’étais le témoin.

A l’occasion de la rétrospective que propose la nouvelle « Cinémathèque du documentaire » (crée à l’initiative de la Scam et installée dans la Bpi du Centre Pompidou), je me suis mis à visionner les Van der Keuken que j’avais accumulés au fil des années sur mon disque dur ou ceux qu’on trouve en ligne. Ce n’est qu’une petite partie de l’œuvre : L’enfant aveugle (1964), Beppie (1965), Herman Slobbe/Blind Kind II (1966), Beauty (1970), les Palestiniens (1975), la Jungle plate (1978), I Love $ (1986), l’Œil au dessus du puits (1988), Face Value, Sarajevo film festival (1993), Lucebert, temps et adieux (1994), On animal locomotion (1994), Amsterdam global village (1996), Derniers mots – Ma sœur Joke (1998) et, bien sûr, Vacances prolongées. Si je devais résumer ce corpus, je dirais simplement : c’est ainsi que les hommes vivent. Dans l’irréconciliation et, cependant, l’amour de la vie. Si Van der Keuken est on ne peut plus sensible à la géopolitique des injustices (Amsterdam global village ne montre que des immigrés, quant aux Palestiniens ou à Sarajevo film festival, les titres parlent d’eux-mêmes), cela s’inscrit sans doute dans un schéma plus large : l’homme a des difficultés avec la vie (les figures d’handicapés qu’on trouve dans presque tous ses films), il s’en crée à lui-même (la Jungle plate, au thème écologiste), et il en cause aux autres. Mais, toujours, finalement, il s’adapte.

L’enfant aveugle

Comme beaucoup de spectateurs (je l’apprends en lisant la plaquette du Centre Pompidou), j’ai une relation temporelle spéciale au cinéma de Van der Keuken. Je ne m’ennuie jamais en regardant ses films mais il me semble qu’ils durent une éternité, même quand ils sont courts. Une autre chose, évidemment liée, est que je me demande en général dès le premier plan où est la caméra. C’est-à-dire, puisque le point de vue est ici toujours subjectif : où suis-je ? Ainsi dans une séquence de Face Value, sur un champ de course, où l’on est au plus près des visages (c’est le principe du film, comme son titre l’indique) sans que les personnes filmées ne s’aperçoivent de la présence du filmeur. Cela pourrait classiquement s’expliquer par l’usage d’un téléobjectif, mais l’image ne présente pas la distorsion et la profondeur de champ de ce type de focales. On dirait plutôt du 50 mm, comme si l’on était parmi eux, invisible. Et, de fait, je ne sais pas si Orphée était aperçu par les ombres quand il alla chercher Eurydice dans les limbes.

Un autre particularité, dont je vais suivre la piste, est que, quand on fait une pause dans le visionnage d’un film de Van der Keuken, sur son ordinateur, on ne tombe presque jamais sur une image inintéressante ou un visage distordu, contrairement à ce qui se passe dans le cinéma de fiction dramatisé, où l’interruption de la continuité produit souvent un tableau grotesque. On sait que la critique 2.0. fait beaucoup usage, sur les réseaux sociaux, de cette façon de regarder les films : par le détail, le photogramme, en continuant en quelque sorte l’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, qui tentait une cartographie de toutes les formes visuelles récurrentes imaginées par l’homme. Nous revoilà du côté de la constance et de l’éternité. Si les photogrammes semblent toujours pertinents chez Van der Keuken, c’est peut-être dû à son œil de photographe. On photographie souvent dans ses documentaires, on arrête le flux : il y a par exemple la petite fille qui, dans un centre pour migrants, pique une crise parce qu’on ne la prend pas en photo comme sa mère (Amsterdam global village). Elle ne sait pas qu’il s’agit de ficher les nouveaux arrivants adultes. Dans Derniers mots – Ma sœur Joke, le réalisateur dit à sa sœur, elle aussi en train de mourir du cancer : « mon idée est de capter quelque chose d’éternel dans ton visage. Regarde vers la caméra, je vais te faire une photo. Regarde un peu au dessus de l’objectif. Super. Ne bouge plus. »

Van der Keuken filme souvent immobile : lors des entretiens, les visages et les corps bougent peu, on entend souvent leur voix off sur leurs lèvres closes. Mais même lorsqu’il y a de l’agitation, celle-ci est en quelque sorte décomposée en instants juxtaposés (en mains et visages à la bourse de Hong-Kong dans I Love $, par exemple). Si ses personnages marchent, il les suit et les cadre constamment, si bien qu’ils restent toujours plus ou moins au milieu de l’écran. Même dans le programmatique On animal locomotion – où seuls des humains marchent – le mouvement n’est à la fin que celui de la caméra, qui panote telle une paire d’yeux sur un cou curieux (le même type de plan provoque le rire dans Face Value, avec un panotage hystérique sur les chaussures de la reine d’Angleterre).

Et, à observer de plus près les films, on finit par se persuader que les personnages de Van der Keuken, pris dans l’injonction du « ne bouge plus », ne cillent pas non plus, ou que du moins, comme celui qui les scrute, ils fixent obstinément quelque chose du regard. Ce détail est frappant chez Joke, sa sœur, dont les yeux, affligés d’un strabisme divergent, mangent tout le visage. Chez les aveugles de 1964 et 1966, évidemment, puisqu’on ne voit que leurs pupilles blanches ou estropiées : la société ne les définit que par la privation de la vue. Et aussi chez plusieurs animaux, que Van der Keuken filme au moment de la mort : les yeux effarés d’une vache à l’abattoir dans Face Value, ou d’une chèvre égorgée dans Lucebert, temps et adieux (difficile ici de ne pas songer à l’ouverture du Persona de Bergman). De ce lien du regard et de la cécité au sacrifice, on pourrait déduire, toujours avec Orphée, que la vie ne prend peut-être guère son sens qu’à entrevoir la mort.

Face value

Et c’est peut-être ce qui la rend si « vivante » : car non seulement toutes les images de Van der Keuken sont pertinentes, mais toute l’humanité est « belle » chez Van der Keuken. Ou, plus exactement, paisible. Personne ne se bat, ni ne s’énerve jamais (même à la bourse), il n’est question que de conflits (les Palestiniens), luttes (la Jungle plate), agonie (Derniers mots) et aucun conflit ne se manifeste à l’écran. De façon assez amusante, même des pigeons rapaces en train de se battre pour un bout de pain dans I Love $ ont l’air gracieux et pacifique : le traitement du son, avec seulement le froissement des ailes dans une ambiance neigeuse, y est pour beaucoup – ailleurs c’est la musique du saxophoniste Willem Breuker qui aide à établir l’équanimité du monde représenté. Mais l’apaisement chez Johan Van der Keuken n’est en aucun cas passif, momifié ou lénifiant. S’il y a éternité, elle est active : le réalisateur filme l’humanité inventive, créative, en action. Que ce soit celle des traders ou, dans l’Œil au dessus du puits, celle des maîtres et de leurs disciples. Il y a dans ce dernier film, tourné au Kerala indien, une séquence hypnotique où l’on voit les visages de deux garçonnets apparemment jumeaux, psalmodiant, chacun la tête pris dans une main d’un adulte qui leur imprime des mouvements en rythme avec le chant à apprendre. Ils font partie de cette longue série des « enfants de l’art » qui irrigue tout le cinéma de Van der Keuken depuis les années 60 (Beppie puis l’Enfant aveugle et surtout l’extraordinaire pré-ado bruitiste de Blind Kind II) jusqu’au trio de garnements du Bhoutan qui vient tirer la langue à la caméra au début de Vacances prolongées.

Il me semble que cette créativité, ce désir de chanter, peindre (Joke, Lucebert), etc. est ce qui caractérise avant tout l’humanité pour Van der Keuken. C’est ce qui fait sa valeur. Face value, littéralement « valeur du visage » est une expression économique qui se traduit par « valeur nominale » au sens propre et « argent comptant » au sens figuré. Dans ce second cas, cela signifie la littéralité, la « chose même ». En économie, la valeur nominale s’oppose à la valeur réelle : elle n’est pas corrigée, elle ne tient pas compte de la valeur d’échange, elle est une sorte d’instantané de la valeur d’une chose à un moment donné. De ce point de vue, I Love $ serait l’envers de Face Value : on n’y voit que la spéculation, et Van der Keuken y dénonce la croyance néolibérale en une croissance économique infinie, qui conduit à épuiser notre planète et à renforcer la pauvreté. Nul doute que l’économie des êtres chez Van der Keuken est toute différente.

Dans son récent Supermarché du visible. Essai d’iconomie, Peter Szendy ausculte une phrase de Deleuze dans l’Image-temps : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit » Assez vite, il en vient, avec l’aide de Bresson écrivant que « la valeur d’une image doit avant tout être une valeur d’échange », à étudier le « potentiel de circulation » et la « vocation à la transaction » des images de cinéma, qui se chassent l’une l’autre dans le passe-vue du projecteur. Et le philosophe de conclure provisoirement que le pickpocket tente de saisir, « sous le signe de l’argent », « l’échange comme tel, l’instant – par excellence disparaissant – du pur échange, qu’il s’agirait de pincer, si c’était possible, d’attraper au vol pour le tirer de l’obscurité où il ne cesse de replonger ». Cette analyse me semble rendre parfaitement le sentiment que je tire du visionnage des films de Johan Van der Keuken : c’est pour moi comme si, en effet, le cinéaste essayait de tirer l’image du flux de l’échange, de la soustraire à la spéculation pour s’en tenir à sa « valeur faciale ». C’est-à-dire aussi à l’expérience de la vie. Peut-être un recours à la Monnaie vivante (1970) de Klossowski, illustré par le cinéaste Pierre Zucca, sur la possibilité de supprimer l’échange au profit d’un « oui » absolu à la vie, permettrait ici de prolonger la réflexion.

J’ai tenté d’exposer brièvement quelques moyens utilisés par Van der Keuken pour « pincer au vol » l’instant du pur échange et ce faisant, le « relever » en une « belle forme » – ainsi qu’il désigne le héros de Blind Kind II. En revisionnant la séquence de Vacances prolongées que j’évoquais au début de cet article, maintenant que je l’ai presque achevé, je m’aperçois qu’Orphée n’est pas mentionné par Van der Keuken. C’est seulement l’analyse que j’avais faite à l’époque des mots que le cinéaste prononce en filmant l’obscurité d’une boîte de nuit  brésilienne. Là aussi, ces mots me paraissent adéquatement compléter ce qui vient d’être dit sur l’échange des vies que réalise le cinéma ordinaire et la tentative de Van der Keuken d’en faire muter le processus : « Je suis donc mort, mort au plus profond de moi-même. Ce n’est pas très solidaire de ces pauvres des favelas qui débordent de vie. Le film est un livre des morts. De toutes façons, je n’y apparais pas. Il est conçu pour me survivre. (…) Mais tôt ou tard, il seront tous morts. Les êtres et les animaux qui ont donné leur vie à mes images. Mais ils seront dans ce livre et on pourra les lire, et ils ressusciteront, sans moi. Ou ils resteront endormis, à titre d’information, sans aucun souvenir de moi. »


Éric Loret

Critique, Journaliste

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